Il se traîna jusqu’à un talus.


CHAPITRE XXXI

Les deux jambes du major Keith.


Dans la tranchée, à l’extrémité des lignes anglaises de la Tchernaïa, une place était momentanément abandonnée, que les obus enfilaient en la bouleversant sans cesse, et cet abandon, le matin même, avait donné lieu à une vive querelle entre les officiers du génie et ceux de l’artillerie.

Après son dîner, Harry Keith rentra sous sa tente. Encore très irrité de la discussion, il se mit à étudier le plan des tranchées. Ensuite il regarda au dehors. La nuit était calme, sans lune, les étoiles brillaient là-bas ; une vive clarté illuminait le fond de la vallée où passait la mitraille.

Appelant alors son ordonnance : « Sellez Mab, lui dit l’officier. — Dois-je vous suivre, major Keith ? demanda l’artilleur, un moment après, lorsqu’il conduisit la jument noire à son maître. — Non, je désire être seul. »

Au trot allongé, Mab sortit bientôt du camp. Muni du mot d’ordre, Keith passa les grand’gardes, et, longeant la ligne intérieure des tranchées, il arriva au gabion désert objet de la querelle. Là, comme pour donner raison aux officiers d’artillerie, il ne découvrit aucune nouvelle trace d’obus tombé depuis le matin.

Sautant à terre, Keith attacha sa jument à l’abri d’un épaulement, ensuite lui-même fit quelques pas en avant. Tout à coup il entendit un bruit bien connu, et, malgré l’obscurité, juste au-dessus de sa tête, en l’air, il aperçut une chose noire qui planait, en forme de baquet, ou plutôt de barrique coupée en deux. Lancé de Sébastopol au moyen d’un mortier, cela s’élevait, très lourdement d’abord, bientôt plus vite, toujours très droit, et parvenu à une certaine hauteur l’objet, brusquement renversé, laissait échapper une pluie de bombes qui, après avoir décrit une courbe, éclataient à terre, bouleversant alors le sol, les tranchées, les gabions, etc. Avertis par le bruit, les officiers, les hommes de service et les servants d’artillerie se jetaient à plat ventre. Après quoi, tous ne se relevaient pas. Mais on s’habitue promptement au danger, et ces lourds tonneaux devinrent l’occasion de mille plaisanteries : « V’là la corne d’abondance, » criaient les matelots. « Ça, disaient les vieux troupiers aux jeunes recrues, ça, c’est le panier au vin de Champagne, les Russes nous l’envoient pour fêter ta bienvenue. » La mort planait, pendant que, étendus sur le sol, les soldats riaient aux éclats.

Cependant les bombes éclatèrent, quelques-unes atteignirent les avant-postes, où l’on entendit des cris. Le gravier, les pierres volaient et sautaient autour de Keith, qui croyait en être absolument couvert. Aussi, l’œuvre destructive achevée et le calme rétabli, fut-il très étonné, en avançant les mains, de ne rencontrer aucun corps étranger sur ses membres inférieurs. Pourquoi donc alors ceux-là étaient-ils aussi lourds et ses mains humides ? À l’instant même, il ressentit une vive douleur aux pieds et aux jambes et il comprit. Un éclat d’obus l’avait blessé. Rassemblant toutes ses forces, malgré la souffrance, essayant de marcher et de se trainer, il gagna seulement le talus, où il resta, le dos appuyé, complètement épuisé. À quelques pas, sa jument hennissait, sa belle Mab, qu’il avait, hélas ! trop solidement attachée… Il appela, et, à plusieurs reprises, Mab seule lui répondit.

Le grincement de la mitraille et les paroles répétées par les sentinelles couvraient la voix du blessé, qui cependant criait de temps en temps ; sa jument lui répondait toujours, et cela encourageait Keith d’entendre Mab hennir doucement.

Très affaibli, il ne se rendit bientôt aucun compte du lieu ou des heures. Assoupi parfois, de vives douleurs le réveillaient. Alors il priait ou pensait à sa mère, à son père, mort bien jeune. Ses souvenirs évoquaient des amis et Ferdinand…

Plus tard, il aperçut la lune à son premier, quartier, montant au-dessus du ravin des Anglais, dont elle illuminait les pentes neigeuses. Le blessé éprouva un véritable soulagement à n’être plus dans les ténèbres. Il resta ainsi toute la nuit sans se décourager ou s’irriter, suivant du regard le disque lumineux.

