Éditions Édouard Garand (64p. 10-14).

III


Et Louison, à quelques pas de là, ne bouge pas.

Une statue n’est pas plus inerte !

Il n’y a de vie que dans ses yeux terrifiés qui regardent tour à tour la femme gisant sur le plancher et l’enfant inanimé sur le lit. Mais que faire aussi ? Que penser ? Que dire ? Le sait-il ? Non !

Pourtant, il pense… il pense même depuis longtemps ! Sa jeune intelligence travaille, agit, remue depuis longtemps ! Car il sait qu’il est sans famille… qu’il est l’enfant de la charité ! Et dans l’adolescent l’homme se réveille, l’homme avec son amour-propre, sa vanité, son orgueil. Dans la maison de Flandrin Pinchot et à sa table, Louison sait qu’il n’est pas chez lui. Flandrin et sa femme l’ont adopté par pitié. Mais il a un père… il doit en avoir un… et il a une mère… Ah ! mais quelle mère ! Il vient de la voir à l’œuvre ! Mais encore, est-ce bien sa mère, cette inconnue ? Il veut ne pas le croire, mais sa pensée le tient avec une puissance implacable.

— Cette femme, je l’ai vue déjà, se dit-il, mais je l’ai vue avec des cheveux dorés… des cheveux comme les miens : et cette nuit je la revois avec des cheveux noirs ! Cette femme — ah ! je m’en souviens… — Je l’ai vue au pied de la potence de la rue Sault-au-Matelot… C’était une nuit du mois passé… Ah ! quelle nuit !… Mais pourquoi étais-je là ?… N’importe ! j’ai vu cette femme près du gibet, et je la revois encore, et il me semble que je suis en ce moment tout près de la potence, qu’elle est là aussi ! Oui, je la vois… elle me regarde… elle paraît me sourire… elle me tend ses bras… elle semble me dire : « Ne suis-je pas ta mère ? »…

Louison, ici, fait un geste. Il presse son front blême, comme si ce front faisait mal sous les chocs trop rudes et trop précipités de sa pensée. Puis, il poursuit le cours de ses idées et de ses souvenirs :

— Mais pourquoi, je me le demande en vain, ma mère serait-elle une méchante femme ?… Pourquoi m’a-t-elle abandonné ?… Et pourquoi et comment se fait-il que ses beaux cheveux dorés soient devenus noirs ?… C’est donc qu’elle les a teints, et pourquoi ?… Oui, elle a dû les teindre, puisque c’est la même créature. Même taille, mêmes yeux, même voix… C’est le même visage, bruni un peu, et les mêmes traits… mes traits ! Oh ! c’est que je me reconnais dans son visage… sa figure est comme un miroir qui réfléchirait la mienne ! Ah ! oui, c’est bien ma mère, cette femme ! D’ailleurs à voir la façon dont elle m’a regardé… Oui, elle m’a reconnu, et elle a pâli, elle s’est troublée ! Et pourtant, si je suis son enfant, pourquoi, ce soir, ne m’a-t-elle pas offert ses bras ?… Et pourtant encore, ses paroles que je n’oublierai jamais :

« Ah ! toi aussi tu me chasses ! »

Dans le tourbillon de ces pensées, le collégien oubliait sa mère adoptive évanouie sur le plancher et le petit cadavre qui gisait sur le lit de sa mère.

Mais la Chouette vient de remuer, de soupirer, et sa voix faible traverse le funèbre silence qui règne là.

— Louison… Louison… que se passe-t-il ?

Le collégien, brusquement tiré de sa rêverie, retrouve le mouvement. Il s’élance. Il a oublié cette femme inconnue qu’il pense sa mère. Que lui importe ! N’a-t-il point là une autre mère… une mère bonne qui souffre et qui l’aime ? Il accourt à elle, s’agenouille, se penche et, l’embrassant, murmure :

— Maman… maman… reviens à toi !

Elle le regarde d’yeux hagards. Mais elle sourit aussitôt et enlace son cou. Elle le presse sur elle et pleure.

— Mon Louison… mon Louison… tu me restes, toi, au moins…

— Oui, oui, maman.

Il pleure aussi.

— Maman… Ha ! fait la Chouette dans un transport de joie. Il me dit « maman »…

Elle le considère un peu et l’embrasse encore.

— Mais, reprend-elle avec quelque hésitation, ta mère… ta vraie mère ?…

— Je n’ai plus qu’une mère, maman… c’est toi !

Elle le presse davantage contre elle et elle sanglote. Elle sanglote sans savoir pourquoi. Mais voici que tout à coup un souvenir terrible heurte avec violence sa pensée…

— Mon petit !… fait-elle en sursaut.

