Éditions Édouard Garand (64p. 23-24).

VII


Au moment où la jeune femme embrassait « le roi », le valet, qui avait apporté le courrier, entra doucement et comme avec crainte.

Lucie s’écarta vivement du Comte, et lui, d’une voix tranquille et douce, demanda :

— Eh bien ! mon ami, qu’est-ce ?

— Excellence… balbutia le serviteur à demi courbé.

Il rougissait et tremblait devant cette jeune femme qui paraissait le considérer d’un œil moqueur, et, naturellement, il n’osait pas parler.

Frontenac crut deviner que le valet avait quelque chose de confidentiel à lui confier. Il dit en se levant :

— Viens ici, mon ami, et tu me diras ce qui t’amène.

Il entraîna le valet près d’une croisée.

— Eh bien ! fit-il.

— Excellence, répondit le serviteur à voix basse, c’est une visite… une jeune femme en noir… la femme de Flandrin Pinchot !

Le Comte sourit.

— Bon, bon, mon ami, je sais tout cela. Dis à la femme de Flandrin d’attendre un moment. Va.

Le valet se retira.

Le Comte retourna s’asseoir à la table, et sans qu’elle y eût été invitée cette fois, la jeune femme revint prendre sa place sur le bras du fauteuil.

— Voyons maintenant, ma chère Lucie, ce que tu as d’important et de grave à me confier, dit le Comte.

D’abord, Sire, fit la jeune femme câlinement, il faut me dire qui vient nous déranger… C’est une visite, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et une jeune femme ?

— Ah ! ah ! tu le devines.

— Oui, parce que je suis femme…

— Et tu as le flair de la femme ?

— Oui, Sire.

— Comme çà, tu devines bien aussi qui est cette jeune femme ?

— Non… mon flair ne va pas aussi loin. Mais je compte que vous allez me dire qui elle est.

— Voyons ! es-tu jalouse ?

— Mais non. Toutefois, il est toujours bon de savoir qui peut, des fois, prendre notre place.

— Sois tranquille, ma chère Lucie, fit le Comte en souriant, celle-là ne prendra pas ta place, j’en suis sûr.

— Tant mieux. Tout de même, vous me direz bien qui elle est ?

— Tu le sauras tout à l’heure, attends un peu.

En même temps le Comte sourit avec malice et mystère.

Mais de suite il demanda un peu brusquement, car Frontenac s’oubliait même avec les femmes :

— Voyons encore une fois ce que tu as à me confier de sérieux.

— Je veux, d’abord, vous parler de Flandrin Pinchot.

— Eh bien !

— Vous êtes toujours décidé à le faire pendre ?

— Plus que jamais. Ne sais-tu pas que j’ai dépêché Bizard à Ville-Marie pour en ramener Pinchot.

— Oui, je sais cela. Mais là-bas il y a le sieur Perrot…

— Sois tranquille, nos amis Polyte et Zéphir sont là qui veillent, et tous deux donneront la main à Bizard et aux gardes qu’il a amenés avec lui.

— Alors, je suis tranquille, Sire, et je suis contente, parce qu’il faut à tout prix que disparaisse ce Flandrin Pinchot. Qui nous assure, si vous le laissez vivre, quelle canaillerie il ne tentera pas encore contre vous ? Frappez, Sire ! Que votre haute justice soit reconnue dans tout cet immense pays dont vous êtes le roi et le maître !

— Je frapperai. Je ferai pendre Flandrin au gibet de la rue Sault-au-Matelot, je te le promets.

— J’ai foi en votre parole.

— Est-ce tout ce que tu veux ?

— Non, Sire. Autre chose : demain soir donnez une fête en votre Château !

— Une fête ! Pourquoi ?

— Ne serait-ce que pour célébrer la bonne nouvelle que vous adresse le roi de France.

— Bah ! nous célébrerons à nous deux.

— Sire, j’aimerais mieux une fête…

— Au fait, il vaudrait mieux une fête pour y présenter ma reine !

— Justement, Sire.

— Et puis, je pourrai faire entendre mon nouveau musicien.

— Tiens, c’est vrai… votre nouveau musicien… je l’avais oublié.

— Tu m’as recommandé hier de me défier de cet homme et de le faire surveiller.

— Je ne vous le recommande plus.

— Tiens ! Pourquoi alors m’as-tu dit de me méfier ?

— Mais, je ne le dis plus, Sire. Et d’ailleurs que nous importe ce musicien inconnu, il nous suffit de la bonne nouvelle, n’est-ce pas ? Ah ! mais, ce n’est pas tout, j’allais oublier la chose…

— Quoi donc encore ?

— Sire, si je demande une fête, c’est pour la raison aussi que je désire vous présenter un gentilhomme.

— Vraiment ? Un gentilhomme récemment venu de France ? Car je connais tous les gentilshommes du pays.

— Oui, Sire, récemment venu de France, comme vous dites. Il est arrivé par le premier navire, avant-hier.

Ici, le Comte remarqua que la jeune femme était devenue subitement sérieuse, et qu’un certain trouble paraissait l’agiter. Il pouvait lire en ses beaux yeux, plutôt noirs que bleus, une certaine inquiétude qui le surprit. Il demanda :

— Pourquoi ce gentilhomme ne s’est-il pas présenté ici à son arrivée ?

— Il désire être présenté par moi. Il faut croire qu’il a des raisons.

— Mais encore qui est-il ?

— Je n’en dis pas plus long, Sire, vous verrez !

— Décidément, tu deviens mystérieuse.

— Vous verrez, Sire…

Et cette fois elle retrouva son sourire et son air enjoué.

— Vous verrez, Sire… répéta-t-elle en riant.

Et elle se leva pour se retirer.

Mais avant qu’elle s’éloigne, le comte frappe le timbre posé sur sa table. Le valet paraît.

— Introduis cette femme, ordonne le Comte.

Il a à ses lèvres un sourire énigmatique qui étonne et inquiète la jeune femme.

Le valet sort et revient. Il précède une femme en grand deuil. Puis le serviteur s’efface et se retire.

Lucie regarde cette femme dont elle ne peut voir les traits sous le voile épais.

Mais elle croit la reconnaître… Oui, cette femme, c’est la Chouette, la femme de Flandrin Pinchot.

Et elle, la Chouette, en entrant n’a pas vu le Comte de Frontenac, son premier regard a de suite rencontré la ravissante silhouette de Lucie. Elle la regarde à travers son voile. À sa contenance on devine sa surprise. Puis la Chouette fait un pas en arrière. Oh ! cette femme… cette étrangère… qui est-elle ? Ces cheveux d’or et soyeux… ces yeux noirs et brillants… ces traits fins, délicats, harmonieux… cette bouche… ce soupir… ce menton… ce nez même… et ce front… Oh ! n’a-t-elle pas vu quelque part déjà cette image ?… Ah ! oui… oui, oui… elle se rappelle… Ah ! oui… étrange ressemblance… cette femme ressemble à Louison, le fils adoptif de Flandrin Pinchot ! Mais pourtant… Non, c’est impossible, cette femme ne peut pas être la mère de Louison ! Non… puisque Louison a dit que c’était l’autre… celle qui a rendu visite à la Chouette… celle qui a des cheveux noirs…

La Chouette est toute troublée… elle ne sait que dire, que faire, que penser !

Mais la belle inconnue, souriante, s’incline et se retire discrètement. Et alors la voix du Comte de Frontenac la rappelle à la réalité :

— Merci, Chouette, tu as tenu parole !

La Chouette se retourne… Le Comte est devant elle.