L’épave mystérieuse/XXX
CHAPITRE XXX
La mort d’un traître.
Dans une immense salle voûtée et somptueusement meublée, trois hommes de différents âges et aux uniformes chamarrés de décorations sont assis autour d’une table.
Des lustres répandent une vive clarté… Au fond de la pièce, des cierges brûlent devant les saintes images.
Nous sommes à Sébastopol, dans le palais du gouverneur. Les trois interlocuteurs se nomment : le prince Gortschakoff, commandant en chef ; l’amiral Nakhimoff et le général Totleben, organisateur de la défense de la place.
Gortschakoff a les cheveux gris, les traits gros, les yeux perçants, la mine dédaigneuse, hautaine et inflexible. L’amiral est petit, maigre, pâle, avec un nez d’aigle, des yeux bleus très grands et d’épais sourcils noirs contrastant avec les cheveux presque blancs.
Totleben est grand, mince, élancé, avec un air distingué, spirituel et résolu tout à la fois.
Ces hommes offrent le caractère des trois races distinctes qui ont peuplé la Russie.
Unis dans la même œuvre, partageant la même résolution, ils sont décidés à ne jamais rendre Sébastopol, mais à s’ensevelir plutôt sous ses décombres en détruisant la ville. Le second devait succomber avant la lutte suprême.
Un capitaine entre dans la salle du conseil, et, après avoir baisé les saintes images, s’adressant au prince Gortschakoff :
« Monseigneur, lui dit-il, le colonel Libsky vous adresse un transfuge français que j’ai conduit au palais avec des menottes aux mains et la tête couverte d’un sac épais.
— Fais-le entrer, » réplique le prince.
L’officier salue et disparaît. « Je hais ces choses, s’écrie alors l’amiral ; ici elles sont bien trop encouragées, voilà mon opinion.
— Amiral ! » réplique le commandant en chef, devenu très pâle et dont la voix tremble.
Mais, l’interrompant, Totleben reprend : « Ce sont les nécessités de la guerre, mon cher amiral, que nous déplorons autant que vous. Les ennemis emploient aussi nos transfuges. »
La discussion est arrêtée par le retour du capitaine précédant deux soldats et un individu dont le buste et la tête disparaissent dans un sac de toile bise.
Les soldats se retirent et le capitaine enlève le sac. Alors on voit un homme mal vêtu, en civil, et que les généraux et l’amiral Nakhimoff considèrent un instant. La physionomie inquiète et les yeux faux de cet homme ne prévenaient pas en sa faveur.
« Parles-tu français ? » dit le prince Gortschakoff en s’adressant au capitaine, qui répondit :
« Non, monseigneur, malheureusement.
— Très bien, » réplique le prince.
Jusqu’alors la conversation s’était tenue en russe ; elle continua en français.
« Comment t’appelles-tu ? demanda le commandant en chef à l’homme.
— Thomas Fontaine.
— Tu es soldat ? dans quel régiment ?
— Oui, mon général ; adjudant au 7e d’artillerie.
— Pourquoi trahis-tu ?
— Parce que, parce que…
— Réponds ou tu seras pendu ; ici on pend les traîtres et les espions s’ils ne servent pas la sainte Russie. Que sais-tu et quel secret as-tu à vendre ?
— Monseigneur, cela dépend du prix.
— Je crois que le misérable veut poser des conditions, s’écrie l’amiral en regardant Thomy d’un air d’indicible mépris.
— Mais il n’en posera pas, reprend Totleben en souriant ; il sera payé ou pendu. C’est selon… »
Épouvanté, Thomy balbutiait, regrettant son crime. Ah ! si cela eût encore été à faire ! Il haïssait ces grands personnages, comme il avait haï ses chefs et tout ce qui s’élevait au-dessus de lui.
À présent, il fallait livrer le secret surpris la veille, celui d’une conversation entre les généraux Canrobert et Bosquet : ils se croyaient seuls quand le traître les écoutait, caché sous une table recouverte d’un long tapis. Thomy méditait cette félonie depuis longtemps ; plusieurs fois il avait essayé de s’introduire dans la salle du conseil, enfin il s’était glissé par une fenêtre un instant ouverte.