Rudement elle écarte Louison, se lève et bondit jusqu’à son lit, et à corps perdu elle se jette sur le petit cadavre, son enfant : une lionne ne mettrait pas plus de furie pour défendre ou protéger son petit.

Et là, la Chouette rugit sa douleur… une douleur inexprimable ; seule une mère qui aime son enfant pourrait en donner peut-être l’explication.

Louison se voit encore en face d’une tâche qu’il ne sait comment accomplir. Que peut-il pour calmer la douleur de cette femme ? Comment peut-il séparer cette mère de son enfant mort ? Seul, il ne pourra rien. Il lui faut quelqu’un pour l’aider.

Avec cette pensée il sort, quitte la maison. Il court chez la mère Babeux…

Bientôt l’événement est connu. Des voisins compatissants surviennent. Voici la mère Babeux, sa fille et son gendre. Voici le mendiant Brimbalon. Voici le père Bousquet, le tavernier. Voici le nautonier qui a dirigé la barque sur laquelle la Chouette est revenue de Ville-Marie… Le logis s’est empli de monde. La nouvelle, malgré la nuit, a couru toute la ville.

« La Chouette a perdu son petit ! »

Et toute la Capitale s’est émue.

Un menuisier fabrique à la hâte un petit cercueil.

Et la Chouette ne cesse de sangloter et de pleurer sur le petit mort !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le matin est venu, gris et morne. Ce jour-là sera un jour de deuil !

Dans la porte du logis de Flandrin Pinchot un crêpe s’agite dans la brise matinale.

La maison est silencieuse et sombre. Dedans, il ne demeure plus que la mère Babeux, sa fille et son gendre, le mendiant Brimbalon, le père Bousquet et le nautonier. Les autres sont partis au petit jour pour aller à leur travail, à leurs affaires. Ceux qui restent se sont retirés dans le coin éloigné où se trouve la table de famille. Ils demeurent là, silencieux et tristes. Louison aussi est là, il occupe un bout de la table sur laquelle il a croisé ses bras, et sur ses bras son front penché repose.

À l’autre bout une petite bière est posée sur un chevalet qu’on a recouvert d’un drap de lit. Deux cierges ont été allumés et placés de chaque côté de la bière. Sur un escabeau voisin on a disposé un petit vase contenant de l’eau bénite et un rameau de sapin.

Accroupie au pied du chevalet, le dos tourné à ceux qui veillent à l’autre bout de la maison, et à peine visible dans la pâlotte et tremblante clarté que répandent les deux cierges, la Chouette demeure immobile. Elle ne sanglote plus… elle ne pleure plus… Peut-elle pleurer encore ? N’a-t-elle pas versé toutes ses larmes, n’en a-t-elle pas épuisé la source ? Elle est prostrée, pétrifiée dans sa douleur… elle est toute l’image de la douleur ! Sa tête tombe sur sa poitrine, et ses mains jointes reposent sur ses genoux. Ses yeux sont fermés, son visage est plus blanc que la neige. Rien ne bouge dans son être, hormis son sein que soulève à coups vifs une courte respiration.

Et le silence, le plus lugubre des silences, continue à planer de toutes parts. La ville n’est pas encore réveillée, et dehors il n’est d’autre bruit qu’un soupir fugitif de la brise qui passe.

Mais bientôt ce grand silence est troublé. Au loin des chiens aboient et d’autres chiens dans le voisinage de la maison mortuaire se mettent aussi à aboyer. Mais de suite les maîtres de ces chiens les font taire. Le silence se rétablit pour un moment.

Puis, bientôt encore on entend un bruit de pas réguliers et cadencés, comme celui d’une troupe en marche. Le bruit s’accroît à mesure que cette troupe approche. Et tout à coup, le bruit cesse, la marche s’arrête et… plus rien. Or, tout s’est tu devant le logis de Flandrin Pinchot.

Et tout à coup encore les gonds de la porte gémissent quand elle s’ouvre, et un homme, vêtu d’habits sombres, sans ornements, sans armes, mais coiffé d’un large chapeau de feutre noir orné d’une longue plume verte, profile sa taille dans l’aube blanche du dehors.

L’homme referme la porte et pénètre tout à fait dans le logis sombre. Il a de suite aperçu de son regard clair et pénétrant le petit cercueil, les cierges dont la flamme tremblote et pétille et la femme accroupie près de là. Cet homme n’a pas remarqué la présence des voisins qui, à l’autre extrémité, viennent d’ouvrir des yeux démesurés, presque effrayés. Peut-être cet homme a-t-il pensé que la Chouette se trouvait seule.

