Le Supplément (p. 157-168).

VI


Hélienne eût vivement souhaité que la présence de l’enfant l’émotionnât. Il s’y attendait même. Et les premiers jours, il le couchait sur ses genoux, comme une relique qui contiendrait la grâce.

— Ceci est sorti de moi, c’est la chair de ma chair, un abrégé de ma vie, un morceau de mon corps.

Mais la relique, le morceau de son corps, provoquait la plus complète indifférence.

Il ne s’obstina pas. Sa paternité se réduisit aux précautions sanitaires et aux menus services dont le hasard lui laissait l’initiative.

Louise nourrissait son fils. Le contraire eût choqué Marc, depuis sa découverte, comme une offense au devoir. Une vraie mère nourrit son enfant. Elle le faisait, ainsi que tout, avec rigidité, plus esclave de ce devoir sacré que de son cœur.

Elle se rétablit rapidement et la vie coula d’un mouvement égal, au milieu de paysages identiques, parcourant chaque jour une distance analogue. C’était l’hiver. Marc ne sortait plus le soir, acoquiné au coin du feu. Les Doré venaient. On se livrait aux délices des cartes.

Il souriait bien de la mesquinerie de ces plaisirs, seulement ce sourire, tout extérieur, masquait le charme stupide qui le retenait entre ses parents, à manier des valets et des rois, à se passionner pour l’issue de ces luttes familiales. Il en prévoyait le retour avec une impatience secrète.

Le travail remplissait les matinées. En cela, il se montrait fort strict, quoique ce travail consistât le plus souvent à suivre des yeux la danse des flammes : car en vain il polissait et repolissait sa théorie du remords, l’œuvre ne le contentait point. Mais toute réflexion est bienfaisante, écrite ou rêvée.

Et ainsi Marc pensa qu’il était très heureux. Et il l’était depuis longtemps, depuis le crime peut-être, sans que l’anomalie de ce bonheur lui permît de se l’avouer.

— Je suis heureux, je suis heureux, disait-il, étonné que l’assemblage de ces trois mots insignifiants prît dans sa bouche un sens aussi formidable. Qu’ai-je fait pour être heureux ? La recherche des causes n’est pas puérile. De jouir sans savoir pourquoi, je risque de m’attaquer à l’une des raisons de cette jouissance. Suis-je heureux parce que j’ai agi, ou parce que l’acte m’a donné les conditions où je pouvais l’être, où je devais l’être ?

Dés l’abord, il adopta cette hypothèse, évidente du reste. La vérité s’exprimait brièvement : avant le crime, les conditions de sa vie, misère, faim, incertitude, le condamnaient au malheur ; après le crime, renouvelées, elles se résolvaient en chances de bonheur.

Ces chances varient selon les individus. Les uns réclament l’amour, ou la solitude, ou la gloire, ou la puissance. À lui, il fallait le bien-être, la sécurité, la paix du sommeil, le fonctionnement régulier du cerveau et de tous les organes. Certes il formait d’autres vœux dont la réalisation satisferait son âme ambitieuse. Mais, en premier lieu, il exigeait l’assouvissement d’instincts plus matériels, — infériorité explicable quand on a souffert justement dans ces instincts.

Donc l’acte lui fournissait les matériaux nécessaires. « Est-ce suffisant ? À beaucoup le crime apporte les conditions voulues, qui n’en savent pas profiter. » Il avait su, lui, et son extrême habileté le dotait d’une extrême confiance.

C’est que les bases de son bonheur n’étaient point naturelles et que, pour construire sur un tel terrain, il devait user de moyens inconnus, adaptés aux circonstances et chaque fois différents. C’est que les embûches sont mille fois plus nombreuses contre qui fait son bonheur que contre qui le reçoit tout fait.

Ces moyens, ces embûches, il se plaisait à les évoquer. — Sa façon de tuer lui évitait l’image qui hante. Son séjour à Capri le laissait ignorant de la date, du lieu, de l’heure. Sa conduite avec Aniella courbait sur le moment toutes ses pensées vers elle seule, changeait la tristesse du voyage postérieur en regrets d’amour, et plus tard substituait à la vision de son père la vision de cette enfant. Puis, successivement, il escamotait les années dangereuses, l’une en s’abrutissant dans des fêtes louches, la seconde en s’attachant aux péripéties d’une intrigue, la troisième en fixant le mirage des victoires intellectuelles, la quatrième en se mariant.

