Le Supplément (p. 148-156).

V


En Espagne, Hélienne et sa femme s’intéressèrent peu aux villes du nord. Fort éloignée de sa voisine la plus proche, chacune d’elles, en outre, n’offre guère qu’une curiosité. Barcelone jouit d’un cloître, Ségovie d’un aqueduc. Madrid d’un musée, Burgos et Tolède d’une cathédrale. Cela compense-t-il des fatigues du train ?

Leurs relations s’en ressentaient. Amicales, elles manquaient de chaleur. Ils avaient hâte de pénétrer en Andalousie, et, en effet, dès qu’ils arrivèrent à Cordoue, leur amour se manifesta ; du moins Marc eut-il tous les élans et toutes les gaietés de l’amant, et Louise y répondait-elle par de la gratitude et de la surprise naïve.

— Je l’aime, se disait Marc.

La pureté du ciel et la douceur du climat exigeaient de la passion. L’indifférence eût été anormale dans un pays voluptueux et tiède. Il se croyait à Capri. Et il murmurait à Louise les mêmes phrases qu’à Aniella. Il l’appelait petite chose, petite âme, chère créature de tendresse. Elle souriait.

— Ton sourire m’affole, s’écriait-il.

Il recruta quelques larmes.

Cette surexcitation lui valut de bonnes jouissances artistiques. Il se rappelait la Sicile. Les œuvres des Maures égalent celles des Grecs. C’est la même science des proportions. Quel tour de force d’avoir su conserver l’harmonie dans cet intérieur de mosquée si étendu et si bas ! Il maudit Charles-Quint et son église qui coupait la perspective de cette forêt de piliers.

Dans la cour des lions, à Grenade, il dut maîtriser ses sanglots. Ronda, Cadix, Séville, autant de merveilles qui prolongèrent son agitation. Louise se maintenait au même niveau, sinon en fait, du moins en paroles. Elle louait ce qu’il approuvait et s’indignait de ce qu’il critiquait.

— Nos goûts sont d’une concordance absolue, pensait Marc, plein d’espoir.

Ils revinrent par le Portugal. Lisbonne compléta leur enchantement.

À Paris, le jeune ménage s’installa boulevard Haussmann, dans un immeuble qui appartenait aux Doré.

On défit les malles. On déballa les caisses. On mit en place les acquisitions rapportées d’Espagne. Et quand tout fut ordonné, il y eut un temps de répit.

Et Marc se dit en ricanant :

— Eh bien, je suis marié.

Il ne s’en était pas encore rendu un compte exact. Marié ? Comment ? Pourquoi ? Avec qui ? Il jouait l’étonnement comme s’il se réveillait en prison, après une série de jolis rêves. En prison ? Jolis, ses rêves ?

Il eut du mal à se ressaisir. Sa personnalité le fuyait. Il lui fallut s’arracher le vêtement d’hypocrisie dont il s’affublait opiniâtrement et ranger ses petites idées dans leurs tiroirs respectifs.

Alors il se souvint qu’une inquiétude avait interrompu sa crise de travail. Il s’ennuyait. Le passage de la vie oisive à la vie laborieuse était trop brusque. On ne saute ainsi d’un extrême à l’autre qu’au risque de perdre tout le bénéfice de son effort.

C’était son cas. L’ennui est comme une pluie qui dispose le terrain à l’empreinte des pas. L’âme, plus molle, se prête mieux au remords. Il dit :

— Suis-je certain de ne pas me tromper en prétendant que le remords résulte seulement d’idées antérieures ou d’images obsédantes ? Ne peut-il éclater tout d’un coup, par un choc d’événements quelconques, comme une étincelle qui brille au contact de deux pierres ? Ne peut-il échouer en moi comme un rocher que pousse une avalanche ? Toute prévision est superflue. Mais, du moins que le danger me surprenne en bel équilibre, non détraqué par le spleen ou la peur. Ma résistance sera plus sérieuse.

Il avait donc habilement agi en désertant ses études, en fréquentant le monde, en courtisant Louise, en l’épousant. Dans l’état de lutte, la solitude n’est pas une force, c’est une faiblesse. Autant se mettre nu quand il gèle. Le mariage, au contraire, dégage une atmosphère chaude. On entend du bruit autour de soi. Il y a du mouvement. Il se rappela l’impression de sécurité que lui causait la présence d’Élisabeth, une simple fille, cependant, indifférente et sans scrupules.

Il inscrivit un témoignage de satisfaction. « J’ai bien fait. D’ailleurs, quoi ! c’est toujours huit mois de plus. Additionnés à tous les autres mois, cela forme un total respectable de quatre années, depuis… »

Il lui restait à emménager dans sa nouvelle existence, avec tout le confort et toutes les précautions possibles.