La jeune femme n’a rien entendu, elle ne peut entendre que les cris désespérés de son cœur maternel, que les plaintes de sa douleur.

L’homme qui vient d’entrer s’approche d’elle. Il s’arrête à trois pas, croise les bras, penche la tête et paraît concentrer sa pensée. Peut-être attend-il que la femme prostrée là sous ses yeux se tourne vers lui et l’interroge ? Oui, peut-être… Car, après un moment, voyant que la Chouette ne bouge pas, il fait deux autres pas et la touche à l’épaule.

À ce contact la jeune femme tressaille, mais elle ne se lève pas, elle ne tourne même pas la tête.

— Femme !… profère doucement la voix de l’homme.

Le son de la voix agit mieux que le toucher de la main, et la Chouette tourne lentement vers l’homme qui vient de parler un regard éploré. Aussitôt un long et violent tressaillement la secoue des pieds à la tête, ses mains disjointes s’agitent fébrilement, ses yeux s’agrandissent, ses lèvres tremblent, du rouge se fait dans sa lividité, et elle se lève en sursaut et s’écarte un peu en s’inclinant et en murmurant dans la surprise qui l’étreint :

— Monsieur le Comte…

Oui, cet homme est le Comte de Frontenac.

Le Comte a déjà compris toute la douleur qui ronge le cœur de cette jeune femme, car son masque en demeure toujours l’expression. Il s’émeut.

— Femme, dit-il, pardonne-moi de venir troubler ta souffrance. Mais dis-moi de suite qui t’a tué ton enfant ?

— Qui me l’a tué ?… jette la jeune femme comme une clameur. Oh ! Excellence… voulez-vous le savoir ? Mais non… vous ne le croirez pas !

— Je veux savoir qui… Parle !

— Une femme… Oh ! ne penchez pas la tête avec ce doute. Oui, c’est une femme… une jeune femme inconnue et belle qui est venue cette nuit… une fée maligne… une sorcière… que sais-je !

— Une jeune femme, dis-tu ? Blonde ou brune ?

— Brune, Monsieur le Comte.

— Et belle, dis-tu encore ?

— Très belle… trop belle !

Frontenac garde le silence et réfléchit encore.

La Chouette le considère avec un mélange de curiosité, de défiance et d’appréhension.

Le gouverneur reprend :

— Chouette, s’il est vrai qu’une femme a tué ton enfant, fût-elle la plus belle des femmes de la terre, je l’enverrai au pilori. Sois tranquille, je vengerai ton enfant, je te vengerai.

Ah ! Excellence, gémit la malheureuse, à quoi bon venger mon enfant ! La vengeance me le rendra-t-elle ?

— N’importe ! J’ai dit. Mais assez de cela. Je veux te parler d’autre chose. Je veux savoir ce qu’est devenu ton mari Flandrin. Je veux savoir où il est, parce que j’ai besoin de lui.

— Excellence, Excellence… que me demandez-vous ? Aurai-je le courage de vous répéter ce que m’a dit de Flandrin cette même femme méchante ?

— Elle t’a parlé de Flandrin ?

— Elle m’a dit où il est.

— Où ?

— À Ville-Marie, Mais je n’ai pas cru cette femme, parce que mon cœur me disait que mon Flandrin est à Québec.

— Ah ! ton cœur te parle de lui… Mais qu’a dit cette femme au juste ? Que Flandrin est à Ville-Marie ?

— Oui.

— Qu’y fait-il ?

— Oh ! je n’oserai pas… je n’oserai jamais…

— Parle, je le veux et l’ordonne.

— Flandrin, m’a dit cette femme, vit à Ville-Marie avec une autre femme… une autre amante… une autre sorcière…

— Et tu crois tout cela, Chouette ?

— Ah ! Monsieur le Comte, je ne veux pas… non, je ne veux pas le croire.

Et la jeune femme presse fortement ses tempes de la paume de ses mains.

— Tu ne veux pas le croire, reprend le Comte, et tu fais bien. Écoute : moi je sais avec certitude où est Flandrin ton mari.

En même temps que ces paroles et pour la première fois depuis son entrée, le Comte esquisse un sourire… mais un sourire ambigu… même un sourire mauvais.

— Oui, affirme-t-il à la Chouette qui ne paraît pas le croire, je sais où il est.

— Oh ! mais alors, Excellence, vous allez me le dire…

Et sur les traits fatigués de la Chouette l’espoir et la joie ont pris un peu la place de la douleur.