… Quand il eut tout raconté, avec des preuves à l’appui, que corroboraient d’autres rapports déjà reçus :
« Tu n’as pas menti, s’écria le prince, ta trahison mérite récompense. » Alors, s’adressant de nouveau en russe à l’officier demeuré immobile à la porte d’entrée : « Capitaine Libman, prends cette bourse et jette-la à cet homme, que tu ramèneras toi-même à la poterne du cimetière, en usant des précautions déjà employées afin qu’il ne distingue rien ; tu feras aussi donner à l’espion le mot de passe pour qu’il puisse revenir une autre fois. Tu as bien compris ?
— Oui, monseigneur, » répondit le capitaine, qui prit la bourse et la remit à l’homme, avec un dégoût non dissimulé, en évitant de toucher les mains ouvertes pour recevoir l’objet.
Les soldats rappelés emmenèrent Thomy, dont chacun saisit un bras, et, précédés du capitaine, tous disparurent bientôt sous la lourde portière en tapisserie.
« Judas ! s’écria l’amiral au moment où la petite troupe quittait la salle, misérable, j’espère ne plus voir ta face de traître.
— Nous la reverrons cependant, mon cher amiral, car il a goûté au pain des trahisons, » reprit Totleben.
… Cependant Thomy ne devait pas revenir.
Minuit sonnait à une horloge voisine lorsqu’il fut poussé hors d’une poterne qui se referma promptement. La neige tombait à gros flocons, et le vent balayait le sol.
Longeant le mur, l’espion cherchait à s’orienter. Il connaissait bien cette place pour y être venu plusieurs fois, escortant des parlementaires français.
Suivant une convention récemment conclue, les parlementaires devaient se présenter sous pavillon blanc et trompette, les Russes, à l’angle du mur d’enceinte du cimetière le plus rapproché de Sébastopol et de la mer, les alliés à l’angle opposé de ce mur et par conséquent le plus rapproché de nos travaux, et c’était ce dernier angle que Thomy cherchait en vain, s’égarant sans cesse, revenant sur ses pas, craignant de rencontrer une fondrière, s’il quittait l’abri de la muraille, mal vêtu, glacé, croyant entendre des bruits extraordinaires sortir des tombes, derrière ce mur. Soudain une peur irraisonnée le saisit et il cria : « Au secours ! » Une voix répondit à cet appel, un hurlement étrange, prolongé. Alors, fou de terreur, oubliant toute prudence, il quitta l’étroit sentier et courut : rencontrant bientôt une barrière, il fit un faux pas et glissa sans pouvoir se retenir, jusqu’au fond d’un trou creusé comme un entonnoir et dont la blancheur neigeuse laissait distinguer les proportions.
Là il voulut remonter : s’accrochant des pieds et des mains, il retomba toujours, promptement blessé contre les glaçons aigus. Son couteau et un revolver lui avaient été enlevés par les soldats russes… Il poussa des cris de rage, en pensant qu’il mourrait de froid avant d’être secouru ou entendu par une ronde matinale. Pas un regret, pas un remords, seulement une colère de se trouver là, à présent qu’il possédait de l’or et le moyen d’en gagner davantage ; et, en criant, il maudissait sa destinée, sa mauvaise chance, il insultait la Providence…
Tout à coup il entend un bruit de pas… Oui, là-haut on marche, du secours certainement. Des patrouilles russes seules peuvent se trouver de ce côté à cette heure ; avec son sauf-conduit il ne court donc aucun danger.
Subitement rassuré, il appelle encore, et, la tête levée, il cherche à distinguer quelque chose aux abords du fossé… Terrifié, ses cris s’arrêtent et son épouvante renaît mille fois pire, parce qu’elle a sa raison d’être : là-haut dans la nuit sombre sont des points luisants, six, huit, dix yeux braqués sur la proie inespérée.
Attirés sans doute par les cris de l’espion, et toujours en quête dans les environs, les loups s’étaient rassemblés, affamés, soufflant bruyamment, prêts à s’élancer et la gueule ouverte. Le misérable croyait déjà sentir leur haleine fétide sur ses joues… Alors tombant à deux genoux, il cria : « Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi ! »
Peut-être ce cri désespéré fut-il accompagné d’un élan de repentir qui désarma la colère divine.
… Sous une tente aux avant-postes du camp anglais, Ferdinand causait avec le major Harry Keith. Les figures amaigries de tous deux témoignaient des fatigues de ce dur hiver encore loin de finir et de ce siège dont on ne prévoyait pas le terme.
Ferdinand disait : « Depuis que je ne vous ai rencontré, nous avons reçu le courrier de France, et, Dieu merci, ma mère paraît en bonne voie, elle commence même à marcher avec des béquilles.