… Pour relever les grand’gardes, à l’aube, une ronde parcourut les tranchées. Étonné d’entendre hennir un cheval, l’officier s’avança vers le bastion abandonné. Il aperçut d’abord Mab, et, plus loin, sous l’épaulement extrême, le commandant Keith, évanoui et baigné dans son sang.

Des soldats rapportèrent le blessé jusqu’à l’ambulance la plus rapprochée, celle du Clocheton, grande baraque en planches où des lits de fer n’étaient garnis que de misérables paillasses. Au camp anglais, surtout dans le quartier de la cavalerie, ce fut un véritable deuil lorsque courut cette nouvelle : « Le major Harry Keith est mortellement blessé. »

… Depuis une semaine, M. de Résort, Marine et le commandant Le Toullec habitaient, non loin de Scutari, la maison de campagne d’un riche négociant grec. L’amiral l’ayant autrefois obligé, celui-ci s’estima très heureux de mettre sa propriété, en ce moment inoccupée, à la disposition de l’amiral et de sa famille.

À Constantinople, où il dut s’arrêter, gravement malade, l’amiral de Résort avait été transporté à l’École militaire turque, dont les bâtiments servirent d’ambulance française pendant toute la guerre. Cette école est à Péra, établie dans un grand bâtiment entouré de vastes Jardins. Elle domine le palais impérial de Dolma-Batché.

Rivalisant de zèle, les médecins militaires ou civils et les sœurs de charité ne pouvaient empêcher l’air de se vicier par suite de la trop grande agglomération des blessés et des malades réunis là. On se hâtait donc d’expédier les officiers et les soldats en convalescence.

Dès que M. de Résort fut transportable, et au lendemain de l’arrivée de Marine, le médecin en chef engagea vivement la jeune fille à accepter la proposition du négociant grec.

L’amiral, sa fille et leur ami étaient donc partis, et le premier revenait chaque jour à la santé ; mais, interrogés à propos du service en Crimée, tous les chirurgiens de Péra et de Scutari répondirent dans le même sens, que « si avant quelques mois l’amiral de Résort s’exposait à de brusques changements de température ou s’enrhumait de nouveau, il éprouverait une rechute très probablement mortelle ».

Quant à Marine, bien heureuse de voir son père rétabli, elle continuait à Scutari une tâche commencée à Péra. Seulement à Péra, elle aidait les sœurs de charité françaises à l’hôpital français, tandis qu’à Scutari elle partageait le labeur des diaconesses anglaises à l’ambulance britannique ; consacrant les matinées à son père, toutes les après-midi, escortée par le commandant Le Toullec, elle franchissait à pied ou en voiture la distance qui séparait l’habitation du négociant grec, située auprès de Kadi-Keui, des hauteurs de Scutari, où se trouvait l’hôpital.

Scutari a été construit en amphithéâtre, sur le Bosphore, en face de Constantinople, dont elle est presque un faubourg. Tous les riches Turcs ont là et aux environs de superbes propriétés, et le sultan y possède un château. Les Turcs de qualité ne voudraient pas être enterrés autre part. Rien n’est plus charmant d’ailleurs, plus riant et moins funèbre, que les cimetières musulmans. Ils servent de lieu de promenade. Les dames s’y promènent librement, voilées il est vrai, mais sous une garde assez peu sévère. Pour Marine, c’était un grand sujet d’étonnement, ces visites dans les cimetières et ces réunions joyeuses dans le champ de la mort, qu’elle traversait souvent en sortant de l’ambulance, et suivie de son vieil ami.

Peu d’hommes furent mieux appréciés à Scutari que the old french commodore, comme on désignait Le Toullec à l’hôpital, où, aidant les infirmiers, il amusait les convalescents et vidait sa bourse dans les poches des soldats guéris. Ensuite, lorsque le père et la fille essayaient de lui exprimer leur reconnaissance, il mettait ses mains sur ses oreilles.

Malgré les objets de toutes sortes envoyés de France, d’Angleterre, d’autres pays même, en dépit des soins et du dévouement des médecins, des infirmiers, les secours furent insuffisants et les épidémies gagnèrent les salles encombrées. On traversa des mois terribles.

À Péra, à Constantinople comme à Scutari, il fallut vite étendre les places réservées aux chrétiens dans les cimetières. Bien souvent Marine et son compagnon revenaient le cœur très gros après avoir vu mourir un officier ou un soldat dont la veille encore on espérait la guérison.

Une après-midi, dans la salle où étaient de service ses jeunes amies du Pirée, Marine trouva l’une d’elles les yeux pleins de larmes.

