Le Supplément (p. 136-148).

IV


Marc Hélienne revint à Paris en hâte. Avec quelle nonchalance avançait ce train ! Il le précédait, lui, le tirait de toute son ardeur. — Bon pourboire, dit-il au cocher hélé près de la gare. Il se précipita dans son lit, expédia son sommeil, revêtit sa robe de chambre, et se rua sur sa table de travail. Enfin !

Enfin, il était le maître de sa destinée. L’ère nouvelle s’ouvrait. Il avait le droit de vivre de la vie véritable.

— Ne tardons pas une minute, s’écria-t-il, ce serait un sacrilège.

Une plume et de l’encre l’attendaient. Il trempa l’une dans l’autre, et de la pointe noircie menaça la blancheur d’une feuille de papier.

Il fut assez perplexe. Qu’allait-il écrire ? Et puis pourquoi cette première manifestation de sa personnalité se traduirait-elle par un exercice de style, plutôt que par tout autre procédé ?

Ces questions le firent trébucher dans sa course. Il se releva. À aucun prix, il n’eût voulu s’arrêter, après un si beau départ. Sa main s’impatientait autour de son porte-plume et comme aucun sujet ne le préoccupait en dehors de lui-même, il estima qu’un choix de phrases sur la situation déblaierait utilement les abords de la route.

« Il est une comparaison que j’affectionne. Je l’emploie souvent parce qu’elle simplifie les choses. Poursuivons-la. Donc j’étais assiégé. La solidité des remparts et la qualité de mes troupes m’inspirant confiance, j’ai tenté une vigoureuse sortie. Témérairement j’ai battu les environs en quête de l’ennemi. Il a refusé le combat. Peut-être, d’ailleurs, n’existait-il que dans mon imagination. Bref, la campagne est libre. On répare les menus dégâts. Les fatigues s’apaisent. C’est le temps des labeurs fertiles. Les moissons vont germer. Le métier du tisserand ronflera. Les échanges s’opéreront. Toutefois, au sommet de la plus haute tour se tiendra l’homme aux meilleurs yeux. Il surveillera l’horizon. »

Marc se relut et avoua :

— C’est bien pompeux.

Puis, à moins de persister dans l’usage des métaphores ou de brûler immédiatement le manuscrit, ce à quoi il répugnait, il ne pouvait garder des preuves aussi irrécusables de son crime. À quoi bon, en outre, disserter sur des événements ensevelis ? Ne serait-ce point lever la pierre d’une tombe et insuffler un peu de vie au cadavre importun ?

Son embarras redoubla. Du bout de sa plume il traçait des dessins incohérents, des hachures et des quadrillages. Une angoisse l’oppressait, analogue à celle des dormeurs qui veulent courir et qui piétinent sur place. Il se figurait avoir beaucoup de choses à dire, des choses importantes dont bénéficierait le monde. Son ambition d’ailleurs comportait des projets plus vastes et, pas plus qu’à son talent d’écrivain, il n’osait poser des limites à ses facultés de penseur, d’artiste ou d’homme politique.

Cette assurance provenait du passé, car son opinion sur lui-même s’établissait d’après la stupéfaction presque admirative qu’il éprouvait au souvenir inconscient de son crime. Un homme capable de combinaisons aussi profondes et d’une énergie aussi extraordinaire peut prétendre à tout. Encore fallait-il donner le pas à l’une de ces prétentions. À laquelle ?

La diversité de ses vocations lui révéla l’enfantillage des tentatives précoces. Il sourit, content de sa candeur. Plus calme, il fut plus clairvoyant. Ici les matériaux manquaient. Là il y avait encombrement. D’un côté on devait démolir pour reconstruire ; de l’autre, profiter des éléments primitifs.

La méthode est l’outil principal en ce chaos. Avec son aide, on classe, on ordonne, on catalogue, on débrouille. Et l’œuvre surgit.

— Elle surgira, s’écria Marc.

Sous les auspices d’une méthode, il se mit au travail. Malheureusement cette méthode, étant mauvaise, lui nuisit beaucoup.

Une première série de mois commençait, dite de préparation, d’autant plus brève que les progrès seraient plus rapides. La journée s’y diviserait en quatre parts. Le matin (la tête est plus fraîche), lectures sérieuses : sciences, revues spéciales, philosophie, histoire des écoles de peinture, biographies des grands artistes. Après le déjeuner, visite des musées et des monuments.

