Éditions Édouard Garand (64p. 14-18).

IV


À l’heure même où la femme de Flandrin Pinchot revenait du cimetière, le lieutenant des gardes, Bizard, gagnait la rue du Palais et frappait à la porte d’une petite maison de pierre entourée d’un jardin et enclose d’une palissade. Le lieutenant était seul, il avait renvoyé ses gardes de suite après la cérémonie funèbre au cimetière.

Une vieille servante ouvrit la porte et, reconnaissant le visiteur, elle sourit et s’effaça.

Mais avant d’entrer, le lieutenant demanda :

— Voulez-vous me dire, Mélie, si « elle » est là ?

— Oui, monsieur. Mais vous devrez attendre quelques minutes… Mademoiselle est dans sa chambre.

— C’est bien, Mélie, j’attendrai.

Le lieutenant entra. Il se trouvait dans une jolie salle bien meublée et embaumée de roses et de violettes. Mais il n’examina rien de cet intérieur, il le connaissait. Il dit seulement à la servante

— Dites-lui, Mélie, que je suis pressé.

La servante fit de la tête un signe affirmatif et disparut par une porte latérale.

Au moment où le lieutenant des gardes pénétrait dans la maison, un homme dissimulé de l’autre côté de la rue derrière un bouquet d’arbres et tenant sous son bras gauche un violon, murmura ces étranges paroles :

— Bon ! bon ! je me doutais bien que ma tendre Sévérine ne manquait pas d’amants ; celui-ci doit être le numéro deux ou trois !

Sur ce, il quitta son poste d’observation, traversa la rue et alla s’asseoir sur une borne près de la palissade qui entourait le jardin et la petite maison.

Pendant ce temps, le lieutenant Bizard attendait assez patiemment celle qu’il désirait voir.

La servante avait laissé le lieutenant seul pour pénétrer dans une pièce voisine. C’était un boudoir fort coquet décoré de jolis tableaux et de fort belles tapisseries. Une jeune femme assise près d’un secrétaire écrivait. Quoique son teint fût un peu pâle, elle était d’une beauté remarquable avec ses magnifiques cheveux noirs et ses yeux d’un bleu si sombre qu’on les aurait dit noirs aussi. Et sa robe de velours était noire avec dentelle blanche au cou et aux poignets. Dans cette femme Louison Pinchot et sa mère adoptive n’auraient pas manqué de reconnaître la singulière visiteuse qu’ils avaient reçue la nuit d’avant.

Cette matinée-là, la jeune et jolie femme n’avait pas l’air méchante du tout. Elle sourit avec grâce à la servante qui entrait, et dit d’une voix douce :

— Je parie, chère Mélie, que c’est Monsieur le Lieutenant que tu viens m’annoncer…

Vous le devinez, mademoiselle.

— J’ai cru reconnaître sa voix malgré cette porte close. Et il a dit qu’il est pressé ?

— Oui.

— C’est bien, je ne le ferai pas attendre plus que nécessaire. Tenez, Mélie, voici une missive que je vous prie d’aller porter à Monsieur le Comte. Mais avant de vous rendre au Château, vous direz à Monsieur le Lieutenant que je ne le ferai pas attendre plus de cinq minutes.

La servante quitta le boudoir pour exécuter les ordres de sa maîtresse. Elle trouva le lieutenant des gardes assis sur un tête-à-tête.

— Mademoiselle viendra dans cinq minutes, annonça-t-elle.

— Bien, Mélie, j’attendrai.

La servante se retira. Peu après, ayant jeté une mante sur ses épaules, Mélie quittait la maison par une porte d’arrière, traversait un petit jardin potager qui touchait à une ruelle et de là elle gagnait la haute-ville.

Dans la maison le lieutenant Bizard attendit dix minutes au lieu de cinq, puis il vit apparaître la maîtresse de la maison. Mais ce n’était pas la jeune femme que nous avons vue tout à l’heure avec sa belle et soyeuse coiffure d’ébène et habillée de velours noir, non. Celle qui venait d’entrer dans la salle, quoiqu’elle eût même taille, mêmes traits, mêmes yeux, était blonde. D’or était ses cheveux et du plus pur incarnat se recouvrait son teint. Mais c’était le même sourire charmant sur les mêmes lèvres rouges que Mélie avait pu voir l’instant d’avant. Et la robe de velours noir avait disparu, et maintenant l’exquise jeune femme portait avec élégance une longue robe de soie bleue profusément garnie de dentelles roses. Le plus mignon des pieds était serré dans un petit soulier de satin blanc. Des bracelets d’or à ses bras demi nus, une petite chaîne d’or à son cou d’albâtre et des pierres précieuses éclatant de mille feux divers et savamment disposées sur sa haute et blonde coiffure complétaient sa toilette.

