Marine s’était liée avec de jeunes dames.


CHAPITRE XXIX

La mère et le fils.


La traversée avait duré une semaine. Au moment où le jour allait paraître, les passagers du Pirée se réunirent sur la passerelle du paquebot. On jouissait d’un temps merveilleux et personne ne voulait manquer ce magique coup d’œil déjà connu de plusieurs, ou promis à ceux qui entraient dans le Bosphore pour la première fois.

Assis un peu à l’écart, Le Toullec et Marine causaient. « Nous avons été favorisés depuis Malte, disait le premier, Dieu veuille que la Sémillante ait aussi bien étalé la tempête que nous-mêmes. Je me tracasse fort à propos de ce bâtiment-là. »

En effet, la Sémillante était partie, chargée à couler bas, emmenée grand largue par l’ouragan.

Entre Langelle, le vieux commandant et la famille de Résort les adieux furent tristes au possible. Quoique le premier essayât de cacher son chagrin, à cet instant il se sentit terriblement oppressé. Le Toullec l’accompagna jusqu’au dernier canot de la Sémillante, qui allait pousser.

« Je ne sais ce que j’éprouve, dit alors Langelle ; mais j’ai eu de la peine à ne pas pleurer en les quittant tout à l’heure, et une voix répétait à mon oreille, je vous assure, commandant, je l’entendais cette voix me disant : « Ce n’est pas au revoir, mais adieu pour cette vie. » Absurde, hein ? et, suivant toute probabilité, je vous retrouverai avec Mlle Marine lorsque nous relâcherons à Constantinople.

— Mais oui, répondit Le Toullec, absurde ! Un temps de voleur et de l’électricité plein l’air sont la seule cause de cette impression ; je connais ça. » Au fond superstitieux comme beaucoup de marins bretons, plus tard, en parlant de ces adieux, le vieux commandant répétait à Marine : «  J’eus alors froid au cœur et ce n’était pas durant une tempête qu’il fallait expédier la Sémillante chargée de troupes, canons, de mortiers, en sus de l’équipage réglementaire, et Jugan, un brave à tous crins cependant, avait le matin même fait de justes observations au préfet maritime, qui ne les voulut pas entendre, parce que de Paris cinq dépêches arrivées depuis la veille répétaient toutes : « La Sémillante est-elle partie ? ou la Sémillante va-t-elle partir ? »

Après avoir doublé Scutari, personne ne parla sur la passerelle du Pirée ; devant un aussi merveilleux spectacle, chacun restait muet, saisi, ravi. La Corne d’Or se révélait avec ses enchantements. Le soleil parut et ses rayons illuminèrent le paysage. À gauche Stamboul, la vieille ville, le vieux Sérail et Sainte-Sophie ! En avant, au-dessus du palais impérial de Dolma-Batché, Péra, les palais des ambassadeurs, le faubourg de Galata. Et çà et là des centaines de minarets dont les toits dorés étincelaient sous les feux rouges du ciel. Derrière le paquebot, autour, au loin, la mer bleue à peine agitée, semée d’innombrables caïques et de bâtiments de toutes les nations qui arrivaient ou partaient.

Un commis voyageur recouvra la parole avant ses compagnons. C’était un Provençal, qui se rendait en Crimée afin d’y proposer des imperméables aux officiers de l’armée alliée.

« Mon Dieu, dit-il, la vue est fort belle, je ne le nie point, pourtant celle de Marseille la laisse bien loin ! et la Canebière et les boutiques, parlez-moi de cela.

— Mais ces choses et le panorama actuel n’ont entre eux aucun point de ressemblance, comment pourrait-on les comparer ?

— Comment, monsieur, mais le plus aisément du monde ! et vous qui parlez, avez-vous seulement débarqué à Marseille au port de la Joliette une pauvre petite fois dans votre existence ?

— Non, mais je m’y suis embarqué avec vous, l’autre jour.

— Té, voilà qui constitue une grande différence. »

Le monsieur ne daigna pas répondre, et pendant que les jeunes filles essayaient de dissimuler une violente envie de rire, le Marseillais se frottait les mains et disait à un Anglais :

« Je lui ai fermé la bouche à cet ignorant. »

Sur les côtes de Provence, la tempête continua pendant huit jours après le départ de la Sémillante. À Aix, dans son grand et triste hôtel, Mme de Langelle écoutait le bruit des rafales avec une indicible angoisse ; elle ne se rappelait pas avoir jamais éprouvé rien de pareil. « Non, pas même à la première campagne de mon Jacques, » disait-elle à un vieux prêtre devenu son hôte et son ami, après avoir été le précepteur de Jacques.