Le Comte poursuit :

— Je sais. Écoute encore : ton mari te demeure fidèle. Il n’est pas l’amant d’une autre femme, ni dans les bras d’une amante… non, Flandrin, à cette heure où je te parle, est dans les bras de la mort peut-être !

— Oh ! monsieur, monsieur… crie la Chouette, assez de ce deuil… c’est assez, je n’en veux pas un autre ! Ah ! je vous en prie…

— Calme-toi, Chouette, et écoute encore. Ton mari est prisonnier du sieur Perrot, gouverneur de Ville-Marie. Flandrin gît en ce moment dans un cachot sans air ni lumière… Voilà où se trouve Flandrin !

— Excellence, Excellence, se lamente la Chouette en joignant les mains, si vous savez que mon Flandrin gît dans un cachot, délivrez-le… délivrez-le !

— Tu veux que je le délivre ?

— Je vous en supplie, je vous en supplie !

— C’est bon, je le délivrerai, et dans quelques jours Flandrin sera à Québec. Mais écoute encore. Si je délivre Flandrin, si je l’arrache à sa prison, si je le fais amener à Québec… m’entends-tu, Chouette ? ce sera pour le faire pendre au gibet de la rue Sault-au-Matelot !

À cette menace la Chouette bondit comme une tigresse blessée, et furieuse, terrible, elle crie :

— Ah ! vous ferez pendre Flandrin, vous ? Vous le ferez mener au gibet au lieu de me le rendre ? Et bien ! non, vous ne ferez pas cela. Non… je ne le voudrai pas… je ne le veux pas !

— Je le ferai pendre, Chouette !

— Non… Je vous en défie !

Et la Chouette brandit son petit poing,

— Pourquoi et comment ne le voudras-tu pas ? Qui donc pourra m’empêcher ? sourit le Comte avec un mystérieux dédain.

— Moi, sa femme ! Donc, je vous défends de le faire pendre. Laissez-le plutôt en sa prison !

— Ne sais-tu pas que ton mari m’a trahi ?

— Non, je ne sais pas. Mais vous l’avez chassé de votre maison, et alors il a peut-être voulu se venger.

— Ah ! oui, il s’est vengé, en effet, ricane sourdement le Comte. Mais j’ai bien le droit de me venger à mon tour… et je ferai pendre Flandrin Pinchot !

— Eh bien ! soit donc, réplique la Chouette avec un calme étrange, faites pendre Flandrin… faites pendre sa femme aussi… faites pendre tout le monde, puisque vous le pouvez. Mais prenez garde, Monsieur, qu’à votre tour…

Elle n’acheva pas sa pensée, seul un geste effrayant donna au Comte de Frontenac l’explication et toute la mesure de cette pensée.

Le Comte veut parler… mais la jeune femme l’arrête par ces paroles :

— Je sais maintenant tout ce que vous vouliez me dire, Monsieur le Comte. Allez-vous-en… allez-vous-en et laissez-moi tranquille près de mon pauvre petit !

Épuisée par l’effort qu’elle vient de faire, abattue par de nouveaux chagrins, brisée par de nouvelles douleurs, la Chouette retombe à genoux près de la couche funèbre où elle gémit et pleure encore…

Frontenac n’a pas bougé. Il pense et tient ses regards fixés sur la jeune femme.

La scène qui vient de se passer a paru jeter l’épouvante au cœur des voisins venus pour veiller le petit mort, ils ont disparu. Le mendiant Brimbalon, le premier, s’est furtivement éclipsé… les autres ont suivi.

Louison est demeuré seul à l’autre bout de la pièce. Depuis que le Comte de Frontenac a paru, le collégien n’a pas détaché ses regards du puissant personnage. Pas un mot, pas un geste ne lui a échappé. Il regarde encore le gouverneur, et son regard est dur et acéré ; on dirait qu’il le guette, prêt à s’interposer, si le Comte tente de lever une main sur sa mère adoptive.

Non Frontenac ne veut pas toucher à la jeune femme, mais il veut parler encore.

— Chouette… dit-il.

— Laissez-moi tranquille, répète la jeune femme. Je vous ai dit de vous en aller.

— Mais j’ai besoin de te parler encore…

— Je ne veux plus vous entendre…

— Mais je veux, moi…

La Chouette sanglote plus fort.

Louison vient de s’approcher sans bruit du gouverneur. Il lui toucha un bras.

Surpris, le Comte se tourne vers cet enfant qui le regarde avec un visage sévère et un maintien froid. Mais sa surprise devient de la stupeur lorsqu’il entend Louison lui parler ainsi :

— Monsieur, vous avez dû entendre… Allez-vous-en ! Maman l’a dit !…

— Ta mère… fait le Comte qui ne peut s’empêcher de sourire.