Et tout cela s’enchaînait avec une aisance charmante, comme les scènes d’une comédie bien charpentée dont il eût été l’auteur et le spectateur, mais à laquelle un autre personnage eût donné son jeu inimitable et son masque de fourbe. Il se bornait, lui, durant les intermèdes, à débrouiller les ficelles de la pièce et à s’ébahir des trucs et des roueries.

Il se demanda :

— Suis-je si malin que je le crois ? Mes artifices ne sont-ils pas d’une innocence ridicule ?… Bah ! ils le seraient encore davantage que j’en serais dupe, puisque je le veux. Celui qui ferme les yeux ne voit pas ce qui est cousu de fil blanc.

Il mit les mains dans ses poches et se promena en frappant du pied et en bombant la poitrine.

— Et puis, quoi ! je suis heureux, j’aurai beau me creuser la tête, ergoter sur les causes et sur la nature même de ce bonheur, il y a là un fait inattaquable : je suis heureux. Qu’est-ce que le bonheur ? Quelle en est la définition ? Quelle en est la preuve ? Je ne sais pas. Il est clair que ce n’est pas une chose visible et tangible comme ce livre ou cet encrier. Toujours est-il que je me sens heureux, et par conséquent que je suis heureux.

Il avait parlé à haute voix et dans le calme orgueilleux de sa conscience, l’écho des phrases résonna étrangement, comme une cloche qui rendrait des sons qu’elle n’a pas le droit de rendre.

Ainsi qu’une balle, la réalité trouait l’amoncellement des mensonges et, à travers l’espace, à travers le temps, joignait la minute morte à la minute vivante, rattachait l’effet à la cause. Les deux mots se choquèrent : parricide et heureux.

Il n’osa les écrire ceux-là, mais ils s’inscrivaient eux-mêmes en un relief saisissant. Et l’un près de l’autre, ils faisaient songer à quelque accouplement sacrilège.

— Suis-je un monstre ? se dit Hélienne. N’aurais-je pas des sentiments humains ? Parmi la foule de mes semblables serais-je une exception, une brute, un être privé des émotions primitives ?

Souvent de passagères angoisses avaient assombri la sérénité de son bonheur. Ce fut la dernière. Elle l’étreignit amèrement. Était-il un monstre ? Il se scrutait pour découvrir des traces de sensibilité. Il ne quittait plus sa femme. Quelle bonne affection le liait à cette chère créature ! Il se félicitait d’une telle compagne.

Et son fils l’attirait aussi. Il lui apporta beaucoup de joujoux.

Décidément il refusait le titre de monstre. Eh quoi ! il n’était pas différent des autres. Comme eux, il obéissait aux vagues capricieuses du hasard. Le destin est un aveugle qui marche à l’aventure, portant les hommes dans ses bras. Et les plus clairvoyants d’entre eux voient tout au plus le chemin suivi.

Reniant son orgueil, il avait l’air de s’excuser.

— Ce n’est pourtant pas ma faute si je suis heureux. Est-ce moi qui ai créé mon corps, façonné mon âme, choisi mes instincts et mes appétits ?

Tous ces faux-fuyants ne l’apaisaient pas. Il s’attristait comme un homme mis à l’écart, au ban de la société. Il aurait presque voulu souffrir. Et même il désira la sensation aiguë du remords. Il présentait sa poitrine à l’ennemi.

— Tiens, frappe, frappe, que je pleure et que je crie comme quiconque a péché.

Il répétait constamment, tâchant de bien se pénétrer de la signification des mots :

— J’ai tué mon père, j’ai tué mon père.

L’ignorance de sa femme l’irritait. La regardant, il se disait :

— Si elle savait que j’ai tué mon père, elle ne serait pas si calme. Nous sommes là, au coin du feu, elle brode, je fume, nous causons, il y a des milliers de couples analogues en apparence. Pourtant, si elle savait…

Une perversité morbide le poussait parfois à tout révéler. Il établissait la scène.

— Je poserais ma main sur sa main : « Écoute-moi. » — « Oui, mon ami, je t’écoute. » — « Eh bien, figure-toi, Louise, figure-toi que j’ai empoisonné mon père… »

Un peu de l’horreur qu’il lirait dans les yeux de sa femme passerait alors en lui, peut-être.

Sa propre indifférence le tourmentait comme attentatoire à la logique. Elle était aussi absurde que le serait l’insensibilité d’une chair interminablement fouillée par la lame d’un poignard. La raison exigeait que le crime produisît la mélancolie, la terreur, le désordre, le remords. Il allait donc contre la raison en étant insouciant et joyeux.

