Le Supplément (p. 230-246).

XI


À Paris, la tristesse de l’appartement inhabité depuis des mois impressionna Marc. Les meubles ensevelis dans le suaire des housses ont des aspects de fantômes accroupis. Des papillotes de camphre sont épinglées aux rideaux, comme des oiseaux informes.

Il s’effraya de cette première nuit solitaire, parmi l’odeur du moisi et le vide des pièces abandonnées.

— J’attendrai qu’elle soit ici, se dit-il.

Il dîna au restaurant, se réfugia au théâtre, courut les cafés, et, rompu de fatigue, dormit en un lit d’hôtel.

Le matin, il déambula comme un misérable, au milieu des rues boueuses et sous la pluie sinistre. À une heure, il échouait, au buffet de la gare Montparnasse. Le train de Nantes n’arrivant que deux heures plus tard, il fuma et lut des journaux.

Sur le quai, son impatience se traduisit par une querelle avec un employé. Enfin, le train parut. Dans l’encadrement d’une portière, des mains s’agitaient et un visage d’enfant lui sourit. Marc se précipita, saisit son fils, puis reçut sa fille, puis aida sa femme à descendre. Quand elle fut auprès de lui, il l’embrassa tendrement.

Il avait quitté le Prieuré quelques heures avant elle, sous prétexte d’affaires urgentes. En outre, Louise et les deux enfants avaient passé la nuit à Nantes.

Un omnibus les emporta. Le matin, les domestiques, venus directement de la campagne, avaient aéré et nettoyé l’appartement. Hélienne eut une surprise agréable.

— C’est vraiment gentil, chez nous.

Son cabinet de travail surtout lui plut. Que de journées laborieuses s’étaient écoulées là ! Combien d’autres s’y accumuleraient ! Le repas fut plein de douceur. Marc se lamenta sur la mauvaise mine de son fils.

— Ne t’inquiète pas, dit Louise, c’est la fatigue du voyage ; il va reprendre ses couleurs ici.

La bonne mère ! Sous le petit rond de la lampe, le soir, il se recroquevilla près d’elle, comme pour respirer l’atmosphère qu’il lui fallait maintenant. S’étant plaint de la migraine, il la vit aussitôt prête à le veiller toute la nuit. La bonne épouse ! Il la remercia de son dévouement et lui offrit son affection, ce à quoi elle acquiesça par un visage ébahi. Ainsi se multiplièrent, au cours de la soirée, les chaudes sensations de l’intimité, de la famille et du confortable. Marc les savoura.

Son contentement, produit de ses nerfs détendus, se soutint quelques jours. Il avait échappé à la tempête, au naufrage, et avant de vérifier les dégâts probables et de songer qu’il s’en allait peut-être à la dérive, il jouissait d’être sain et sauf.

Il ne se souciait pas de réfléchir. Son cerveau secrétait de petites constatations béates. Regardant Louise, il s’étonnait presque de sa présence, du son de sa voix, de la réalité de sa forme, et il l’eût touchée pour s’assurer que ce n’était pas un fantôme.

— Je ne l’ai pas tuée, non, je ne l’ai pas tuée.

Il ne se demandait point pourquoi. Mais cela le satisfaisait qu’il en fût ainsi. Et il se félicitait également de retrouver toutes les choses en leur place, comme si ce séjour au bord de la mer n’eût été qu’un rêve incertain.

— Rien n’est changé. Ma vie actuelle se continue selon les lignes de ma vie d’autrefois : mon état d’âme est analogue. Les mêmes instincts et les mêmes habitudes me dominent. J’étais heureux, je le suis.

Son allégresse pourtant, diminua. Il eut des moments d’ennui, puis de doute, dont pâtit sa femme, sur qui cette humeur retombait. Mais il ne l’importuna pas longtemps, car un besoin de solitude suivit, qui l’enfermait dans son bureau ou le chassait dehors.

Pour réagir contre cet abattement, il voulut mettre en ordre la mêlée de ses souvenirs. Il remonta jusqu’à sa dernière nuit au Prieuré.