Avant le dîner, exercices : marche, escrime, tout ce qui développe les poumons (éloquence). Le soir, lectures agréables : romans, mémoires, poésie, pièces de théâtre.

Muni d’un programme, Hélienne ne s’en écartait jamais, tellement, au fond, il appréhendait de s’en aller à l’aventure. À droite, à gauche, c’est le chemin non battu, les pièges, les trous d’ombre, les branches qui cinglent le visage. Au milieu, on marche en aveugle, mais droit, sûr de son guide.

Il essuya cependant de dures rafales, et bien des espoirs le quittèrent en route. Son avenir d’inventeur, par exemple, ne résista point à quelques matinées : il ne mordait pas aux sciences. Il en examina simplement les principes pour affermir son esprit.

Il comptait davantage sur l’art. Non qu’il attachât grande importance à ses essais de peinture. Mais son émotion religieuse devant le temple de Ségeste le jetait selon lui parmi les élus. Ne vibrent que ceux qui en sont dignes.

Aussi la petite fièvre de l’enthousiasme le guettait au sortir de son appartement et l’accompagnait jusqu’aux musées. Ses mains devenaient moites. Tout son être défaillait d’avance. Le mystère s’annonçait.

Renseigné au préalable par les notices, il courait sus aux chefs-d’œuvre. Ils ont, en toute propriété, un frisson qu’ils communiquent aux initiés. Comme tel, Marc se plantait devant eux et attendait le frisson. Il attendait vainement.

Sans perdre courage, il demanda le secret des extases aux personnages autorisés qui dissertèrent sur les maîtres. On lui apprit tout ce pourquoi on s’exalte, non comment on s’exalte. Les chefs-d’œuvre et lui restèrent en froid.

— L’art des lignes me passionnera davantage, se dit-il.

Certaines églises de Paris et de l’Île-de-France sont des modèles de cet art. Il y fit de pieux pèlerinages.

Afin d’imprégner son âme de l’attendrissement sacré qui tombe des voûtes, il pénétra d’abord dans l’un de ces édifices. Il fut, en effet, très impressionné, par la vue d’un confessionnal et d’une vieille femme à genoux. Il songeait à l’effroi du prêtre écoutant l’aveu de son crime, à lui.

Il sortit rapidement comme un homme qui a bien chaud et qui se hâte vers son lit pour y conserver sa bonne chaleur. Hélas ! l’air vif du dehors éteignit le pâle foyer et rien ne le ralluma, ni les lignes pures, ni les ogives gracieuses, ni les proportions parfaites, ni les gargouilles, ni la dentelle des pierres. Le frisson se dérobait.

Il ne s’obstina pas. Le développement de son goût suffisait à lui prouver la nullité de ses peintures. Il les brûla. Il ne produirait pas. Il serait un amateur, un dilettante.

La science et l’art faisant faillite, ses aptitudes le prédestinaient donc à la gloire du penseur. Alors il absorba pêle-mêle une indigeste bouillie de romans, de poèmes, de drames, de traités métaphysiques et psychologiques. Ainsi du sang nouveau s’infuserait dans ses veines. La circulation d’éléments étrangers l’enrichirait.

Quand il se crut décemment fortifié par ce régime et assoupli par cette gymnastique, il résolut d’essayer sa valeur. Plusieurs branches intellectuelles le sollicitaient. Seulement la branche philosophique, plus flexible, permettrait des exercices plus variés. Il s’accrocha à une théorie du remords.

Tout de suite le style l’arrêta. Il y a deux systèmes : en posséder un personnellement, ou s’inspirer d’un maître. Le premier est bien préférable, mais un écueil se dresse : en quoi consistent l’originalité, la grâce, le charme, le style ? Les uns préconisent les périodes élégantes, où on berce l’idée, les phrases qui se balancent comme de grands oiseaux, avec des bonds symétriques et une chute progressive. Les autres prônent les petits traits pointus. Ils sifflent, comme des flèches. L’idée s’enfonce.

Qui écouter ? les partisans de l’harmonie ou ceux de la concision ? Ne serait-il point nouveau de marier leurs conseils suivant le genre des idées ? Le résultat fut piteux. Car il ne discernait pas celles qui réclament un balancement d’oiseau, de celles qui veulent l’acuité de la flèche.

Il se résigna au choix d’un maître ou même de plusieurs qui le guideraient selon leur spécialité, dans les œuvres d’imagination ou de reconstitution ou d’observation.