D’abord qui était cette compagne, prise en route pour la sauvegarde de son bonheur ? Ne serait-elle point un principe d’infortune et de désastre ? En somme, son choix provenait d’une phrase où perçait un certain mépris des conventions mondaines. Donnée bien fragile.

En effet de courtes observations démolirent irrévocablement le jugement que cette phrase autorisait. Aucune révolte ne soulevait l’âme paisible de Louise. Un nombre dix fois plus considérable d’iniquités et de bêtises auraient désolé la terre qu’elle ne s’en serait pas émue davantage. Loin de là, son cerveau était pétri de tous les préjugés, de toutes les soumissions, de toutes les étroitesses, de toutes les intolérances. Elle obéissait aux règles présentes comme un mouton à l’aboiement du chien.

La différence s’affirmait si brutale que Marc en conçut de l’humeur. Il lui en voulut d’avoir prononcé des mots qui contredisaient sa nature, son éducation, sa pensée elle-même.

Il sourit.

— Pense-t-elle ? appelle-t-on pensée le fonctionnement d’organe qui régit tant d’individus ?

Il lui pardonna. Le mensonge initial ne résidait pas en elle, mais en lui. À la recherche d’un être qui jouât le rôle de garde du corps, il avait arrêté le premier venu, l’avait habillé de vêtements agréables, paré de rubans et de plumes, orné d’idées nobles, afin de s’enorgueillir à juste titre de l’associé que le hasard lui décernait.

— Expliquer ma conduite, songea-t-il, ne me procure aucun renseignement à propos de Louise. Je la sais façonnée de morale courante. Mais a-t-elle un but ? Vivre lui apparaît-il avec un sens plutôt qu’avec un autre ? M’aime-t-elle ? Quelle est son appréciation sur moi ? Ces questions doivent être résolues si je veux éviter tout acte malencontreux.

Il n’est aisé de voir que la surface des âmes, leurs petits remous, les reflets qu’elles empruntent à ce qui s’y mire. Si quelque tempête ne creuse, dans la masse stagnante, un gouffre où le fond se révèle, c’est par les sillons légers qu’entr’ouvre le vent de tous les jours que l’on devine un peu des choses cachées, fleurs ou vase. Marc s’avisa bientôt qu’à moins de lueurs fortuites, la vérité se compose de découvertes espacées et minces. Il patienta.

Mais il est une autre vérité plus vague et plus importante que l’on obtient sans investigation. L’instinct la proclame. Il crie si les deux âmes sont de même race et de même essence. Et Marc sentit qu’il n’y avait rien de commun entre cette femme et lui. Jusqu’à la mort, ils seraient comme deux prisonniers dont les cellules sont contiguës. Aux crises simultanées d’espérance ou de douleur, ils mêleraient bien le bruit de leurs sanglots ou de leurs rires. Jamais ils ne s’étreindraient corps à corps, toute cloison abolie.

Il ne s’en affligea point. Il ne demandait à Louise que sa présence. L’amour, la volupté, la sympathie même, sont des gages d’entente précaire dont la perte est un chagrin nuisible.

Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas à se plaindre de ses procédés. Marc fut attentif et courtois.

— Je suis sûr, disait-il, que je réalise à ses yeux l’idéal du mari.

Il s’en apercevait aux manières affectueuses de ses beaux-parents. On s’ingéniait à satisfaire ses moindres caprices. La délicatesse de ces braves gens le touchait, et il s’acquittait envers eux en partageant le plus souvent la niaiserie de leurs soirées. On jouait aux cartes…

Hélienne eut la sagesse de ne pas négliger les côtés plus sérieux de la vie. Le développement de sa personnalité restait toujours son principal souci. Il ne s’inclinait que devant la nécessité des précautions à prendre contre le remords. En pareil cas, les ambitions les plus légitimes devenaient secondaires, et il n’hésitait pas à réunir dans un même but toutes ses forces et toute son intelligence.

Nul péril ne le menaçant, il continua l’œuvre considérable, mais de façon modérée, avec l’adoucissement de plaisirs efficaces. Sa fortune lui valut des relations nombreuses parmi lesquelles il tria un groupe de gens qui fréquentaient sa maison et trois ou quatre individus dont les habitudes et les occupations convenaient plus spécialement aux siennes. Il les décora du nom d’amis. Avec eux, il fut un assidu des premières, des ouvertures d’exposition, des assauts d’escrime.

