Éditions Édouard Garand (64p. 6-10).

II


Une longue heure s’est écoulée.

Louison est assis près de la table, sur laquelle est posée la lampe. Notons que le logis de Flandrin Pinchot n’a qu’un rez-de-chaussée et qu’une pièce unique, mais spacieuse. Or, la table se trouve à l’extrémité opposée à celle où l’on voit, dans un angle, le grand lit commun des époux, et dans l’autre le petit lit blanc de Louison.

Le collégien ne pleure plus. Le front dans la main, le coude sur la table, il est absorbé en ses pensées. On voit à peine son visage sur lequel l’abat-jour de la lampe jette une ombre. Et le logis est à peine éclairé, et au bout opposé de la pièce tout est sombre.

Louison ne pouvait voir que très vaguement la silhouette de sa mère adoptive toujours étendue sur son lit à côté de son petit. Ah ! son petit, son cher petit, son vrai petit, celui-là… comme il dort bien ! Ah ! il dort si bien et depuis si longtemps que la jeune femme s’inquiète peu à peu. Depuis deux heures de relevée, alors qu’on naviguait vers Québec, l’enfant n’a pas mangé, il n’a pas cessé de dormir. Et il dort si paisiblement que la Chouette ne l’entend pas. Il est vrai que l’enfant est toujours enroulé dans le châle de laine bleue. La Chouette, avec ses soucis, ses préoccupations, ses craintes, ses regrets, n’a pas songé en arrivant à dérouler le châle. Et là, encore, elle n’y pense pas. Que voulez-vous, elle en a si gros sur le cœur !

Et elle pleure encore… Ah ! ces larmes, pourra-t-elle jamais en arrêter le flot ? Et elle pleure, parce que Louison connaît sa vraie mère, parce que Louison ne pourra plus l’aimer, ou du moins pas autant qu’il l’avait aimée jusqu’à ce jour ! Elle pleure, parce qu’elle regrette de plus en plus la sottise qu’elle a faite de quitter son foyer et son mari… son mari qu’elle aime sans cesse… son mari qui lui manque plus que jamais… son mari dont elle voudrait les caresses et les baisers… son mari, à son tour, parti, et parti pour l’on ne sait où ! Elle pleure, parce qu’elle sait qu’elle a péché, parce qu’elle craint de ne pouvoir être pardonnée jamais, et elle pleure parce qu’elle se sent seule et abandonnée ! Ah ! comme on est frappé par là où l’on a frappé ! Elle savait bien, la coquine, en quittant son foyer, que son Flandrin souffrirait et pleurerait, et elle s’en était réjouie en son tréfonds ! Elle avait cru exercer une vengeance ! Ah ! comme cette pauvre vengeance se retournait contre elle à présent ! Elle avait abandonné son mari, et lui, à son tour, l’abandonnait… il était parti ! Oh ! comme elle allait souffrir désormais !…

Et c’étaient là les pensées qui tourmentaient la Chouette.

Tout était silence dans la ville basse et haute. Depuis longtemps le couvre-feu avait sonné. Il passait un peu dix heures, en effet.

Tout à coup, une main qu’on aurait dit craintive frappa dans la porte.

Louison tressaillit et jeta vers l’huis un regard inquiet.

La Chouette tressauta à ce bruit inattendu, puis elle se leva d’un bond. Elle ne regarda pas la porte close, mais Louison.

— Qu’est-ce ? fit-elle. Est-ce vrai qu’on a cogné à la porte ?

— Oui, j’ai entendu.

— Tu es certain ?

— Oui.

— Écoute encore…

Le silence était si grand qu’on aurait pu entendre deux cœurs battre à coups précipités. Elle et lui écoutaient… Non, personne n’avait cogné.

Erreur. Voici que la même main, comme craintive toujours, frappe de nouveau.

— Ah ! fait la jeune femme avec un long soupir, c’est peut-être le père Brimbalon qui vient, comme il l’a promis, m’apporter des nouvelles de Flandrin.

Elle va ouvrir.