S’étant bien enduit de l’un d’eux, il mit de côté toutes ces questions et lâcha la bride à sa nature. « L’essentiel, répétait-il, c’est la clarté ! » Il fut clair, mais aussi, il le confessa, très banal. Quand il eut comparé le remords à une bête de cauchemar, ou à un vampire monstrueux, quand il l’eut défini : la représentation obsédante d’une image quelconque, il ne trouva plus rien à dire.

L’intérêt d’ailleurs ne résidait pas là. Que le remords soit ceci ou cela, qu’il entraîne telle douleur ou telle catastrophe, il importe peu. Le mécanisme en est facile à décrire et les effets analysés dans leurs plus infinis détails. La seule théorie curieuse eût été d’établir les procédés par lesquels on évite le remords. Son expérience lui permettait de promulguer ce code du crime et de signaler les mesures indispensables pour que le crime soit restreint à la minute où il s’effectue, sans jamais empiéter sur le bonheur de l’avenir. Alors, c’était écrire sa vie. Le pouvait-il ?

Hélienne s’acharna tout un mois à déterrer des choses originales sous la couche infinie des choses déjà dites. Une joie douce le récompensait de ses découvertes. Mais le hasard d’une lecture lui apprenait bientôt que sa découverte retardait de quelques années ou de quelques siècles.

Comme de l’eau qui pénètre entre les tuiles mal jointes d’un toit, des gouttes d’ennui suintèrent à travers les occupations de Marc. Il en sentit le froid. Il ne dédaigna point l’avertissement.

À la salle d’armes, deux jeunes gens lui témoignaient de la sympathie. L’un fréquentait le monde, l’autre le demi-monde, et chacun se proposait comme cicerone. Il avait refusé jusqu’ici pour ne pas interrompre l’élan de son travail. Désormais il s’en remit à eux, plus circonspect cependant envers le second dont les relations frivoles ne cadraient pas avec l’accroissement ambitieux de son âme.

Tout au plus le désir d’étudier une classe de femmes supérieures à celles qu’il avait connues, le poussa-t-il à des concessions. Ces femmes lui semblèrent pétries de la même chair et animées de la même bêtise. Il en acheta quelques-unes, mais leurs caresses furent si vénales qu’il risqua d’y perdre le goût de la volupté. Il s’en tint à une escapade hebdomadaire.

Le monde le déçut encore davantage. Tout l’y gênait, les entournures de son habit, sa maladresse comme danseur ou comme causeur, l’agacement d’entendre ces gens parler, comme des seuls événements notables, de faits qu’il ignorait. En même temps, il s’enorgueillissait de les mépriser.

Un soir, au cotillon, on l’assit de force auprès d’une jeune fille dont le cavalier avait disparu. Elle s’appelait Louise Doré. La mère veillait derrière le couple.

Alternativement, le conducteur les désigna tous deux pour cinq figures consécutives. Puis il y eut un répit et ils demeurèrent en présence l’un de l’autre, silencieux. Marc se creusait la tête. De quoi converser ? Les sujets banals l’écœuraient. Parmi les autres, lesquels sont autorisés vis-à-vis d’une jeune fille ? Jamais il ne comprit mieux qu’entre deux êtres la différence est aussi grande qu’entre un caillou et une plante.

Leurs yeux se rencontrèrent, et elle dit :

— Quelle chose curieuse, les usages du monde ! On ne s’est jamais vu, à peine si l’un sait le nom de l’autre, et soudain l’on est parqué à deux, pendant une heure, comme de vieux amis.

Ces paroles confondirent Marc. La différence s’effaçait. Cet être lointain se rapprochait tout d’un coup, et il voyait qu’ils étaient de même espèce et de même origine, et qu’une seule phrase jetait par-dessus l’abîme le pont d’affinité qui relie les individus.

Il la considéra. Ses traits avaient changé. L’image insignifiante qui persistait en lui depuis la présentation, il ne la retrouvait plus dans cette physionomie gracieuse dont les lèvres et les yeux souriaient si ingénument, tandis que le front marquait une intelligence presque masculine.

Et de fait semblables réflexions s’entendent rarement entre deux tours de valse.