— Ne riez pas, Monsieur, c’est ma mère… elle est ma mère !

— Ah ! au fait… je me rappelle que Flandrin…

— Pas de discours, Monsieur, interrompt l’adolescent, allez-vous-en !

— Ah ! ça, mon garçon, tu oses donc ? Ne sais-tu point qui je suis ?

— Je le sais.

— Et tu oses encore ?

— J’ose.

— Ah ! bien, tu te trompes, je ne m’en irai pas… ou je m’en irai que quand bon me semblera.

Louison ne réplique pas. Il s’éloigne à pas rapides vers un coffre de chêne, soulève le lourd couvercle, prend un pistolet et revient au gouverneur.

— Je pense, Monsieur, qu’avec ceci j’aurai raison de vous. Voyez-vous cette porte ?… Allez, j’ordonne !

D’une main qui ne tremble pas, le collégien lève son arme et en braque le canon sur le Comte.

Frontenac n’a pas peur, même s’il a un peu pâli. Il a déjà affronté la mort sur maints champs de bataille, il sait ce que c’est. Il croise les bras et se met à considérer cet adolescent, ou plutôt cet enfant avec une admiration qui croît et croît à l’infini. Puis un sourire d’indulgence écarte ses lèvres. Il dit :

— Bien, mon garçon, je m’en vais, je me retire, je t’obéis. Mais pas avant, pourtant, que je ne t’aie dit ces mots : Tu feras un homme !

Et sans plus, le Comte de Frontenac, grave, sévère, avec une dignité imposante, s’éloigne vers la porte. Louison s’empresse d’aller ouvrir. Le Comte sort sans prononcer une autre parole, sans même regarder Louison. Lui referme l’huis, mais avant il a pu voir, sur une file, vingt gardes bien armés qui de l’épée saluent le représentant du roi Louis.

Louison tient encore son pistolet à la main. Et lorsqu’il a tout à fait repoussé la porte et se retourne, il voit la Chouette accourir à lui. La jeune femme l’enserre dans ses bras et en le couvrant de baisers elle lui murmure :

— Merci, mon Louison, et que Dieu soit béni ! Si l’on m’a pris un enfant, il m’en reste un autre… oui, il m’en reste un autre, je le répète.

— Maman… maman… balbutie tendrement Louison en laissant tomber son pistolet sur le plancher.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la matinée de ce jour-là, un triste cortège se dirige vers le cimetière des Récollets. Une charrette porte un petit cercueil sur lequel on a déposé des couronnes de marguerites et de violettes. La Chouette, tout en pleurs, chancelante et enveloppée dans un grand voile noir, suit avec Louison qu’elle tient par la main. Le collégien conserve son visage pâle et grave, il ne pleure pas.

Puis viennent le mendiant Brimbalon, la mère Babeux, le père Bousquet… tous les voisins et amis de la jeune femme.

Il y a plus, et bien des gens de la ville s’en étonnent : de chaque côté de la charrette marchent dix gardes conduits par le lieutenant Bizard… ce sont des gardes du Comte de Frontenac. Ajoutons seulement que le Comte a voulu rendre ainsi hommage à la mère en deuil.

Et il est dix heures passées, lorsque la Chouette rentre en son triste logis avec Louison.

Là, elle s’affaisse sur un siège pour se remettre à pleurer.

Un garde survient. C’est un ami de Flandrin.

— Chouette, dit-il, Son Excellence désire t’entretenir en son Château demain à deux heures de relevée. Viendras-tu ?

— J’irai, répond la jeune femme entre deux sanglots.

Le garde s’en va, et la Chouette se replonge dans sa douleur.

— Maman, dit Louison, tu n’iras pas au Château.

— Pourquoi ? fait la jeune femme avec surprise,

— Je ne veux pas, maman.

— As-tu peur qu’un danger me menace ?

— Oui, maman,

— Mais Monsieur le Comte n’oserait pas…

— Je n’aime pas cet homme, maman, et je ne veux pas que vous alliez en son Château.

— C’est bien, mon Louison. Mais attendons à demain, et alors nous verrons…

Elle attire l’adolescent à elle… et longtemps elle caresse et sourit à l’enfant qui lui reste. Et malgré les douces ombres qui obscurcissent le soleil de sa vie — la mort de son petit et l’emprisonnement de son mari qu’elle ne reverra peut-être jamais plus — la Chouette veut vivre encore… elle vivra pour l’enfant qui lui reste !