Ils allaient se séparer pour la nuit. Le vent ébranlait les cheminées et faisait craquer les boiseries. Au dehors, on entendait les arbres du jardin furieusement secoués dont les branches se brisaient.

« Chère madame, répondit le prêtre, songez que la Sémillante est un excellent bateau, fort bien commandé, qui doit être aujourd’hui hors des atteintes de cette tempête, très probablement dans l’Archipel, et naviguant sur une mer unie. Mais je n’en irai pas moins à Toulon demain matin, et, de retour ici pour le dîner, je vous apporterai des nouvelles.

— Merci, monsieur l’abbé, vous êtes très bon. Adieu. Prions tous deux pour le cher absent.

— Bonne nuit, madame. Essayez de reposer et de ne plus vous inquiéter. »

Mme de Langelle sourit doucement, sachant trop bien qu’elle ne pourrait se tranquilliser avant d’avoir reçu des nouvelles. Les nuits précédentes, aussitôt couchée, elle avait fait des rêves effroyables de naufrage et de mort. Le jour dissipait ces cauchemars ; mais ils revenaient chaque nuit. Et, celle-ci, elle était résolue à la passer sur un fauteuil, à lire et à prier. Le matin même, un télégramme envoyé à Toulon était resté sans réponse. Évidemment, on ne savait rien, l’abbé l’affirmait ; néanmoins les angoisses de la mère augmentaient d’heure en heure ; ses tempes et son cœur battaient à l’étouffer.

« Madame ne se couche pas ? lui dit sa femme de chambre.

— Non, Mariette, pas tout de suite, mettez du bois au feu et allumez deux autres bougies.

— Madame est pâle, épuisée, insista Mariette, et, si madame voulait me le permettre, je m’assoirais là, sur une chaise, pour l’aider quand elle voudra se mettre au lit. Le docteur dit que madame ne se repose pas assez. Courant à ses pauvres dès après la première messe, elle use son corps.

— Ne me parlez pas des ordonnances du docteur, et allez-vous-en, ma fille ; bonne nuit, je me déshabillerai seule. »

Mariette se retira le cœur gros, elle aimait passionnément sa maîtresse, qui l’avait recueillie et élevée. Retirée dans sa chambre, elle murmurait :

« Bien sûr, je n’obéirai plus à M. l’abbé, et, aussitôt M. Jacques de retour, je lui répéterai clair et net les paroles du médecin, et que sa mère a une maladie de cœur très avancée. »

Cependant, quoiqu’elle ne voulût pas dormir et essayât de s’appliquer tantôt à un ouvrage de couture, tantôt à une lecture, le besoin de sommeil devenant impérieux, les yeux de Mme de Langelle se fermèrent malgré elle. Alors elle se leva et parcourut la vaste pièce, regardant divers objets : les vieux meubles ayant appartenu à ses ancêtres et des portraits, des miniatures posées çà et là, celle de son mari, mort tout jeune après une chute de cheval, une autre représentant deux ravissantes petites filles, les siennes, enlevées en deux jours par le croup, puis les portraits de son Jacques à tous les âges, dans toutes les tenues d’aspirant et d’officier de marine. Tout à coup Mme de Langelle s’écria : « J’y suis résolue : à la paix, j’accepterai le sacrifice de mon enfant bien-aimé, il ne naviguera plus, et je pourrai vivre et mourir auprès de lui. »

Assise auprès du feu ravivé, très apaisée par cette résolution, Mme de Langelle ne lutta plus contre l’envie de dormir. D’abord très calme, souriant même, elle rêva de son fils qui revenait en criant dès la porte : « Maman… » Elle se levait pour l’embrasser ; mais Jacques paraissait s’éloigner à reculons, en regardant sa mère qui n’hésitait pas à le suivre. Ils traversaient la ville endormie, sans pouvoir se rapprocher l’un de l’autre et en marchant avec une rapidité toujours croissante. Tout à coup ils étaient transportés au sommet d’une haute falaise, et là elle disait : « Jacques, j’ai froid, allons-nous-en, je gèle. » Mais Jacques ne la regardait plus, les yeux fixés au large sur un bâtiment désemparé dont les mâts étaient brisés et d’où partaient des cris de désespoir. Elle appelait : « Jacques, mon Jacques, viens, reste ici, n’y va pas ! » Sans l’écouter, il se laissait glisser jusqu’au rivage, et elle l’apercevait de nouveau, mais sur la dunette du bâtiment qui alors se remplissait et coulait à pic ! essayant de s’élancer, ses pieds restaient cloués au sol pendant qu’elle répétait : « Jacques, Jacques, emmène-moi, je t’en supplie… »