Non… ce n’est pas Brimbalon. Ce n’est pas un homme qui se profile soudain dans l’encadrement de la porte, c’est une femme qu’enveloppe un ample manteau de laine grise et dont la tête est couverte d’une écharpe de soie rouge. Et c’est une jeune femme, brune, aux cheveux noirs et soyeux, une jeune et jolie femme qui sourit. Mais le sourire est étrange, il exhale l’énigme, il contient quelque chose qui impressionne, qui saisit, fascine, fait peur presque, Et celle qui sourit de cette façon entre, repousse la porte et murmure d’une voix étouffée et sur un ton confidentiel :

— Chouette, je viens de la part de ton mari…

La femme de Flandrin demeure toute béante de surprise, de stupéfaction.

Quoi ! cette visiteuse singulière et inconnue… comment connaît-elle Flandrin Pinchot ? Comment peut-elle connaître la femme de Flandrin ? Comment sait-elle que la femme de Flandrin, partie depuis longtemps au su de toute la capitale, vient de rentrer dans son foyer à l’improviste !

Et la Chouette regarde cette étrangère des pieds à la tête, elle la toise, l’examine avec méfiance, recule et ne peut parler. Quelle est cette femme ?… Pourtant, là sur sa tête… cette écharpe rouge ! Il semble à la Chouette que jadis elle a vu une écharpe de ce genre, en une circonstance qu’elle ne peut sur le moment déterminer, mais dont elle garde en elle comme une âcre saveur. Et la Chouette, l’esprit troublé, continue de regarder la visiteuse d’yeux où flotte du rêve.

Louison aussi regarde cette inconnue, mais il regarde surtout ses yeux qui étincellent, des yeux si noirs qu’on se demande s’ils sont réels. Et Louison n’en peut soutenir l’éclat lorsque l’inconnue porte ses regards de son côté. Car Louison, pour mieux voir cette femme, a doucement relevé un peu l’abat-jour, et si la lampe éclaire mieux maintenant la physionomie de l’étrangère, elle éclaire mieux la sienne en même temps. Or, ce geste a de suite attiré l’attention de l’étrange visiteuse. Elle a regardé Louison qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là. Et le voyant maintenant, elle ébauche un geste de surprise, puis elle paraît trembler, elle perd son soupir, elle pose sur sa poitrine qui s’agite une main fine et blanche…

Quel singulier tableau !

L’inconnue ne regarde plus la Chouette statufiée, mais Louison dont le cœur est saisi d’une extraordinaire émotion.

Mais la scène est si bizarre et pénible, qu’elle ne peut durer longtemps.

L’inconnue le sait et le sent ; et, douée probablement d’énergie et de volonté, elle fait effort sur elle-même, détourne ses yeux noirs de Louison, les ramène sur la Chouette, retrouve son sourire et dit :

— Je vois bien que ma visite t’étonne, Chouette, et mes paroles bien davantage… oui, je le vois bien. Mais n’importe ! peut-être, tout à l’heure, comprendras-tu ce que tu cherches en vain à t’expliquer. Pour l’instant, ne m’offriras-tu pas un siège ?

— Qui es-tu d’abord ? souffle la Chouette dont les yeux rougis expriment la plus grande défiance.

Mais déjà un soupçon cruel traverse son esprit avec la rapidité de l’éclair. Quoi ! si cette femme inconnue était une amante… une autre amante de Flandrin ? Ah ! mais… cette écharpe de soie rouge… Et tout à coup la jeune femme se souvient, elle revoit brusquement une scène douloureuse, et alors son cœur fait si mal que tous ses traits se contractent atrocement ! Et elle sent que sa tête tourne… elle chancelle un peu… peut-être va-t-elle tomber ?… Non. La voix de l’étrangère la retient debout.

— À quoi bon te dire qui je suis ? fait l’inconnue. Puisque tu ne me connais pas, mon nom ne t’apprendrait rien.

— Et toi… tu me connais ? fais la Chouette de ses lèvres blêmes et tremblantes.