« Ah ! ma chère, s’écria miss Jane Mac-Allen, cette guerre est une chose horrible ; je ne l’ai jamais autant senti que ce matin en recevant au milieu d’un convoi de blessés un de mes cousins, lord Keith, dans un état presque désespéré, les deux jambes fracassées par un éclat d’obus.

— Lord Keith, répliqua Marine, ne se nomme-t-il pas Harry ? N’est-il point officier d’artillerie ?

— Oui, le connaîtriez-vous ?

— Non, Jane, pas moi, mais mon frère, dont toutes les lettres parlent de lord Keith avec amitié et admiration. Depuis quelque temps, nommé lieutenant de vaisseau, mon frère croise dans la mer Noire. Il doit encore ignorer cette triste nouvelle. »

Les jeunes filles restèrent un instant silencieuses, s’occupant de mille soins dans le vaste dortoir rempli de malades.

Plus tard, leur service les appela dans une autre salle moins encombrée ; là une dizaine de lits se trouvaient alignés, qu’occupaient des officiers grièvement blessés.

Une dame âgée, Mrs Arnold, dirigeait les pansements et expliquait aux jeunes infirmières les soins à donner, les précautions à prendre.

« Harry Keith est dans le lit no 10, murmura Jane à l’oreille de son amie.

— Miss de Résort, dit alors Mrs Arnold, vous nous restez toute la journée, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Eh bien, occupez-vous des lits nos 8, 9 et 10. Miss Green, que vous allez relever, vous expliquera le service. »

En s’approchant du dernier lit, Marine, un peu émue, resta un instant les yeux baissés en écoutant les instructions de miss Green.

Il s’agissait de renouveler toutes les cinq minutes les compresses qu’on enlèverait sur les bandages, ces bandages ne devant pas être changés avant le lendemain.

Miss Green se retira, et bientôt Marine changea les compresses. Ses petits doigts agiles ne touchèrent même pas le premier appareil. Quand elle eut terminé :

« Merci beaucoup, mademoiselle, dit en français le malade d’une voix très faible et avec un léger accent anglais, merci, vous allez bien plus doucement que l’autre garde ; d’ailleurs, ces lotions ont presque endormi mes douleurs. Vous êtes Française, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il.

Alors Marine leva les yeux, en répondant : « Oui, monsieur, je suis Française. » Sa physionomie décelait probablement du chagrin et de la pitié, car lord Keith reprit :

« Vous trouvez ma mine mauvaise ? C’est que mes souffrances ont été cruelles. Durant la traversée, depuis Balaklava, on me croyait même la proie du tétanos, et le docteur insistait pour couper mes deux jambes. Ici cette petite opération tenterait aussi beaucoup nos chirurgiens.

— Ah ! mon Dieu ! » s’écria Marine, dont les yeux exprimèrent une si douce compassion que le blessé en fut réconforté. Alors il ajouta en souriant :

« Elle ne me tente pas du tout, cette séparation-là, et je compte mourir avec mes quatre membres, bientôt probablement, si les médecins ne se trompent point.

— Mais, dit Marine avec quelque hésitation, ne croyez-vous pas que vos parents, votre mère…, ou votre père… ?

— Préféreraient de beaucoup un fils sans jambes à un fils mort ; seulement, je n’ai plus de proches parents, et…

— Miss de Résort, s’écria Mrs Arnold, le numéro 10 parle infiniment trop ; empêchez-le de prononcer une autre parole, je vous en prie. Ordre du docteur. »

Sans écouter la dame, le numéro 10 reprit :

« Miss de Résort ? Seriez-vous la parente d’un lieutenant de vaisseau du même nom ?

— C’est mon frère, dit Marine.

— Je ne puis laisser parler davantage le numéro 10, » dit encore Mrs Arnold d’un air sévère.

Le numéro 10 fit une grimace, mais garda le silence. Cependant Keith considérait Marine, cherchant à se rappeler un portrait d’elle que lui avait montré Ferdinand, une assez laide photographie, comme on les faisait alors, et il ne trouvait entre celle-ci et la charmante figure de la jeune fille qu’une très vague ressemblance.

Avant de quitter l’hôpital, Marine questionna un des médecins au sujet du major Keith ; le docteur répondit en se montrant furieux contre le blessé, « qui, disait-il, ayant les deux jambes en bouillie jusqu’aux genoux, eût dû mourir du tétanos, à cause de cet entêtement à refuser l’amputation. Maintenant, la section des membres réussirait peut-être encore ; mais, dans deux ou trois jours, il sera trop tard : l’obstiné major mourra par sa faute dans des souffrances terribles, et…

— Ce sera bien fait, dit Le Toullec en terminant la phrase d’un air naïf.