— Voyons… rappelons-nous… Louise m’ouvre… J’entre… À sa vue, ma décision n’a pas faibli… non, j’affirme qu’elle n’a pas faibli… Même, des yeux, je cherche le revolver. Le canon en émerge d’un petit vide-poches pendu à la tête de son lit. Une veilleuse éclaire la pièce, Louise me dit : « Tu as l’air tout drôle ? » Moi, je lui réponds, — et cependant je n’avais pas oublié la phrase nécessaire, celle où je parlerais de l’homme dans la maison, non, — je réponds : « Figure-toi que j’ai une traite à payer ; je prends le train de Paris à la première heure. » Pourquoi ai-je dit cela ? Pourquoi a-t-il fallu que je dise cela et pas l’autre chose ? Pourquoi ne l’ai-je pas tuée, puisque je le voulais de toute ma volonté !

Il n’essayait nullement de résoudre ces questions, et les ténèbres s’épaississaient autour de lui.

Une fois, Louise prononça :

— C’est jeudi le mariage de Bertrande.

Cette nouvelle aurait dû le bouleverser, et tout de suite il se répéta :

— Comme je souffre ! Mon Dieu, que je souffre !

Il n’en était rien. Il avait déjà noté que la date de ce mariage approchait, et néanmoins, sauf un vague trouble de jalousie, il n’éprouvait aucune souffrance. N’aimait-il plus ?

Seul, il saisit une plume. Une page écrite résoudrait le mystère. Mais, dès les premières lignes, il s’arrêtait, n’osant pénétrer au fond de sa conscience.

Alors, il évita de penser. Il opposa son inertie comme digue à la marée tumultueuse des idées et des raisonnements. Il les pressentait tous accusateurs, acerbes, impitoyables pour sa conduite et pour la tenue générale de sa vie. Tous ils se ruaient à l’assaut de passé.

Sans relâche, Hélienne consolida la digue protectrice. Il la fortifiait avec des matériaux étrangers ; impressions de la rue, observations sur les gens rencontrés, soucis de toilette, de santé, de fortune, de famille. Le rempart grandissait. Mais, par les interstices, suintèrent, à la longue, des infiltrations dangereuses. C’étaient des bribes de pensée, des bouts de phrase, un cri de sincérité, le jet d’un aveu. Et le niveau de compréhension montait, et, malgré lui, Marc commençait à entrevoir le sens de ses actes.

L’œuvre s’espaça sur des semaines et des mois, et quand il parvint à la connaissance totale, il luttait encore contre l’envahissement de la vérité.

— Pourquoi n’ai-je pas tué ? ne cessait-il de dire.

Il le sut un jour, quand il s’écria en une réponse involontaire :

— Je n’ai pas tué, parce que je suis un lâche.

Et l’énigme était déchiffrée. Non qu’au moment d’agir il se fût tourmenté du combat probable, du regard de sa victime, de sa prière, ou qu’il eût reculé devant l’angoisse des cauchemars futurs et des représailles humaines ; mais quelque chose de plus formidable l’avait arrêté. Et la nature de cet obstacle commençait à lui apparaître. Bouleversé il pressentait la puissance irrésistible qui dirigeait sa vie, puissance mise en jeu par lui et sous laquelle maintenant il râlait.

Sa vie ! Elle se dresse peu à peu dans le champ de sa vision, ainsi qu’un panorama lumineux dont toutes les scènes seraient sur le même plan, sans effets de perspective. Entre son premier crime commis et son second crime avorté, il en aperçoit à la fois l’ensemble et les détails. Comme d’une hauteur, il se distingue tout petit, travailleur minuscule qui bâtît sa petite maison dans un repli de terrain, à l’abri des vents. Pierre à pierre, il ajoute un étage. Patiemment, il dessine son petit jardin et le divise en allées étroites et en plates-bandes régulières.

Il se rappelle son égoïste aventure à Capri, son voyage orné de faux enthousiasmes, ses semblants d’orgie en compagnie de créatures quelconques, son intrigue avec une fille qui le trompe. Il se rappelle ses tentatives menteuses vers l’art, ses essais de style, son mariage inconséquent et le soin qu’il prend successivement de sa femme et de son fils.

C’est cela dix ans de vie. À distance, tous ces faits lui paraissent d’égale dimension, distribués en casiers analogues. L’un ne dépasse pas l’autre. Ils forment comme les arbres de son jardin, tous taillés sur le même modèle, à sa mesure, et produisant des fruits identiques et utiles.