Entre temps, il reprit sa théorie du remords. La qualité des idées ne se distinguant pas sous la vulgarité des images et sous la lourdeur du style, il la déchira et se remit au travail.

Cette fois, il fut persuadé de la réussite. Et dans son enthousiasme, il appela sa femme.

Les phrases se déroulaient harmonieusement. Il se berçait à leur rythme. À la fin d’une période superbe, il leva les yeux sur Louise. Elle écoutait péniblement ; et, tout en poursuivant sa lecture, il pensait :

— Qu’est-ce que je fais ? Quel besoin ai-je de l’avis de cette femme ? elle ne comprend pas un mot.

Et lui-même, il ne comprenait pas grand’chose, tellement les ténèbres s’épaississaient.

Voulant réagir contre l’influence malsaine qui pouvait émaner de sa femme, il tenta de lui inculquer des notions d’art. Il la traîna devant les toiles des maîtres, et lui signalait ce qu’on y admire. En même temps, sûr de son propre goût, il implorait le frisson. Le frisson ne venait pas, ce dont il accusait Louise qui étouffait derrière son manchon des bâillements irrespectueux.

L’amour de la musique germait en lui. Aussitôt, il entreprit chez sa femme une culture simultanée. L’échec fut analogue.

— À quoi donc s’intéresse-t-elle ? Autour de quel pivot tourne la monotonie de cette existence ?

Un jour, elle lui annonça qu’elle se croyait enceinte. Marc songea moins à se demander ce qu’il éprouvait, qu’à déchiffrer l’état d’esprit de Louise. Il n’y découvrit point la joie de la maternité future, ni l’angoisse des souffrances inévitables.

Découragé, il ne s’inquiéta plus d’elle.

Il se produisit un petit vide qu’il combla en se munissant d’une maîtresse. Puis il abandonna cette créature, dont il n’avait aucune envie, ni physique ni morale.

Un soir, Hélienne rentra du cercle tout grelottant. Il dormit d’un sommeil agité. Le lendemain, il ne mangea pas. On appela le docteur qui prescrivit le lit et la diète. Mais la fièvre empira. Des sueurs inondaient le malade. Louise ne quittait pas la chambre.

Marc suivait lucidement les progrès de la maladie, et, chose bizarre, ne se tourmentait pas d’être ainsi livré sans défense aux attaques de son vieil ennemi. Non, il lui semblait que Louise s’opposerait à sa défaite. Une confiance infinie le réconfortait. Elle le soignait si bien, avec des mains si délicates ! Elle devait savoir les remèdes de l’âme comme ceux du corps.

La convalescence se prolongea, ce dont Marc ne se plaignait nullement. La multiplicité des petits soins et câlineries moelleuses le ravissait.

— Voilà des gens, se disait-il, pour qui je suis un objet de sollicitude constante. Ma guérison est leur unique désir.

Louise surtout donnait cette impression. Sans excès de zèle, sans bruit, elle ne le laissait manquer de rien. Elle allait et venait, silencieuse et bavarde à propos. Et il observait ses paupières cernées, sa taille élargie, sa marche plus pesante.

— Pourquoi ce dévouement ? M’aime-t-elle ?

Un jour, la belle-mère grogna :

— Ma fille, c’est ridicule ; voilà cinq nuits de suite que tu veilles, dans l’état où tu es… Louise répondit :

— C’est mon devoir, maman.

Ce fut si net que Marc pensa :

— Je puis être malade encore vingt nuits, son devoir la retiendra ici.

Et par là, soudain, Hélienne comprit l’âme de sa femme. C’était un être de devoir.

Elle le soignait par devoir, elle agissait par devoir, elle vivait par devoir. On lui avait, dès son enfance, imposé ce guide commode, qui la mènerait au tombeau par un chemin régulier. On n’y rencontre ni ornières ni côtes. Aux carrefours, des poteaux indiquent la route.

On n’a qu’à se laisser mener.

Marc se dit :

— C’est donc pour cela que je l’ai épousée. J’ai eu l’intuition de sa nature. Quelle meilleure compagne pouvais-je choisir ?

D’avance il saurait toujours ses décisions. Et jamais ces décisions ne compromettraient sa dignité d’épouse, ou de mère, ou de fille, ou de chrétienne. Elle lui obéirait. Elle se sacrifierait à lui, non par amour, ni par estime, ni par esprit religieux, mais par devoir. Il était le mari.

Marc fut très heureux, car en sa vie un peu éparse, elle serait comme une borne immuable, et cela lui permettrait de s’aventurer avec plus de hardiesse.

L’accouchement eut lieu sans incidents. Ce fut un fils.