Quant à l’amiral, encore à Péra, Marine et notre vieil ami affirment qu’il se remettrait plus vite si cette impatience de servir en Crimée ne lui donnait un peu de fièvre de temps en temps. Et, ajoute ma sœur, les médecins sont unanimes : « Notre père a été trop malade pour reprendre du service actif d’ici à plusieurs mois. »
« À Toulon et à Constantinople, l’annonce d’un grand malheur venait d’arriver ; les lettres que j’ai reçues parlent surtout de la perte de la Sémillante, celles de mes parents expriment leur douleur à ce sujet, et, chez moi, tous pleurent notre ami.
— Je regrette beaucoup aussi M. de Langelle, répliqua Keith ; il m’avait été sympathique dès l’abord. Dans votre escadre, c’est une mort que l’on doit beaucoup sentir.
— Oui, chacun l’aimait et l’estimait ; mais seul peut-être je l’ai bien connu. Il possédait un cœur et une intelligence hors ligne, et il cachait ses belles qualités, ses enthousiasmes sous cet air un peu moqueur que nous lui voyions. Presque enfant, j’embarquai avec lui et je mis à l’aimer cet entrain des tout jeunes gens pour leurs aînés qu’ils admirent, et, au lieu d’en sourire, Langelle fut touché de mon affection ; il usa de son influence pour me guider. Ses moindres paroles, je me les rappelle. Rentrant en France après le naufrage du Henri IV, il paraissait désolé. « Quel malheur de partir, répétait-t-il, et sans avoir vu le feu. Moi qui rêvais d’une bataille magnifique, et de mourir si Dieu le voulait, en regardant les balles ennemies ; cependant j’essayerai de revenir. Le pourrai-je ? Cela dépendra de ma mère. Vous, mon cher ami, ajouta-t-il, vous aurez encore ce bonheur de lutter, de combattre, et puis vous reverrez le pays. C’est bête, me dit-il au moment où l’embarcation poussait, c’est stupide ; mais je suis triste à mourir. Allons, à revoir, et là où Dieu décidera. » Ce furent les derniers mots que je devais entendre de lui. »
De grosses larmes voilaient les yeux de Ferdinand ; Keith écoutait, profondément ému.
À cet instant, un soldat parut à l’entrée de la tente, et s’adressant à Harry : « Major Keith, dit-il, voilà un papier envoyé par le colonel.
— C’est bien, répondit Keith, vous pouvez vous retirer. »
Et il ajouta, en tendant à Ferdinand la missive qu’il venait de recevoir : « Lisez, mon cher Résort, car ceci vous regarde et vous intéressera. »
Ferdinand, très intrigué, lut avec quelque peine le contenu d’une feuille de papier jaunie, salie, froissée, écrite en mauvais français, avec une orthographe fantaisiste, dont nous ne reproduisons pas les bizarreries :
« Je veux écrire tout ce que je me rappelle pour pas rien oublier, quand je deviendrai grand. Le père de Marine, qui ne s’appelle point Marine, son père était un seigneur au Brésil, et très riche, et il s’appelait Juan d’Alméira, et il avait épousé une jeune demoiselle pauvre, j’ai oublié son autre nom à la demoiselle que Luisa, et le père de Juan, il avait été si colère qu’il avait chassé son fils sans du tout lui donner d’argent. Alors le fils, il est parti sur un grand bateau avec sa femme et sa nourrice, qui l’aimait bien, et moi j’étais le fils de sa nourrice, mais plus jeune que Jean, et ma mère elle ne m’aimait pas du tout et elle me battait, et dès que je prenais quelque chose chez lui, dont il n’avait pas du tout besoin, eh bien, Juan me battait aussi ; et d’abord j’aimais Luisa, elle était toute jeune et elle riait, et elle jouait avec moi, et puis un jour elle a dit que je lui avais pris sa montre, alors le capitaine du bateau il m’a mis dans une prison où je mourais de chaud, et après j’ai détesté tout le monde. Et puis on est arrivé en Amérique et au Canada, et Juan a voulu travailler pour gagner de l’argent, et ma mère elle faisait la cuisine et tout dans la maison, et Luisa elle devenait malade, et elle avait une petite fille, et tout le monde adorait cette petite, et ma mère me forçait à la promener, à la bercer et puis à nettoyer la maison, et puis à faire des commissions, et un jour que j’avais pincé la petite Juana, Juan m’a battu si fort que j’en ai été malade. Et