Et ces fruits, et le rapport de cette petite propriété bien entretenue, et ce que l’on respire dans les pièces symétriques de cette petite maison, c’est le bonheur. Il s’en avise un jour, il est heureux, et depuis longtemps. Alors c’est l’enseigne de son domaine, l’étiquette de ses actions, la devise de son existence, une marque de fabrique : « Je suis heureux. » Au-dessus de la bâtisse un drapeau de victoire flotte. Sur les murs, des affiches proclament cette béatitude.

Il est heureux. Le bonheur est son compagnon indispensable. Il s’accoutume à lui comme à un ami fidèle. À ses côtés il vieillira. Cela lui sert de tout, de toison, de pâture, de literie. Manger, boire, être heureux, autant de nécessités, de fonctions aussi importantes les unes que les autres.

Oh ! il y tient à sa conquête ! Il l’a payée au prix du crime, et il la défend, pied à pied, avec toute sa ruse, toute son intelligence, toute sa force. La petite bâtisse où il surveille son petit avoir de plaisir, il la transforme en prévision des rudes assauts ou des attaques sournoises ! Le remords ne rôde-t-il pas dans la campagne environnante ? Et c’est un château fort avec des tours et des donjons, avec des chemins de ronde, des fossés, des remparts, des mâchicoulis et nulle porte ! Là dedans il s’est enfermé. Et les sentinelles sont attentives, et les soldats obéissants, et le chef expérimenté. Les brèches se réparent, les murailles s’exhaussent indéfiniment. Peu à peu croît la sécurité, s’apaise l’angoisse, règne, en roi, le bonheur.

La chose est naturelle. À qui se barricade en soi, entoure le petit cercle où il se meut de murs et de pièges, arrête à grand renfort de talus et de digues l’invasion du dehors, se cuirasse contre les flèches et les balles, réduit le choc des événements inévitables, à celui-là le bonheur est facile. Hélienne l’avait conquis.

Les ténèbres de sa vie, les ténèbres de la vie humaine s’illuminaient de clartés violentes. Comme il voit ! comme il voit ! Le drapeau flotte. L’enceinte monte jusqu’au ciel. C’est le château du bonheur. Et dix années s’y sont écoulées.

Oh ! ces dix années, Marc les contemple avec épouvante. Hanté par la peur, il n’a rien fait que de se mettre en garde. Même tranquille, il est resté les yeux obstinément fixés sur le passé. Dix ans de mensonges ! Être contraint à se choisir comme dupe, se traiter ainsi qu’un adversaire que l’on bafoue. Ne plus savoir où l’on est ! Et quels subterfuges avilissants ! Son existence est une série de vilains complots. Il la détaille en petites fioles, en petites rations, en parts de pauvre. L’atmosphère qu’il respire est déprimante. Ses poumons se rétrécissent. Tout ce qu’il regarde, entend, touche, est mesquin, étriqué, pâle, débile. Son œuvre est souterraine. Il se creuse des chemins dans l’ombre et il y rampe.

Et c’est au fantôme dont il aperçoit au loin la silhouette courbée et les gestes de nain, qu’un jour Bertrande fût offerte. Elle vient comme un ange de salut, les mains pleines de grâce, de délivrance et d’air pur. Son sourire est doux. Au son de sa voix il pleure. Et le charme de son corps le trouble.

Elle se penche sur lui ainsi que sur un malade, et elle lui prend son âme pour la réconforter au contact de la sienne. Et l’âme corrompue se guérit, elle palpite de frissons inconnus, des espoirs et des volontés nouvelles secouent sa torpeur.

La chère créature ! elle a pénétré dans le château de son bonheur, et il s’imagine que ce château se transforme. Ils se promènent ensemble. Ils jouent comme des enfants. Les murs nus s’ornent de fleurs, de l’herbe gaie croît entre les pavés des cours, et des sables arides. Bertrande fait jaillir les fontaines fraîches.

Elle ne s’en ira pas. Oh ! il ne faut pas qu’elle s’en aille. Elle change l’aspect des choses, elle est la fée qui colore les plantes et purifie le ciel. Il la gardera près de lui, dans sa cachette profonde. Elle partagera ses petites habitudes de bête sournoise, ses petites occupations, ses petits amusements, ses petites ruses d’insecte traqué.