Le lieutenant Bizard ouvrit des yeux remplis d’une impossible admiration.

— Ah ! Lucie… Lucie… fit-il en se levant et en courant à la jeune femme les mains tendues… Ah ! dites-moi donc par quelle magie pouvez-vous vous faire si belle !

— C’est la Nature, Monsieur, qui m’a faite ce que je suis, sourit la jeune femme.

— Oui, c’est la Nature, cette bonne fée, je le sais. C’est pourquoi je la remercie d’avoir donné à la terre et à l’homme une créature aussi ravissante. Ah ! Lucie, que vous êtes belle… que vous êtes belle…

Le Lieutenant, poussé par la passion de l’amour, voulut entourer la taille svelte de la jeune femme. Elle le repoussa doucement.

— Prenez garde, André, dit-elle sur un ton malicieux, vous pourrez déranger ma toilette.

— Lucie… Lucie… cria le Lieutenant avec un accent de supplication, vous ne m’aimerez donc jamais !

— Plus tard, Monsieur… répondit la jeune femme avec une soudaine gravité. Aujourd’hui le temps ne nous permet pas de nous abandonner aux jeux de l’amour, les affaires commandent.

— Oui, c’est vrai, Lucie. J’allais même oublier, devant l’enchanteresse que vous êtes, que Monsieur le Comte m’envoie à Ville-Marie.

— Vraiment ! Pourquoi ?

— Pour en ramener Flandrin Pinchot que le gouverneur de Ville-Marie retient prisonnier en ses salles basses.

— Ah ! ah !

— Quoi ! ne saviez-vous pas que Flandrin…

— Oui, oui, je savais bien cela ; mais non pas que Monsieur le Comte songeait à se venger sitôt de son dénonciateur.

— Si j’en crois ce que j’ai entendu, Pinchot sera pendu dans une quinzaine.

— Tant mieux, fit la jeune femme d’une voix dure cette fois, et tandis que ses yeux étincelaient de haine.

— Enfin, Lucie, vous serez bien débarrassée.

— Oui, mais il en restera un autre…

— Soyez tranquille, cet autre aura son tour.

— Savez-vous ce qu’il est devenu ?

— Non. Je sais seulement qu’il a quitté brusquement le service du sieur Perrot.

— Il faudra que nous ayons l’œil ouvert.

— Nous avons deux bons chiens sur la piste, Polyte et Zéphir, se mit à rire le Lieutenant.

— Sont-ils toujours à Ville-Marie ?

— Oui. Ils guettent et sont tout prêts à mordre.

Ils se mirent à rire tous deux.

Nous les laisserons à leurs affaires, lesquelles ne sauraient nous intéresser pour le moment, et nous reviendrons à cet inconnu, serrant un violon sous son bras gauche et qui était venu s’asseoir sur une borne devant la maison.

L’inconnu avait l’air assez jeune en dépit d’une physionomie souffreteuse. Son visage était maigre et blême, ses joues creuses accentuaient le relief de ses pommettes. À l’encontre de la mode du temps, alors que les jeunes hommes se rasaient soigneusement, celui-ci portaient des moustaches à la mousquetaire. Il n’avait pas l’air riche sous sa cape de velours noir roussi et dans son habit d’étoffe grossière et râpée. Ses pieds paraissaient avoir beaucoup de peine à traîner de gros souliers poussiéreux. Et sur sa tête d’où pendaient en désordre de longs cheveux noirs était posé un large chapeau de paille jauni par le soleil et les pluies. À le voir ainsi comme écrasé sur cette borne par la fatigue, et surtout avec ce violon et son archet sous le bras gauche, on l’aurait pris pour un musicien ambulant, sorte de troubadour ou de trouvère…

Les passants lui décochaient un regard défiant ou curieux. S’il était pauvre, il ne mendiait pas. Il ne tendait pas la main, il ne regardait même personne. Tête basse, les regards abaissés, il paraissait absorbé en de lointaines et brumeuses pensées. Parmi les passants, plusieurs se sentaient remués par un sentiment de pitié : être jeune et si misérable déjà ! Oui, il avait vraiment l’air le plus misérable qui fût.

