Éditions Édouard Garand (64p. 21-23).

VI


L’apparition de cette jeune femme avait suffi pour faire oublier à Frontenac la scène qui venait de se passer entre lui et Monsieur de Laval. Cette resplendissante jeune femme apparaissait là comme un soleil lumineux dans un ciel que l’orage a obscurci un moment. Le front assombri du gouverneur s’éclaira, la salle s’illumina… Et le gouverneur s’étant incliné avec un grand respect, dit en montrant le courrier qu’apportait le valet :

— Si Madame veut permettre pour quelques minutes…

— Excellence, répondit la jeune femme avec une voix musicale et douce, je ne veux pas vous déranger, j’attendrai votre bon plaisir.

Elle alla s’accouder à cette haute croisée du haut de laquelle la vue plongeait sur le port et la basse-ville.

Frontenac fit signe au valet de poser sur la table le plateau d’argent et de se retirer. Il s’assit sur un fauteuil placé près de la table et d’une main fébrile remua la masse de lettres. Il en remarqua cinq ou six de sa femme, car Mme la Comtesse écrivait une fois par semaine à son mari, et toutes ces lettres arrivaient en même temps pour la raison qu’elles partaient par le même navire. Le Comte vit aussi quelques lettres de Monsieur Colbert, le ministre du roi. Mais entre toutes il aperçut celles du roi de France, et il y en avait deux. Le Comte lisait toujours les lettres du roi en premier lieu.

L’une était datée le premier avril 1674 et ne contenait que des instructions générales. L’autre portait la date du vingt, et cette lettre parut accaparer toute son attention. Il se mit à la lire lentement. Et il lisait sans paraître se soucier de la présence de sa visiteuse, laquelle, de temps à autre, se retournait pour lancer sur le Comte un coup d’œil clair et pénétrant. Mais peut-être le Comte avait-il déjà oublié la présence de la jeune femme ?…

Cependant, les traits du gouverneur demeuraient rigides. Sa figure un peu pâle n’exprimait aucun sentiment particulier, du moins aux premiers paragraphes de la lettre qu’il lisait. Mais bientôt un sourire effleura les lèvres du Comte. Lucie vit le sourire dans un coup d’œil jeté à la dérobée. Les traits de Frontenac s’étaient animés, de joyeuses clartés illuminaient ses yeux, et le sourire s’amplifiait. Il faut croire que le Comte recevait de bonnes et agréables nouvelles… Nous allons voir.

Or, le Comte relisait ce passage de la lettre du roi :

« Je suis toujours peiné, Monsieur, quand on m’instruit de toutes ces difficultés qui s’accumulent entre vous et Monseigneur de Pétrée. J’ai lu vos rapports et mémoires, et je sais que vous avez le plus souvent raison. C’est pourquoi je ne saurais vous blâmer de tenir le plus possible le clergé de la Nouvelle-France et surtout Monsieur de Laval hors des affaires temporelles, du moins en celles qui concernent le gouvernement civil. Seulement, je tiens à vous recommander d’agir avec beaucoup de modération. Il faut éviter de choquer les opinions particulières, de heurter trop durement les caractères. Vous pouvez conserver votre pouvoir et vos privilèges en agissant avec fermeté, mais aussi avec autant de douceur que possible. Vous êtes mon représentant : vous êtes là-bas ce que je suis, moi, en mon royaume de France. Vous pouvez, dans ce royaume de la Nouvelle-France, dompter d’une main ferme et douce à la fois ce qui cherche à se dresser contre les pouvoirs que je vous ai donnés. Je vous appuierai toujours en autant que vous saurez mettre de la patience, du discernement, de la modération et de la souplesse dans la charge de vos hautes fonctions… »

Et Frontenac, après cette lecture, rayonnait. Le roi lui écrivait, en effet, de ne pas laisser quiconque empiéter sur les pouvoirs qu’il avait donnés à son représentant. Le roi lui disait que lui, Frontenac, en cette Nouvelle-France était ce que le roi en son royaume de France était lui-même. Donc, en ce royaume de la Nouvelle-France Frontenac était comme le roi… il était roi, c’est-à-dire qu’il était ici ce que le roi Louis était là-bas : un maître, et un maître unique et absolu !

Alors, le Comte de Frontenac pouvait-il ne pas se réjouir, lui qui ne songeait qu’au pouvoir absolu à l’instar de son maître, Louis XIV ? Ce pouvoir absolu dont il ne cessait de rêver, il l’avait, il le tenait, on le lui donnait, et on lui disait : « Défendez-le… » C’était clair. Eh bien ! ce pouvoir absolu, le Comte l’avait déjà peu à peu pris en sa main, il l’avait déjà défendu, et déjà il en avait écarté plusieurs personnages qui en demandaient au moins quelques parcelles, ou plutôt qui en voulaient bon gré mal gré extraire quelques bribes.

Mais jusqu’à ce jour Frontenac n’avait rien lâché, et c’est ce qui avait suscité les animosités, les jalousies, les haines. Et moins que jamais il lâcherait, puisque le roi, à tout prendre, approuvait sa conduite, puisque Louis XIV semblait dire : « Tenez bon, quoi qu’il arrive… »

Oui, c’était clair.