La crise diminua, puis cessa. Était-elle bien sincère ? Réfractaire au remords, n’avait-il pas voulu se prouver qu’il exécrait du moins cette dureté accidentelle, et par là, qu’il sentait tout comme un autre ?

Il continua de discuter son cas, tant l’anomalie l’en intriguait.

— Sans attacher trop d’importance aux petites comédies destinées à conjurer l’obsession, j’accorde que mon crime a engendré les conditions nécessaires à mon bonheur. Mais comment les a-t-il engendrées ? Il m’a donné le bien-être matériel, mais je n’admets pas que mon bien-être moral provienne uniquement de ce que j’ai de l’argent en poche.

Il avait raison, et un motif plus subtil existait, qu’il discerna peu à peu. Il en marqua le point de départ, tellement sa découverte l’entraînait dans d’obscures déductions.

« Le bonheur est un équilibre (il respira largement après avoir écrit ces mots ; c’était si net ; il les répéta.) Le bonheur est un équilibre. Quand les joies et les peines, les facultés et les besoins se maintiennent superposés, il y a satisfaction. Cet équilibre est stable, s’il s’effectue de lui-même sur une base fixe, par l’agencement des parties constitutives. C’est le bonheur des médiocres. Nulle joie, nulle peine. Un poids trop lourd, du reste, et la pyramide s’écroulerait. L’équilibre est instable si la base est mouvante, s’il est subordonné d’une façon ininterrompue à la cause primordiale qui le produit. C’est le bonheur des adroits et des intelligents. C’est le mien. »

Il disait vrai. Le principe d’équilibre diffère en chacun de nous. Il diffère par sa nature et par sa qualité. Tel principe est bon, tel autre mauvais. Et ainsi tel être réussit et tel autre échoue.

Chez Marc, ce principe résidait dans son crime. Depuis quatre ans, ce crime le tenait en équilibre, lui et ses instincts, et ses désirs, et ses pensées. Depuis quatre ans, ce crime était le doigt d’acrobate qui joue avec l’échafaudage compliqué des objets. Base mobile, mais sûre.

Tous les souvenirs et tous les rêves se cramponnaient autour de la ligne idéale qui montait de ce pivot. La crainte du remords accaparait toutes ses aptitudes et toutes ses réflexions et déterminait ainsi une masse compacte, sans angles accentués, commode aux divers exercices. Et tout cela allait, venait, se penchait et se redressait, sautillait avec des à-coups et des zigzags, et jamais ne se désagrégeait ou ne s’effondrait.

Et quelle volupté de vivre en un péril continu ! Quelle ivresse de se confier à son propre mal et d’élire pour défenseur l’idée fixe dont l’exagération vous martyriserait, dont l’insuffisance vous laisserait désarmé !

Est-on moins solide parce que l’on se tient en équilibre ? Son assurance démentait cette hypothèse. La solidité dépend du pivot. Or, un crime est un pivot inébranlable. Elle dépend aussi de l’adresse, de l’aide que l’on prend en soi-même. Or, l’expérience le sacrait maître en jongleries.

Il est probable que, sur la corde raide, le danseur habitué est aussi tranquille que, sur leurs chaises, les assistants qui le regardent. Il se promène, il court, il tourne, il s’accroupit, il se couche comme le ferait dans une chambre tel d’entre eux.

Ainsi Marc installait son bonheur sur une corde étroite. Il s’y trouvait fort à l’aise. Il avait réuni là son petit bagage de réminiscences et d’ambitions. Un balancier fidèle augmentait sa sécurité. À droite, à gauche, c’était le gouffre. Pure perversité que d’y lancer de furtifs coups d’œil. Il se berçait. Il glissait. Il se servait d’un pied ou de deux. Il cabriolait. La charmante existence !

Cette comparaison lui agréa. Il nota ceci.

« La corde raide, c’est mon crime, le balancier, c’est la crainte du remords et mon habileté est infinie. »

La logique ne réclamait plus. Rigoureusement, par un mécanisme visible, le crime avait forgé le bonheur. Que cela fût révoltant ou non, d’apparence monstrueuse ou naturelle, Marc était heureux parce qu’il avait tué son père.

Cette fois, sans forfanterie inutile, ni timidité hypocrite, il traça les deux mots : parricide, heureux. Leur voisinage ne l’offusqua pas. Ils s’entendaient bien. Hélienne admit que, par un concours de circonstances spéciales, le second eût pu découler du premier.