— Pauvre homme !… soupira une commère allant au marché en compagnie d’une autre.

Les deux femmes lui jetèrent un long regard tout plein de la plus profonde pitié et poursuivirent leur chemin.

Le musicien avait dû entendre l’exclamation de pitié murmurée par la commère, car ses lèvres esquissèrent un sourire… mais un sourire dont on n’aurait pu donner la signification.

Mais encore le sourire disparut aussitôt de ses lèvres livides ; le musicien voyait plus loin une ribambelle d’enfants s’approcher craintivement et curieusement. L’instrument de musique soulevait surtout leur curiosité. Ils se disaient peut-être :

— L’homme est fatigué par une longue marche et il se repose un moment. Tout à l’heure, quand il se sentira un peu remis de ses fatigues, il jouera probablement quelque chose avec ce violon et cet archet.

Les enfants ne furent point déçus dans leur attente.

Une demi-heure s’était écoulée depuis le moment où le lieutenant Bizard avait été admis dans la petite maison de pierre. Puis, derrière lui (il tournait le dos à la maison) le musicien entendit une porte se refermer, et, ensuite, des pas bruire sur le sable de l’allée qui de la rue conduisait à la maison.

Pas de doute, ce pas devait être celui du visiteur que le musicien avait remarqué. En effet, c’était Bizard.

Mais le musicien ne tourna point la tête. Sans changer de posture, il prit son violon et l’archet et se mit à jouer une tendre mélodie.

Peu à peu, les enfants étaient venus jusqu’à ce bouquet d’arbres, de l’autre côté de la rue, là où l’inconnu avait une demi-heure auparavant dissimulé sa présence.

Les enfants, charmés, écoutaient dans un silence religieux. Le musicien, de temps à autre, levait sur eux un regard chargé de rêves, et l’on aurait dit que l’harmonie exhalée par son instrument le transportait dans un ciel réjouissant.

Lorsque Bizard eut franchi la grille de la palissade, il jeta sur le musicien un regard pénétrant. L’homme lui sembla inconnu. Et quoiqu’il se sentit quelque peu touché par les accents si doux de la mélodie, il se dirigea d’un pas rapide vers la haute-ville.

Le musicien continua son jeu. Du coin de l’œil il avait pu voir la direction prise par le lieutenant des gardes.

Après les enfants, des hommes et des femmes du voisinage vinrent à leur tour se grouper à quelques pas du joueur de violon. Tous écoutaient avec ravissement. Ce musicien étranger il faut bien le reconnaître, maniait l’archet avec une maîtrise extraordinaire. Aussi, s’étonnait-on qu’un si parfait musicien se trouvât sans emploi et si pauvre. On était bien tenté de lui jeter quelques deniers, mais personne n’osait. Peut-être aussi allait-il, un peu plus tard, tendre le chapeau de paille à la ronde ? On attendait tout en écoutant la splendide musique. On était ébloui et comme transporté dans une féerie. Jamais l’oreille ne s’était autant délectée. On écoutait avec des yeux grands comme des soleils, avec des bouches toutes ouvertes desquelles, de temps en temps, s’envolaient des exclamations de surprise, de joie, d’admiration. Oh ! décidément, cet homme méritait un sort meilleur !…

Or, lui, après avoir vu disparaître le lieutenant des gardes vers la haute-ville, se leva en coupant court sa mélodie. Puis, ayant remis son instrument sous son bras, il franchit la grille de la palissade et marcha vers la petite maison de pierre. Sur la façade les volets des fenêtres étalent fermés, et nul bruit ne venait de l’intérieur.

Le musicien s’arrêta près du perron, remit son instrument sous le menton et attaqua une nouvelle mélodie, mais plus tendre cette fois, plus suave, plus harmonieuse. Quelquefois l’instrument jetait des accents si tristes que des larmes venaient aux yeux des badauds demeurés sur la rue. À certains instants, on eût dit que le violon murmurait des supplications, que l’archet, tremblant priait et pleurait. Pour mieux entendre, hommes, femmes, enfants sur la rue s’approchaient de la palissade.