— C’est la première fois que je te vois, Chouette, mais on m’a dit ton nom… on m’a dit où tu habites… on m’a dit que tu es la femme de Flandrin Pinchot… alors…

— Qui t’a dit tout cela ? interrompt la jeune femme.

Cette question parut surprendre l’inconnue. Sans cesser de regarder la femme de Flandrin, elle demeure silencieuse et paraît réfléchir.

— Qui t’a dit tout cela ? Parle… parle… insiste la jeune femme.

— Tu veux le savoir ?

— Oui.

— Absolument ?

— Je veux savoir…

— Soit. Écoute donc, Chouette : celui qui m’a dit tout cela… c’est Monsieur le Comte de Frontenac.

En entendant ce nom, la Chouette a fait un autre pas en arrière et sa stupeur est intraduisible. Que dire ? que faire ? Ah ! non, elle ne sait pas !

Le Comte de Frontenac !

Ce nom, à lui seul, la bouleverse. Pourquoi encore ? Elle ne sait pas !

Et son trouble lui fait oublier d’offrir un siège à l’inconnue.

Celle-ci continue de sourire, mais le mystère dont ce sourire semblait s’imprégner l’instant d’avant paraît faire place à l’ironie. Mais la Chouette n’est pas en état, à cet instant, de trouver une signification à tel ou tel sourire ou d’en estimer la valeur.

L’inconnue va s’asseoir dans le coin le plus sombre du logis, c’est-à-dire au chevet du lit de la Chouette, sur un banc posé là contre le mur. On dirait qu’elle veut s’éloigner le plus possible de Louison, comme si elle le redoutait. Car elle vient de le regarder encore, et elle a vu que l’adolescent ne la quitte point des yeux. Et ces yeux-là se sont agrandis, ils paraissent émerveillés, dirait-on, de la beauté de l’inconnue, à moins que ce ne soit de la hardiesse qui se manifeste dans chacune de ses paroles ou de ses gestes. Mais là où elle vient de se placer, maintenant, Louison la voit moins bien. Mais il la regarde encore quand même…

Pour échapper au trouble que visiblement les regards du collégien suscitent en elle, l’inconnue parle encore à la femme de Flandrin :

— Eh bien ! Chouette, m’entendras-tu ? Je veux te parler de ton mari, et c’est Monsieur de Frontenac qui m’envoie !

Ce nom… ce nom terrible écrase enfin la jeune femme. Elle vient en titubant s’asseoir ou plutôt s’affaisser sur le banc à côté de l’étrangère. Et là elle soupire et demande sur un ton bas et plaintif :

— Ah ! madame, qui que vous soyez, venez-vous me dire que Monsieur le Comte en veut encore à mon pauvre mari ?

— Comment ! tu le plains, ton mari ?

— Si je le plains… Que voulez-vous dire ?

— Ne t’a-t-il pas abandonnée ?

— Lui ? Jamais ! fait la Chouette se rebellant. C’est moi qui l’ai abandonné.

— Mais il est parti… il a quitté son logis ?

— Oui, il est parti, hélas ! et je ne sais où…

— Tu l’aimes donc ?

— Toujours…

L’inconnue sourit encore, mais, là, son sourire contient quelque chose de méchant, de cruel, on ne sait de quoi au juste.

— Tu l’aimes toujours, dis-tu ; mais il t’a trahie, tu sais bien ?

— Je lui pardonne.

— Folle Chouette ! Te pardonnerait-il, lui ?

— Moi… je ne le trahirais pas…

— Pourtant il a mérité d’être trahi à son tour, et il le mérite encore !

— Qu’osez-vous me dire !

— Ce que tu penses sans t’en douter.

Les joues pâles de la Chouette devinrent soudain très rouges, et son front prit la couleur de la flamme. Elle braqua sur l’étrangère des yeux enflammés en lesquels on pouvait voir toutes les colères se déchaîner.