Mais elle ne veut pas. Elle s’enfuit. Et Marc éperdu de souffrance court vers elle pour la rejoindre. Et c’est alors que la réalité apparaît ; il est prisonnier. Il cherche, il tâtonne, Bertrande s’éloigne de sa demeure, et lui ne trouve point de porte. Il est en prison dans son bonheur, dans le château qu’il a édifié et dont il ne peut plus sortir. Il a des chaînes qui lui pèsent aux chevilles et aux poignets. Il est l’esclave qui rêve de s’échapper : le maître monte la garde, impitoyable.

Pourtant Bertrande l’appelle. Par dessus les murailles, il voit l’horizon où elle l’attend, horizon de lumière et de mouvement, avec des êtres qui se débattent, des flammes qui se heurtent, des cris qui se mêlent, des gémissements, des coins de clarté paisible, des aurores et des extases. Il sait, maintenant. Il sait ! oui, Bertrande est la vie.

Elle est la vie douloureuse et gracieuse à la fois, séduisante et redoutable. Elle est la vie inaccessible aux profanes, incompréhensible à ceux qui la regardent de loin. Que de choses il entrevoyait déjà par elle, que de choses il eût apprises par elle, le mystère de mystères, notre raison d’être, ce que nous faisons, ce que nous avons à faire du berceau à la tombe.

Il a cherché le frisson de l’art et le frisson de la gloire, il n’a point cherché le frisson de la vie. Or c’est le seul qui importe. Il compense nos misères. Vivre est la grande ivresse. Rien ne vaut cela. Nous naissons pour vivre et combien meurent qui n’ont pas vécu. Tout notre effort doit tendre à sortir du néant. Manger, boire, marcher, parler, ne nous y aident pas. Ce sont attributs de la matière. Seul nous affranchit le miracle de la vie réelle. Seule nous élève l’émotion. Celui qui tremble devant un coucher de soleil ou qui pleure devant un haillon de pauvre s’anoblit davantage que la sœur de charité qui se dévoue par croyance.

Or, il est une issue pour aller vers Bertrande, vers la vie. Et cette issue, c’est Louise qui la garde. Il pourrait s’évader au prix d’un nouveau crime. Sa femme est là, sentinelle qu’il a placée lui-même. S’il la supprime il est libre.

Il n’ose pas. Comment oser après dix ans d’engourdissement ? Lâchement il a peur, il a peur parce que la vraie vie se forge avec de la souffrance et que l’émotion est trempée de larmes. Il a peur de souffrir. Il craint les coups, les blessures, les insomnies, la faim, la misère. Il craint surtout l’inconnu de douleur où l’on s’aventure quand on déserte le logis confortable.

Et c’est pourquoi il ne tue pas, c’est pourquoi il ne découvre pas le moyen de tuer. Il a bien su jadis imaginer ce qu’il fallait, il a bien su trouver en ses nerfs et en sa volonté la force d’agir. Il ne peut plus aujourd’hui, car il a goûté au dissolvant bonheur.

Ainsi peu à peu Marc parvenait à la compréhension totale de son existence. Elle se résumait en deux actes : la première fois, il a tué par cupidité ; — la seconde fois, il n’a pu tuer par amour. Il a tué quand tuer était un crime, non quand tuer était un devoir. Il a tué pour affranchir son corps, non pour affranchir son âme. Il a tué pour de l’or, non pour conquérir la vie, la vie féconde, la vie douloureuse, la vie ardente, la vie bienfaisante, la Vie, seule raison de vivre.

C’était le châtiment. L’ignominie du premier acte a déterminé la lâcheté du second. Parce qu’il a tué, il n’a pu vivre, vivre assez fortement le jour où il eût été bien de tuer. Pour agir, il a dépensé en une fois toute l’énergie de sa vie et le peu de force disponible après l’acte, il a dû, au mépris de toute amélioration morale ou intellectuelle l’employer à sa sauvegarde. Il n’a pas vécu, il n’a pas vécu. C’est l’effroyable punition que le meurtre de son père lui a infligée. D’abord il l’a commis. Ensuite il a dû chercher l’oubli. Et toute autre chose lui est interdite que de chercher l’oubli, l’oubli éternellement.

Une nuit, soudain visibles, la grandeur et le symbole de son châtiment le terrassèrent. Il tomba à genoux et il clamait en se frappant la poitrine :

« J’ai fait œuvre de mort, et sur toute ma vie plane la mort. »

La mort planait, l’ensevelissant sous des linceuls de froid et d’immobilité. Il avait donné la mort et, depuis ce jour, la mort l’envahissait à son tour, peu à peu. Il la voyait, rongeuse et patiente, et tenace. Un à un, elle étouffe ses rêves d’art et d’ambition. Habilement elle lui cache son devoir d’homme, le but glorieux qu’il se proposait au sortir de l’adolescence. Il avait des dons de noblesse et d’enthousiasme, elle les flétrit. Il croyait en son intelligence, il espérait en le développement intégral de sa personnalité. Elle saccage tout, l’impitoyable vengeresse.