L’émotion arrivait à son comble. Comme si le musicien eût deviné les sentiments de son auditoire, il essayait de donner à son instrument plus d’âme encore, et il lui faisait rendre des plaintes si attendrissantes que les cœurs cessaient de battre et que les larmes coulaient à flots sur les joues des auditeurs.

Que c’était beau !…

Cependant le musicien tenait ses yeux obstinément fixés sur la porte de la maison, et cette porte paraissait s’obstiner à demeurer close.

Mais voici qu’elle s’entr’ouvre légèrement. Une jeune et jolie femme aux plus beaux cheveux noirs passe doucement la tête dans l’entre-bâillement, et elle jette un assez long regard au musicien dont une partie du visage est cachée par les bords du large chapeau de paille. Puis, la femme referme la porte sans bruit.

Sans être déconcerté, le musicien poursuit sa mélodie. Il s’efforce de faire prier et chanter son violon en des accents encore plus mélancoliques. Les cordes vibrent en mille sons mélodieux, l’archet soupire, murmure, gémit lamentablement, et tous ces accents pitoyables s’élèvent vers la feuillée à peine remuante des arbres et montent jusqu’au ciel nuageux.

Mais voici que s’ouvre encore la porte de la maison, la même jeune femme paraît et dans un geste rapide elle lance quelque chose au musicien. C’est une bourse qui tombe aux pieds de celui-ci… une bourse qui, en tombant, fait entendre des sons presque aussi doux que ceux du violon.

La porte a été refermée de suite.

Le musicien arrête son archet, se baisse et prend la bourse qu’il glisse sans la soupeser dans l’une de ses poches. Et il murmure en même temps :

— Oui… c’est elle !…

Un sourire imperceptible presque glisse sur ses lèvres, ou plutôt il les effleure tout comme l’archet tout à l’heure a effleuré les cordes du violon.

Mais l’étrange musicien ne partira pas ainsi, non. Aussi, reprend-il son instrument. Mais cette fois ce ne sera pas une mélodie… L’archet s’agite, glisse, court, trépide, va, revient, saute, gambade… et le violon est emporté dans une marche endiablée et dansante. On pense de suite que le musicien veut exprimer sa joie et sa gratitude pour la belle bourse qu’on lui a jetée. Et la musique est si gaie, sautante et entraînante, que les hommes, les femmes et les enfants sur la rue sautent malgré eux, comme à leur insu. Mais la porte ne s’ouvrira plus, et le musicien s’en doute probablement. Aussi, après dix minutes de ce jeu qui soulève tout le monde, il s’arrête, remet son instrument sous son bras gauche et reprend le chemin de la rue.

Les badauds, pressés contre la grille et la palissade, reculent, s’écartent pour laisser passer ce virtuose qu’ils admirent de leurs grands yeux. Plusieurs lui lancent quelques gros sous, mais l’homme fait mine de ne les pas voir, et il prend rapidement la direction de la haute-ville.

Les badauds le regardent aller, silencieux, de leurs regards émerveillés, jusqu’à ce qu’il ait disparu. Alors tous s’entre-regardent avec des yeux humides, puis tous exhalent un long soupir de regret…

Vingt minutes après, les même badauds auraient pu retrouver leur musicien sur la place du Château Saint-Louis, ou la Place d’Armes, comme on l’appelait aussi, et devant la haute porte cochère par laquelle cavaliers et équipages pénètrent dans la cour du Château. Et à cet instant, la porte est grande ouverte. Il y a sur la place et dans la cour de la « royale demeure » un incessant va-et-vient. Fonctionnaires, officiers, gardes, portiers, bourgeois se croisent ; les uns sortent du Château, les autres y entrent. On voit aussi du peuple… oui bien, du peuple qui se présente pour soumettre au maître du pays, ou à ceux qui sont délégués pour agir en son nom, des cas de justice quelconques. Le peuple préfère toujours s’adresser au gouverneur plutôt qu’à l’intendant de qui relève la justice. Oui, mais connaissant la condescendance de Monsieur de Frontenac et la rudesse de l’intendant, pour ne pas dire son dédain ou son mépris pour le peuple, celui-ci s’adresse donc de préférence au premier. Là, il est sûr que son cas sera entendu et qu’il sera promptement soumis à l’intendant par les soins du comte. Bien que le Comte de Frontenac ne fût au pays que depuis deux ans, on savait déjà que, contrairement à ses prédécesseurs, il aimait à traiter directement avec le peuple les affaires d’importance. Souvent, dans les audiences, le laboureur et l’artisan passaient avant le bourgeois. Si nobles, marchands et rentiers s’indignaient de ces procédés, les gens du peuple s’en réjouissaient ; et détesté par les uns, que du reste il méprisait, le Comte de Frontenac était aimé des autres.