— Voyons ! voyons ! reprit vivement l’inconnue, il faut rester calme. Tu ne le regretteras point, Chouette. Je suis venue te parler, et te parler pour ton bien et ton bonheur. Mais gardons-nous d’élever la voix, pour que n’entende pas cet enfant qui, là-bas, nous regarde. Écoute, Chouette : sais-tu ou veux-tu savoir où est ton mari à cette heure, ou, si tu aimes mieux, à cette minute précise où je te parle ? Dis, veux-tu le savoir ?

L’autre regardait cette femme inconnue sans pouvoir émettre un son de sa bouche.

— Je vais te le dire, repartit la visiteuse, ton mari est à Ville-Marie.

La Chouette n’eut pas l’air de croire ce qu’on lui disait. Sur ses traits qui avaient repris leur pâleur et dans ses yeux toujours brillants se manifestait encore une défiance opiniâtre. Pourtant, à ce sentiment il était possible de voir s’y mêler un peu de curiosité.

— Tu ne me crois pas, poursuivit l’inconnue, je le vois bien. Pourtant, je ne dis que la vérité. Oh ! sache de suite que je n’ai aucun intérêt là-dedans, et que ton mari soit à Ville-Marie ou ailleurs, ici ou là, ça m’est bien égal. Mais on m’a conté tes infortunes, et je sais que ton mari ne vaut pas grand’chose ; alors, femme que je suis comme toi, ma sympathie me commande et j’ai pitié et je veux que tu saches. Donc, ton mari est à Ville-Marie… il vit là avec une femme, sa maîtresse… il y mène joyeuse vie…

La Chouette était devenue livide. Un long tremblement la secoua, mais ses lèvres serrées ne remuèrent pas, ou, si elles remuèrent, elles ne purent exprimer la moindre syllabe.

— Oui, je te dis la vérité, continua l’étrangère, et si tu en veux la preuve, viens avec moi à Ville-Marie, viens demain, Chouette, et je te ferai voir ton mari, celui qu’on appelle le Capitaine Flandrin, oui, je te le ferai voir dans les bras d’une fille, ou cette fille dans ses bras, et une fille, j’aime à te le dire, qui ne vaut pas même l’ombre de ta personne. Comprends-tu ?

Et l’inconnue parlait avec un tel accent de vérité que la pauvre Chouette commença de croire ce que l’autre lui disait. Oui, elle était toute prête à croire que son Flandrin vivait avec une fille, une bonne à rien, une coureuse… Oui, elle allait bientôt croire, parce qu’elle ne savait pas… mais comment pouvait-elle savoir ? que Flandrin Pinchot, à cette minute précises, comme avait dit l’inconnue tout à l’heure, se trouvait enfermé dans un cachot sans air ni lumière et dans les sous-sols du gouverneur de Ville-Marie.

Non, elle ne savait pas, la pauvre Chouette, et c’est pourquoi elle se laissait si naïvement duper.

Alors sa pensée se mit à travailler. Oui, pourquoi tout ce que venait de lui confier l’inconnue ne serait-il pas vrai ? Est-ce que Flandrin n’était pas parti en voyage, comme il l’avait annoncé à Louison et à la mère Babeux ? Oui. Mais pourquoi avait-il tenu secret l’endroit où il allait ? Or ! pas de doute maintenant, c’est qu’il était parti pour aller rejoindre l’ancienne amante… celle à l’écharpe de soie rouge !

L’écharpe de soie rouge !… Oui, semblable à celle que l’inconnue portait, là, sur sa tête !

Oh ! comme lui revenait maintenant avec netteté un passé qui n’était pas loin encore. Elle se rappelait bien ce soir ou plutôt cette nuit du mois de mai précédent, cette nuit où elle avait trouvé son mari gravement blessé et se traînant dans la rue… et il portait avec lui l’écharpe d’une femme ! Or, Flandrin, peu après, s’était presque reconnu coupable d’infidélité…

Non, plus de doute, c’était la même femme, la même amante qui avait dû attirer Flandrin à Ville-Marie et loin de son foyer ! Alors, Flandrin était pour tout de bon et à tout jamais perdu !