Réveillée en sursaut par des cris aigus, Mariette se précipita au travers des grands corridors jusqu’à la chambre de Mme de Langelle, et, en ouvrant la porte de cette chambre, elle s’élança à temps pour recevoir dans ses bras sa maîtresse évanouie.

Aux appels de Mariette, les autres domestiques arrivèrent tous, précédés par l’abbé ; un des serviteurs courut chercher le médecin.

Mme de Langelle, posée sur son lit, avait repris connaissance, et sans manifester la moindre surprise, d’une voix à peine distincte :

« Je vais mourir, dit-elle. Dieu a daigné exaucer mes prières, je ne survivrai pas à mon fils. Laissez-moi avec M. l’abbé. »

Les serviteurs se retirèrent sur la pointe des pieds. Au bout d’un quart d’heure Mariette rentra. « Voilà le docteur, » dit-elle à l’abbé qui pleurait.

Le médecin s’approcha du lit. Après un rapide examen : « Elle est morte, dit-il, de la rupture d’un anévrisme. »

En effet, au moment où elle recevait l’absolution, Mme de Langelle avait rendu le dernier soupir sans spasme ni agonie.

« Quelle horrible nouvelle à apprendre au fils ! » répétait-on dans toute la ville d’Aix.

Mais, à la fin de février, la grande catastrophe fut connue, qui mit en deuil tant de familles.

À Toulon et au ministère de la marine, on croyait la Sémillante dans l’Archipel et même au delà, lorsque arriva de Bonifacio une lettre écrite parle commissaire de l’Inscription maritime. Cette lettre apprenait à l’amiral Dubourdieu que des tronçons de mats et d’autres épaves venaient d’être découverts par des pêcheurs sardes aux abords de l’îlot Lavezzi dans les bouches de Bonifacio. Sur plusieurs débris était écrit le mot : Sémillante.

On voulait espérer que l’équipage et les passagers étaient sauvés, réfugiés sur un point ou l’autre ; mais l’aviso à vapeur l’Averne, expédié immédiatement de Toulon, explora en vain les côtes de la Corse et de l’ile de Sardaigne ; il ne découvrit pas un seul cadavre parmi quantité d’épaves en miettes.

Dans sa colère folle, la mer engloutit et elle garde encore les six cents hommes, officiers, matelots ou passagers de la Sémillante[1].

« J’ai toujours déjoué la mer, disait un jour Jacques de Langelle, mais elle me cherche, croyez-le, car je n’ai jamais terminé une campagne sans que mon bateau ou moi ayons été en perdition. » Cette fois la mer l’avait trouvé et emporté.

Mme de Résort et Paul versèrent bien des larmes ; la première croyait encore entendre cet ami si dévoué de son Ferdinand leur disant adieu au moment de s’embarquer, souriant pour cacher son émotion, remettant et ôtant son lorgnon, et disant de sa voix chaude, bien timbrée, que voilaient quelques larmes :

« Je compte, ami Paul, que vous serez un père et que Mlle Marine sera une bonne tante pour mon fils Stop. »

En effet, jamais chien ne fut aimé et gâté comme celui dont le maître dormait du grand sommeil, entraîné par les courants, avec tant d’autres qui périrent le même jour.

Peut-être Jacques de Langelle repose-t-il dans quelque caverne sous-marine à côté du commandant de la Sémillante, dont la femme et les filles espérèrent longtemps, comme savent espérer, contre toute espérance, les familles des marins perdus.

Pauvre commandant Jugan ! c’était un excellent officier. Ainsi que Langelle, il eut une espèce de pressentiment ; le matin de son départ il répéta plusieurs fois : « C’est risquer gros de nous expédier, chargés à couler bas, et par ce coup de vent de nord-ouest. »




  1. Historique.