Une ère nouvelle s’ouvrait. Du moins l’ouvrit-il. Désormais, il serait heureux simplement, et non pas comme s’il avait volé son bonheur. Il se détendrait. Toujours sur ses gardes, il s’en remettrait davantage à sa chance, à sa virtuosité, à la rampe de fer qui bordait le sentier exigu où il restreignait la promenade de sa vie.

Et en effet Marc s’affranchit de toute contrainte. Et la chaîne des jours se déroula, formant les semaines et les mois. Et une et deux années se constituèrent. Louise eut une fille. Puis une troisième année vint et une quatrième.

Aucun incident notable n’arriva.

L’existence se distribuait dans les catégories d’habitudes que créait le temps. On allait régulièrement au théâtre. On recevait tous les samedis.

L’heure du réveil ne variait jamais, ni celle du repas, ni celle du coucher. L’hiver et le printemps, on séjournait à Paris, l’été aux eaux, l’automne à la campagne.

Le bon accord des deux époux ne s’altérait pas. Ils ignoraient les querelles, même le choc des volontés. En fait, Louise acceptait toutes les opinions et tous les ordres de Marc. Le devoir l’exigeait et en outre, l’humeur égale et la gentillesse de son mari facilitaient l’accomplissement de ce devoir.

Marc, au début, n’abandonna pas son travail. La délicatesse des méditations qui lui avaient révélé la connexité bizarre de son crime et de son bonheur l’enflamma d’un beau zèle psychologique. Il s’attribua des qualités intuitives et observatrices qui réclamaient leur emploi. Déjà la théorie du remords les signalait. Il la refondit et la compléta. Puis il en entreprit une autre où ses récentes découvertes le rendaient compétent. Il l’intitula : « Essai sur la félicité. »

L’œuvre se limita au titre et au plan. L’effort indispensable le fatiguait.

Il ne fit plus rien. Avec quoi comblait-il le vide des journées, il n’aurait su le dire. En tout cas, il ne s’ennuyait jamais. Il était heureux.

Son fils pourtant l’occupa peu à peu. Indifférent à la chair du nouveau-né, il tressaillit aux premières manifestations de l’intelligence.

— Est-ce de l’émotion ? se demanda-t-il avec espoir, quoiqu’il sentît une sorte de gêne.

La gêne croissait. Il tenta d’étouffer l’idée indécise. Mais, malgré lui, elle perça.

— Il est mon fils comme j’étais, moi, le fils du vieux. Comment ai-je agi envers le vieux ? Comment agira-t-il envers moi ?

Il surveillait ses jeux et ses préférences. Il comparait ses reparties, les histoires que l’enfant racontait à son cheval de bois et à ses petits soldats. L’attirant sur ses genoux, il l’interrogeait, ou bien, mêlant ses yeux aux siens, tâchait silencieusement de communiquer avec cette âme naissante.

— Que vaut-elle ? Quels instincts s’y cachent ? Parmi ces instincts, lequel est le plus fort ?

Il résolut de les diriger. Mais dans quel sens ? Il châtia ses mensonges, récompensa ses accès de franchise. Tout cela n’aboutit qu’à des améliorations partielles. Il pouvait provoquer ou abolir une habitude, mais un instinct ?

Et jusqu’au fond de l’âme il cherchait la trace de l’instinct redoutable, du seul dont il se souciât, l’instinct criminel que lui-même avait peut-être transmis dans un globule de sang.

L’impossibilité de toute enquête et de toute influence efficace le découragea, et plus intéressé par son cas personnel, il se demanda si réellement l’instinct du crime existait en lui.

— Eh non, mon crime est un fait isolé. Il est clair que je n’ai pas obéi à une tendance, mais à une nécessité. Je n’aurais pas été criminel si je n’avais été pauvre. D’ailleurs ai-je jamais eu, depuis, la moindre envie mauvaise, même un vertige involontaire ?

Et ardent à combattre l’anxiété légère qui le harcelait, il jeta cette exclamation, réserve suprême.

— Et puis, après tout, ai-je tué ?

Marc fut assez surpris de retrouver ce doute beaucoup plus consistant. L’idée, qu’il avait fait jaillir comme une petite source rafraîchissante, avait singulièrement grossi, alimentée par des affluents souterrains.

Dans le jardin de son bonheur, sous les ombrages recueillis, il lui traça un lit de mystère et de chuchotement. Et, aux heures trop chaudes, il s’y désaltérait en cachette.