Marc n’hésita pas à répondre sur le même ton. Il étala tous les documents qu’une dizaine de soirées et autant de visites lui avaient fournis à propos du monde, et en tira un réquisitoire ironique et virulent. Sous l’influence de lectures philosophiques, il employait la phraséologie des livres spéciaux, persuadé d’ailleurs qu’elle était familiarisée avec les termes les plus obscurs. Son exclamation ne prouvait-elle pas une tournure d’esprit tout à fait particulière ?

Louise l’écoutait attentivement et approuvait par des hochements de tête et des sourires malicieux. La joie de deux inconnus qui se découvrent des points de contact éclatait en leurs attitudes confidentielles.

— Comme elle comprend bien, se disait Marc, c’est un plaisir d’être ainsi compris.

Plusieurs fois, on la requit pour participer à des figures. Elle refusait. Il la conjura :

— Je vous en prie, ne vous gênez pas…

Elle répliqua simplement :

— J’aime mieux causer.

Il fut flatté et la rémunéra de son sacrifice en se lançant dans des divagations encore plus abstraites.

Chez lui, il pensa :

— On rencontre donc des jeunes filles capables de s’intéresser aux choses sérieuses ? En voici une par exemple qui dénote des aptitudes incontestables. Et nul ne s’en soucie, pas même sa mère, cette grosse dame qu’effarait notre intimité.

Il s’en soucierait, lui. Toute plante vaut qu’on la cultive, et celle-là n’aspirait qu’à éclore et à s’épanouir en fleurs vivaces.

Il la revit souvent au théâtre ou au bal. Ces rendez-vous se donnaient franchement, sans affectation de complicité équivoque.

— Je vais chez les ***, la semaine prochaine, annonçait la jeune fille, je vous y ferai inviter.

Et Marc y allait.

Afin que son œuvre d’amélioration fût fondée sur des bases parfaites, il interrogeait beaucoup Louise. Quels goûts la dominaient ? Quels rêves ? Quels raisonnements ? Chaque fois, Louise réfléchissait, signe de sagacité, et chaque fois Marc, coupant court à cette hésitation peut-être douloureuse, répondait à la demande lui-même, selon les indices de caractère qu’il possédait. Louise ravie, comme si l’on eût énoncé en phrases claires les idées un peu vagues que son manque d’habitude l’empêchait d’exprimer, déclarait à tout instant :

— C’est ça, absolument ça. Combien vous devinez juste !

Il se forma ainsi une opinion compacte que rien ne pouvait entamer, puisqu’il se chargeait d’apporter lui-même les nouveaux matériaux. D’après cette opinion, il dirigea la culture intellectuelle de sa jeune amie, élaguant les rameaux inutiles, régénérant la sève de cet esprit avec l’appoint généreux de son expérience et de ses révoltes.

Pourquoi se donnait-il toute cette peine ? Le motif secret existait quelque part au fond de lui, sous un tas de prétextes spécieux. Il eût été facile de l’en extraire. Mais quelle fatigue vaine !

Marc s’enquit de certains détails. Les parents de Louise Doré, loyalement enrichis par le commerce, garantissaient à leur fille unique le tiers de leur fortune. Ils avaient déjà évincé trois prétendants trop modestes. Marc conclut :

— Elle est destinée au luxe. Je dois donc lui en inspirer le mépris.

Il débita contre l’argent une amère diatribe. Hélène partageait son avis.

Cette éducation le passionnait. Il s’adjugea de grandes dispositions à façonner l’âme d’autrui, et, en conséquence, l’âme des foules. Dès que les circonstances s’y prêteraient, il userait de cette faculté.

Un soir de bal, ils s’entretenaient auprès du buffet. Mme Doré s’approcha de sa fille, lui saisit le bras et l’entraîna, sans un mot d’excuse à l’égard de Marc.

Durant deux semaines, il ne les revit dans aucune des maisons où l’on se rencontrait généralement. Il se présenta chez eux. On ne le reçut pas. Il fut déconcerté, inquiet presque.

Il s’en ouvrit à un vieux monsieur, ami intime des Doré, et qui le traitait avec affection. Le vieux monsieur soupira :

— Que voulez-vous ? Mme Doré a ses raisons : on n’aperçoit que vous aux côtés de la petite ; ça la compromet, et les parents n’osent plus se risquer. Du moment que vos intentions ne sont pas…

Marc se dit :

— Tiens, c’était donc là le motif secret que je tenais en cachette.

Et tout haut, il prononça :

— Je venais précisément vous prier de me servir d’intermédiaire…