Frontenac en ressentait une telle joie, que cette joie venait sur le point d’éclater. Ah ! quelle splendide revanche contre Monsieur de Laval… contre tous ceux-là qui s’étaient dressés contre lui, qui s’étaient ouvertement avoués ses ennemis.

Puis il se mit à penser.

— Ah ! oui, comme j’ai bien flairé l’embûche que m’a tendue Monsieur de Laval tout à l’heure par cette lettre du roi qu’il m’a lue, mais qu’il a imaginée. Parce que j’ai eu, il y a quelques années passées, des rapports intimes avec quelques maîtres de Port-Royal, il s’est dit ou il a voulu se dire que je suis un janséniste endurci. Je sais bien que des envieux, à Versailles, ont répandu parmi une certaine clique de courtisans que je suis fervent disciple de Jansénius ; oui, je le sais, puisque ma femme m’en a informé. Il faut croire que ces balivernes sont venues aux oreilles de Monsieur de Laval, et lui les a relevées pour s’en faire une arme contre moi auprès du roi.

Et Frontenac, ayant cette fois complètement oublié sa visiteuse, se mit à rire.

Ce rire attira de suite l’attention de la jeune femme. Elle se retourna et comme le Comte lui paraissait en fort belle humeur, elle abandonna la croisée et s’approcha de la table du gouverneur.

— Bonnes nouvelles donc ?… fit-elle avec un sourire gracieux.

— Excellentes, chère amie. Ah ! on peut dire, enfin, que je tiens Monsieur de Laval, monsieur l’intendant, le sieur Perrot lui-même, et j’ajoute toute la clique d’intrus et de manants qui me cherche noise. Ah ! oui, je les tiens… je les tiens tous… tous… tous… ! Tiens ! ma Lucie, viens voir… viens lire ceci écrit de la main du roi. Assieds-toi là… Bon. Nous lirons ensemble…

Pour se rendre à l’invitation du gouverneur, la jeune femme s’était assise, sans la moindre gêne, sur un bras du fauteuil que le Comte occupait. Et lui reprit :

— Tiens ! vois-tu ce passage ?… Lis, chère belle, lis tout haut…

La jeune femme se mit à lire d’une voix posée ce que nous savons. Tout en prêtant une oreille attentive, tout en souriant de triomphe, le Comte de son bras droit avait entouré la taille exquise de la jeune femme. Et le Comte écoutait encore cette lecture, tout en humant avec délice les parfums qu’exhalait le corps de la belle créature : il écoutait d’une oreille aussi ravie que s’il eût entendu les harmonies d’un concert musical. Il lui semblait qu’une voix d’argent égrenait des paroles d’or, car chaque mot de cette lettre du roi sonnait haut et fort à l’ouïe du Comte. On aurait pu, à cet instant, voir l’orgueil buriner sur ses traits les attributs d’une royauté. Il semblait à Frontenac qu’à ce moment on posait sur sa tête la couronne royale, qu’on mettait entre ses mains le sceptre du monarque tout-puissant. Quelles délices ! Et lorsque la jeune femme eut terminé cette magnifique lecture, elle murmura, non moins ravie que le Comte :

— Ah ! sire, comme le roi de France sait bien parler et écrire !

— N’est-ce pas, belle enfant ?

— On ne saurait mieux parler, Sire !

— Sire… dis-tu ? Pourquoi m’appelles-tu Sire ?

— Pourquoi ?… Mais… cette Nouvelle-France est un royaume… Le roi de France vous l’écrit.

— Je sais bien.

— Est-ce qu’un royaume peut-être sans roi ?

— Non.

— Vous voyez bien…

— Mais le roi Louis ne le dit pas…

— Il le dit à demi-mots : et, mieux encore, il le pense. Sire, vous êtes ici le roi !

— Le roi !… Oui, tu as raison… Oui, je suis le roi, étant le Maître ! Je suis le ROI !… Oh ! être roi… Être le maître… maître unique et absolu !

— Vous êtes ce maître… vous êtes ce roi, Sire !

— En ce cas, embrasse-moi, ô ma reine !… Embrasse le ROI !

La jeune femme entoura d’un beau bras blanc le cou du Comte et posa ses lèvres humides et rouges sur celles du « Roi ».

Ah ! si Flandrin Pinchot eût été là…

Et tous deux, le « roi » et la « reine », éclatèrent de rire.

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Il a été rapporté en certaines chroniques du temps que le Comte de Frontenac, sur la fin de sa deuxième administration au Canada, vers 1697, eut quelques accès de démence. Il usa d’un pouvoir presque absolu pendant un certain temps, il se crut le Roi et l’unique maître du pays. Au reste, dès sa première administration on l’accusa auprès du roi « d’être un dément », on insinua « qu’il avait la folie du pouvoir absolu et revendiquait pour lui les mêmes pouvoirs que détenait le roi en France ». On assure encore que Monsieur de Laval l’a représenté auprès de Louis XIV comme « un pauvre dément » Quoi qu’il en soit, l’auteur a simplement transposé, dans ce récit, des faits dont l’Histoire semble garder le secret.