Pour revenir à notre histoire, disons que le musicien inconnu avait repris son instrument pour jouer une autre mélodie, laquelle ressemblait à un chant d’amour.

Bientôt toute la cour du Château fut remplie de curieux : gardes, huissiers, valets, portiers, maîtres d’hôtel, marmitons, cuisiniers. Et fonctionnaires, nobles ou bourgeois, officiers, tous s’arrêtaient un moment pour écouter cette musique qui les charmait et les émouvait en même temps. Et la Place du Château devenait de moment en moment encombrée de citadins accourus à la hâte de toutes les parties de la ville. Car jamais encore, répétons-le, aucune oreille n’avait entendu accents plus mélodieux. Le musicien y mit cette fois une virtuosité incomparable.

Durant une bonne demi-heure il charma ses nouveaux auditeurs au point que de longs applaudissements éclataient de toutes parts, et des vivats s’élevaient bruyamment dans l’espace.

Un jeune homme sortit du Château, traversa les groupes de la valetaille et s’approcha du musicien. À sa mise et à sa physionomie on pouvait le prendre pour un secrétaire du gouverneur.

— Mon ami, dit-il au musicien, ta musique a grandement plu à Son Excellence. Si tu veux me suivre, je te conduirai à Monsieur le Comte qui désire t’entretenir.

Le musicien acquiesça et suivit le jeune homme au plus grand déplaisir de ceux qui l’écoutaient. L’homme marchait tête basse sous son grand chapeau de paille roussie, et malgré sa mise pauvre on s’écartait respectueusement sur son passage. Le génie ou le talent sorti des basses couches de la société conquiert souvent des gloires qui éclipsent celles des grands hommes nés sur les sommets.

Le secrétaire conduisit le musicien à la salle d’audiences. À ce moment, Frontenac, toujours vêtu des habits qu’on lui a vus chez la Chouette le matin de ce jour, s’entretenaient avec deux grands personnages : le Chevalier d’Auteuil et Cavelier de La Salle. À l’entrée du secrétaire et du musicien, Frontenac s’excusa auprès de ses visiteurs et vint à la rencontre des deux arrivants.

— Voici l’homme que vous désirez voir, dit le secrétaire.

Le Comte regarda l’inconnu attentivement. Celui-ci avait poliment retiré son chapeau de paille, de sorte qu’on pouvait voir et examiner nettement sa physionomie. Il avait pris une contenance humble qui plut au gouverneur.

— Mon ami, dit le comte à mi-voix, j’aime à t’avouer que ton instrument a charmé mon oreille. Tu es un véritable musicien, chose assez rare en cette Nouvelle-France. Quel est ton nom ?

— Basile Legrand, Excellence.

— Tu es étranger en Québec, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Viens-tu de France ?

— Oui, monsieur le Comte.

— Que fais-tu pour vivre ?

— Voici mon gagne-pain !

— Si je ne me trompe, ton violon ne m’a l’air de te rapporter fortune.

— Hélas ! Excellence, j’ai appris en mettant les pieds sur cette terre d’Amérique que les temps y sont encore plus durs qu’en France.

— Tu as peut-être raison. As-tu un autre métier ?

— Non, Excellence. D’ailleurs ma pauvre santé ne me permettrait pas de me livrer aux rudes travaux de ce pays.

— Oui, je vois que tu n’es pas d’une stature à soulever les montagnes, sourit le gouverneur. Eh bien ! si tu le veux, je te prendrai à mon service à raison de cent livres par an avec le vivre et le couvert. Acceptes-tu ?

— Avec plaisir, Excellence. Quelle sera la nature de mes services ?