Certaines combinaisons adroites, jointes à d’heureux hasards et à un tempérament spécial, avaient pu le garantir des châtiments ordinaires et des remords légitimes, mais un mal inattendu lui était réservé : en même temps que son père, il avait tué son âme.

« J’ai fait œuvre de mort, et sur toute ma vie plane la mort. »

Des mois passèrent. Marc Hélienne fut malheureux. Il n’ignorait pas que le temps affaiblirait sa peine et lui rendrait le bonheur. Mais ce bonheur, il le méprisait comme il se méprisait lui-même.

C’est une proie vulgaire et facile : cela se ramasse un peu partout, parmi la boue ou les ordures. C’est une herbe fort commune : on n’a qu’à se baisser pour la brouter. Il écrivit :

« Sauf quelques conditions fortuites de santé et d’aisance, nous avons tous entre les mains les matériaux nécessaires pour construire le château de notre bonheur. Et la chose est aisée, quoique minutieuse. Mais soyons attentifs à ce qu’il ne devienne pas notre prison. La vie n’est pas là. Elle est dehors, dans la lutte et dans la souffrance. Et si jamais elle nous réclame, courons à elle, quel que soit l’obstacle qui nous en sépare. »

Il rangea cette feuille de papier au fond d’un tiroir, ainsi qu’un testament moral. Ce fut la conclusion de son passé, le dernier regard lucide qu’il jeta derrière lui. L’avenir, non plus, ne le préoccupa plus. Il savait que tout espoir lui était interdit, il borna ses pensées au présent, et la minute actuelle contint assez d’intérêt pour alimenter son cerveau.

Le souvenir de sa crise s’effaça. Il se résignait à l’habitation de béatitude où l’avait cloîtré sa lâcheté. Il commençait à la retrouver plaisante, avec sa monotonie, l’aridité des allées, la sécheresse du sol, ses petites cellules symétriques, ses souterrains réguliers, sa végétation rabougrie.

Il s’y endormit, assoupi par l’atmosphère lourde. De tous les coins, du fond de leurs cachettes, surgirent les anciennes habitudes, un moment en déroute. De nouveau, elles lui liaient les membres et serraient les nœuds indissolublement.

Et aussi revint le troupeau des hypocrisies. Elles sont les auxiliaires les plus fidèles de la félicité, et il en accourut de nombreuses au secours de Marc, de vieilles qu’une secousse de franchises avait effarouchées, de neuves dont l’appui semblait efficace à se concilier. Il se dit :

— Après tout, suis-je certain d’avoir tué mon père ?

Celle-là était vaillante au poste, toujours prête au bon combat contre la vérité. Il la mit en avant et, protégé par elle, il se sentait à l’abri de bien des ennemis.

Ainsi fit-il à l’égard de Bertrande dont l’empreinte pesait encore sur lui. C’était la seule chose jolie de son existence, si jolie que les autres choses n’en paraissaient que plus vilaines. Pour la première fois, il avait agi sans calcul. Ce souvenir le gênant, trop beau et trop pur, il le souilla d’un doute. Et il ricanait :

— N’est-ce pas quelque artifice suprême ? Pour abolir définitivement le passé, j’avais besoin d’une crise suprême. Ne l’ai-je pas inventée de toutes pièces ? Sinon, comment expliquer mon oubli de Bertrande dès que mon repos exigea la fuite ?

Bertrande ne fut plus dans sa mémoire qu’une silhouette vacillante et chaque jour moins précise, et de la sorte il détruisit la douce aventure d’amour qui avait failli le sauver.

Alors les murs de sa prison lui cachèrent tout espace et toute lumière. Il était condamné au bonheur, à un décevant, ténébreux et stérile bonheur. Aux rares instants de conscience, il s’aperçoit qu’auprès de lui achève de pourrir le cadavre de son âme. Ils sont enfermés ensemble, corps veule et âme décomposée. Et de cette victime imprévue, parfois il a des remords.


FIN