Et si vraiment il en était ainsi, elle, la Chouette, qu’allait-elle devenir désormais ! Et pourquoi, alors, était-elle revenue à Québec, à son foyer ? Pourquoi avait-elle regretté tant sa faute et tant souffert loin de son mari ? Ah ! n’était-elle revenue que pour apprendre les plus terribles vérités ? Que Flandrin l’avait, à son tour, abandonnée pour courir à une autre ?

Oui, tout cela était possible… tout cela, la Chouette pouvait le croire !

Et l’étrangère, qui observait avec attention celle qu’elle trompait aussi abominablement, ajoutait :

— Eh bien ! dis, Chouette… une femme ainsi délaissée, ainsi trompée, ne se venge-t-elle pas ? Oh ! si c’était moi…

— Que feriez-vous ? interrogea la Chouette dans un hoquet de douleur et de désespérance.

— Je me vengerais… je me donnerais à un autre homme… j’irais trouver Monsieur de Frontenac et je dirais : « Excellence, mon mari est une canaille… Pendez mon mari, excellence, pendez-le ! »

L’horreur fit bondir la Chouette. Puis s’écartant de l’inconnue, elle s’écria :

— Oh ! si vous êtes une femme, vous devez être une femme monstre ! Allez-vous-en ! À la fin, je pense que vous mentez… oui, vous mentez ! Ah ! je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre à présent que vous me trompez, car mon Flandrin est incapable de faire ce que vous avez dit. Non, Flandrin n’est pas à Ville-Marie, il est à Québec… il est en cette ville quelque part… oui, il y est et je le trouverai ! Quant à vous, allez-vous-en… allez-vous-en !

L’étrangère s’était levée à son tour. Elle proféra avec un ricanement :

— Décidément, Chouette, tu es plus sotte que je pensais.

— Je te dis de t’en aller ! cria la femme de Flandrin exaspérée.

Mais l’inconnue demeurait à la même place, comme si elle n’eût pas entendu. Elle considérait la Chouette avec un mépris auquel, néanmoins, se mêlait une certaine admiration.

Elle allait parler encore, insinuer d’autres abominations peut-être, lorsque Louison s’approcha d’elle. L’inconnue frémit violemment et parut surprise ; on aurait pensé qu’elle avait oublié le collégien à voir la façon dont elle le regardait. Oui, elle le regardait comme si elle l’eût vu pour la première fois.

Louison était très pâle, sa pâleur surpassait celle de sa mère adoptive. Chose curieuse, son jeune visage exprimait une gravité d’homme, sa démarche était celle d’un homme, son geste celui d’un homme, sa parole celle d’un homme… Bref, ce n’était pas un enfant, mais un homme !

Les deux femmes le considéraient avec surprise et curiosité.

Lui ne regardait que l’inconnue. Et son regard était pénétrant comme une lame d’acier ou comme le feu d’un éclair. Et quand il parla, sa voix claironnante d’ordinaire se fit sourde, dure, tremblante.

Il dit :

— Madame, qui que vous soyez, allez-vous-en… allez-vous-en vite… maman le veut !

— Sa mère !… se dit l’inconnue.

Et comme si quelqu’un l’eût frappée avec force, cette femme chancela. Elle ne riait plus, et elle était plus livide que ceux qui lui disaient de s’en aller.

Elle balbutia :

— Ah ! toi aussi tu me chasses !

Il y avait dans ces paroles un étonnement prodigieux, il y avait peut-être aussi un accent de consternation, sinon de douleur.

Louison se dirigeait déjà vers la porte. Il l’ouvrit et attendit que la femme se retirât.

Mais elle ne bougeait pas. Elle regardait l’adolescent d’yeux qui éclataient de folie, et elle demeurait clouée à la même place et comme pétrifiée.

L’impatience s’empara du collégien.

— Madame, reprit-il sur un ton menaçant cette fois, il y a ici des pistolets… Je vous prie donc de sortir !

Ces paroles ranimèrent l’inconnue. Elle baissa la tête et marcha lentement vers la porte. Elle s’arrêta quelques secondes près de Louison.

— Ah ! toi aussi tu me chasses ! dit-elle encore.