puis Luisa est devenue morte, et le père d’Alméira il a écrit à son fils de venir le trouver à Paris, et puis nous avons tous parti sur un gros bateau pour la France, au Havre, et arrivés tout près, il est arrivé une grosse tempête, et comme le capitaine et les matelots ils ont beaucoup bu, ils se trouvaient tous gris, et Juan et ma mère les suppliaient, et ils riaient, et alors le bateau était perdu, et on nous a embarqués dans une barque, Juana et moi, sans vouloir prendre ma mère et Juan, et les autres barques étaient parties. Alors nous avons entré sur le sable, à Biville, et seulement moi et Juana étions vivants, et elle Juana avait trois ou quatre ans et moi onze ans. Et Juana, elle a été malade et puis elle a guéri en oubliant presque toute la manière dont elle parlait chez nous ; moi j’avais pas oublié ; mais j’ai rien voulu dire jusqu’à j’ai su parler français. Je voulais pas leur dire le nom et le pays de Juana, et comme ça ils n’ont pas pu me forcer, et puis ils ont cru mes mensonges. Mais tout de même, ils n’ont pas voulu me traiter comme Juana, et la dame l’a aimée et pas moi, et je suis devenu comme enragé contre elle, qui me prenait l’amitié de la dame du Pin et contre Ferdinand ; eux sont riches, moi je suis pauvre et je dois travailler avec le berger, qui n’est pas méchant ; mais il m’ennuie en me disant d’être content de mon sort, comme si on pouvait être content d’être un petit berger et de voir des autres riches et avoir tout, et, sans Juana qu’elle appelle Marine, la dame m’aurait pris avec elle puisqu’elle a pris Marine, et jusqu’à les domestiques qui me maltraitent, et Fanny, la bonne, et Charlot ont dit à la dame que c’était moi qui ai volé l’autre boucle d’oreille à Juana, et comment est-ce qu’ils peuvent le dire puisqu’ils ne m’ont pas vu ? »
Ayant achevé sa lecture, Ferdinand resta un moment silencieux, et puis il relut certains passages. Le berger avait donc raison en affirmant autrefois que, s’il l’eût voulu, Thomy pouvait mettre sur la piste des parents de Marine.
« Vous ne me questionnez pas ? demanda Keith à son ami.
— J’étais absorbé dans mes réflexions ; mais à présent, Harry, dites-moi comment cette lettre est tombée aux mains de votre colonel ; ensuite je tâcherai de rejoindre Thomy.
— Vous ne le rejoindrez pas en ce monde.
— Il est mort, s’écria Ferdinand, où ? comment ?
— D’une façon terrible, mangé par les loups.
— Ah ! pauvre malheureux !
— Non, Résort, dites plutôt misérable espion. Écoutez : Ce matin, j’ai été envoyé en parlementaire à la place convenue entre les belligérants au moment où nous contournions le cimetière, nous entendîmes des cris rauques et nous précipitant, mes soldats et moi, nous découvrîmes quelque chose d’horrible : dans un trou assez profond, les cadavres d’un homme et de deux loups, et deux autres loups vivants. Ses forces décuplées par le danger avant de mourir, l’homme étrangla sans doute ses deux premiers ennemis ! À coups de fusil nous tuâmes les autres, qui, pris au piège, essayaient vainement de gravir les parois glissantes de cette espèce d’entonnoir. Le mort n’avait plus forme humaine ; nous le retirâmes avec quelque peine. Et parmi des loques informes, il y avait un lambeau de pantalon tout sanglant, mais dans la poche duquel un petit sac de cuir restait intact. Ce sac renfermait : 1o environ mille francs d’or russe, et un sauf-conduit pour entrer librement à Sébastopol, signé du commandant de la place assiégée ; 2o un livret au nom de Thomy, adjudant d’artillerie, et 3o le papier que voici.
« Ma mission remplie, je rapportai le sac et son contenu à mon colonel, en le priant de vouloir bien me faire rendre le papier qui pouvait vous intéresser.
— Et les restes du malheureux ?
— Nous les enterrâmes dans la neige, sous le mur qu’il venait sans doute de franchir pour trahir sa patrie d’adoption, car l’or russe prouve le crime du misérable, que Dieu a frappé justement…
— Vous avez raison, mais c’est une chose horrible à revivre, la dernière nuit de cet homme, passée à lutter contre des loups et sans espoir de les vaincre… »