— J’y penserai. Seulement, j’aimerai que de temps en temps tu me joues de ton violon.

— Je serai à vos ordres, Excellence.

— C’est bon. On va te conduire aux cuisines pour t’y restaurer, et je te reverrai ce soir.

Et il fit un geste au secrétaire pour lui signifier d’aller conduire le musicien là où il avait dit.

Demeuré seul avec ses deux visiteurs, le Comte marcha rudement à sa table de travail, s’assit et dit :

— Messieurs, voyons sans plus aux affaires d’État.

Malheureusement « les affaires d’État » allaient être dérangées une fois encore : en effet, à la même minute un laquais parut portant une lettre sur un plateau d’argent.

Frontenac prit la lettre avec une certaine humeur. Mais dès qu’il eût vu la suscription, et reconnaissant sans doute l’écriture, il eut un imperceptible sourire.

Ce n’était qu’une petite note ainsi conçue :

« Excellence, il faut que je vous entretienne de suite un instant. Affaires graves… « Lucie ».

Le gouverneur interrogea le laquais :

— Où est cette personne ?

— À la porte, Excellence… à la porte de cette salle.

— Ah ! bien.

Il se leva, s’excusa de nouveau et, précédé du laquais, se dirigea vers la porte indiquée.

Lorsque le laquais ouvrit la porte, une jeune femme en toilette claire se promenait dans le corridor avec une certaine impatience. Elle était vêtue d’une robe blanche, tenait une ombrelle d’une main et sur ses beaux cheveux blonds était posé un large chapeau de paille bleue orné d’une plume blanche.

Le gouverneur reconnut de suite la jeune femme : c’était celle qu’on a connue à la petite maison de pierre de la rue du Palais, et que le lieutenant des gardes avait appelée « Lucie ».

En voyant paraître le Comte de Frontenac, la jeune femme s’arrêta net, sourit avec une grâce charmante et s’approcha vivement de lui,

— Je parie que je vous dérange, Excellence.

— C’est vrai, Lucie. Je suis en train de discuter des affaires importantes avec le Chevalier d’Auteuil et Monsieur de La Salle.

— En ce cas, il nous est impossible de nous entretenir.

— Pas maintenant… même pas aujourd’hui. Mais demain… oui demain, à deux heures de relevée… Est-ce entendu ?

— C’est entendu, Excellence. Toutefois, laissez-moi vous dire deux mots de suite.

— Voyons, j’écoute.

— Excellence, vous venez de prendre à votre service un musicien inconnu…

— Ah ! tu sais cela ?

— On vient de m’en instruire.

— Tu étais donc en mon Château ?

— Je venais pour vous demander cette entrevue.

— Eh bien ! cet homme inconnu…

— Je veux vous dire seulement de vous défier de lui.

— Tu le connais donc ?

— Oui… non… Je ne sais pas. D’ailleurs, ça serait trop long pour vous expliquer et vous n’avez pas le temps. Mais d’ici demain, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où nous pourrons nous revoir, méfiez-vous de cet homme et faites-le surveiller.

— C’est bien.

Sur ce, ils échangèrent un sourire, et le Comte, reprenant de suite son masque sévère et froid, rentra dans la salle d’audiences.

La jeune femme avait paru se retirer. Mais avisant le laquais demeuré au fond du corridor, elle l’appela à elle.

— Mon ami, lui dit-elle, tu as certainement vu le musicien que Son Excellence a pris à son service tout à l’heure, n’est-ce pas ?

— J’ai vu cet homme, madame.

— Eh bien ! si tu veux le surveiller, autant que ton service te le permettra, et me rapporter fidèlement ses gestes et paroles, je doublerai la somme que voici.

Et ce disant elle laissait tomber dans le plateau d’argent que tenait encore à la main le laquais deux écus d’or.

— Madame, répondit le valet rougissant de plaisir et en faisant une profonde révérence, je ferai tout mon possible pour mériter le double de cette somme.

— C’est bien, à demain.

La jeune femme s’en alla avec cette pensée :

— Demain, je saurai exactement à quoi m’en tenir au sujet de ce musicien. Il me semble que je le connais, ou que je l’ai connu naguère. Chose certaine, il me connaît, lui… Oui, demain nous saurons et verrons…