Un sanglot obstrua sa gorge. Cette gorge, elle y porta ses deux mains avec violence, peut-être avec rage. Puis, il sembla que ses lèvres lançaient une sourde imprécation. Alors, l’inconnue se jeta brusquement dehors et disparut dans la nuit.

Quelle scène incompréhensible pour Louison et la Chouette !

Louison, ayant refermé la porte, lui et sa mère adoptive se regardèrent comme pour se demander, dans leur étonnement, l’explication des paroles et des gestes de cette inconnue.

La Chouette, enfin, courut à l’adolescent. Peu lui importait cette femme inconnue qui venait de partir d’une manière plus énigmatique encore qu’elle n’était apparue une demi-heure avant. Elle prit Louison dans ses bras, l’enleva et se mit à l’embrasser avec le plus vif amour. Et tandis que ses yeux recommençaient à pleurer, mais à pleurer de joie cette fois, elle balbutia, ses lèvres sur les lèvres de l’enfant :

— Ah ! mon Louison, sais-tu bien ce que tu as dit ? Tu as dit « maman »… Tu as dit « maman le veut » !

Elle l’embrasse plus fort, plus fort encore !

Sous cette avalanche de baisers, l’adolescent ne peut pas parler. Il attend, il parlera tout à l’heure.

— Ah ! oui, tu as bien dit « maman »… répète la Chouette.

Louison, alors, peut parler.

— Si je vous ai dit « maman », ou plutôt si je l’ai dit à cette femme, c’est parce que je sais que vous êtes bonne… Mais vous n’êtes pas ma mère !

— Ta mère… Oui, je suis ta mère, mon Louison… je suis ta mère de tout mon cœur, de toute mon âme…

— Je sais, maman, je vous comprends bien. Mais l’autre… celle qui vient de sortir et qui semble méchante, hélas ! c’est ma vraie mère !

La Chouette, à ces derniers mots, abandonne brusquement Louison. Un long rire retentit sur ses lèvres, et la jeune femme s’imagine qu’elle est devenue folle.

— Voyons, Louison, peut-elle dire après un moment, suis-je devenue folle ? Ou toi-même, as-tu perdu la raison ?

Elle rit encore… Et Louison, tout interloqué, la regarde.

Mais voici qu’elle se tait subitement, ses yeux roulent d’affolement, à deux mains elle saisit sa poitrine haletante, et elle se demande d’une voix qu’on entend à peine :

— Ah ! Dieu de Dieu ! quoi donc me frappe ainsi ? Est-ce un rêve ? Et si c’est un rêve, pourquoi dure-t-il si longtemps, car il est affreux ? Car il me tuera… Mais non ! puisque j’ai un enfant à moi, bien à moi… et il est là mon véritable enfant…

Et elle tourne sur elle-même, elle court en zigzaguant vers son lit, et là, près de son petit à elle, bien à elle, elle se jette passionnément.

Mais, ce pauvre petit qui dort toujours de ce sommeil si singulier… qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Ah ! sous ses baisers, sous ses caresses l’enfant s’éveillera, il sourira si joyeusement à sa mère ! Et vivement la Chouette déroule le châle de laine bleue, fébrilement tant elle a hâte d’embrasser son enfant sur ses petites paupières, ses petites joues rouges, ses petites lèvres roses… Oh ! mais… ces paupières demeurent closes, ces joues sont froides, ces lèvres livides… Seigneur ! est-ce bien possible ?… Tout le petit corps est rigide et froid…

La chouette se relève d’un bond, et debout, frémissante, le sein haletant au point d’éclater, elle considère un moment le petit corps inerte de regards effrayants. Puis elle se penche un peu vers l’enfant, elle le remue… Alors, elle se redresse, sa tête se renverse en arrière, ses bras et ses mains s’élèvent vers le ciel, ses doigts se croisent avec force, puis la jeune femme jette un cri… ou plutôt un hurlement de douleur…

— On m’a tué mon petit !…

Elle s’abat sur le plancher, privée de connaissance.