— Oui, ce sera… Eh bien, qu’est-ce que vous me faites dire, vous, s’écria le médecin, riant malgré lui. Non, ce sera dommage ; mais enfin, pourquoi s’obstiner ? »

En retournant à Kadi-Keui, Marine et son compagnon parlèrent du blessé, et toute la soirée ensuite avec l’amiral, s’entretenant aussi de cette tendance qu’ont les chirurgiens, en temps de guerre, à couper bras et jambes.

Le lendemain et les jours suivants, Marine resta auprès du lit no 10. Aussitôt que Mrs Arnold ne pouvait entendre, on causait surtout de Ferdinand. Marine parlait seule le plus souvent, car le blessé s’affaiblissait beaucoup. Miss Jane Mac-Allen les rejoignait parfois, et les deux jeunes filles voulaient espérer, malgré les


Keith considérait Marine.

affirmations contraires des médecins. Ceux-ci, d’ailleurs, ne s’occupaient plus guère de ce malade, qui, non seulement voulait vivre ou mourir avec ses jambes, mais encore refusait des opérations partielles, comme de se laisser extraire un ou deux os, par-ci, par-là. Étonnés, même légèrement indignés, les chirurgiens répétaient :

« Pourquoi le major Keith n’a-t-il pas encore la gangrène ? On n’y conçoit absolument rien, vu l’état de ses plaies, dont aucune ne se cicatrise. »

Un jour, Keith, étant seul avec Le Toullec et personne ne pouvant les entendre, lui dit :

« Je désire ne pas contrarier ma cousine, qui est protestante, ou affliger Mlle de Résort, en leur parlant de cette préparation à ma fin probable. Mais, commandant, pourriez-vous ce soir m’amener un prêtre de votre foi ?

— Vous êtes donc catholique ? répliqua Le Toullec ; nous ne nous en doutions pas.

— Sûrement ! les Keith l’ont toujours été. Après cet entretien, j’en aurai plus de courage pour vous dire au revoir. »

Le Toullec était bouleversé par l’émotion, presque tenté aussi de rester à Scutari, et de laisser Marine et son père s’embarquer seuls. Cependant il ne s’y décida pas, et le lendemain, ainsi qu’il l’avait dit, Keith, réconforté, restait maître de lui en souhaitant un heureux voyage à Marine qui pleurait. Les jeunes infirmières et jusqu’à la stricte Mrs Arnold pleurèrent aussi en embrassant cette enfant dont l’amabilité, la grâce et l’égalité d’humeur avaient charmé bien de tristes heures auprès de pauvres blessés souvent fort impatients et agacés.

Marine n’osa pas avouer combien elle eût aimé demeurer encore. L’amiral désirait partir, Paul écrivait que sa mère ne reprenait aucune force et restait en proie à des insomnies, imaginant son mari très malade et Ferdinand blessé.

Sur le même bâtiment qui les avait amenés deux mois auparavant, M. de Résort et ses compagnons quittèrent Scutari au commencement de mai, laissant Harry Keith chrétiennement résigné. Le major leur dit adieu avec un doux sourire. Tout bas, après l’avoir embrassé, s’adressant à Le Toullec, il ajouta : «  Répétez à Résort combien je l’aimais et pensais à lui ; vous parlerez aussi de moi de temps en temps avec ma chère petite garde, n’est-ce pas, mon ami ? et merci à tous deux. »

Le soleil se couchait, éclairant le Bosphore de ses feux rouges lorsque le Pirée entra dans les Dardanelles. Le spectacle était encore plus merveilleux qu’à l’arrivée, mais sur le pont du paquebot régnait une grande tristesse. Quantité d’officiers revenaient malades, souffrant encore de blessures mal fermées ; ils regrettaient cette terre d’Orient abandonnée avant le succès et la gloire rêvés. Et combien dormaient là, sous la neige, de leurs chefs et de leurs camarades qu’ils avaient vus tomber.

… On traversait l’Archipel. Sur le pont, Marine et son vieil ami causaient tristement. L’amiral, très souffrant, essayait de dormir dans sa cabine. Tout à coup Le Toullec s’écria en s’adressant à sa compagne :

« Vous allez penser que je suis un vieux fou, mais quelque chose me dit que nous reverrons Harry Keith en ce monde.

— Hélas, mon bon commandant, le médecin en chef m’a répété hier au soir que c’était une question d’heures à présent.

— L’imbécile ! » répliqua Le Toullec, qui jura à demi-voix et dont les yeux se remplirent de larmes. Ensuite il reprit : « N’est-ce pas trop dur de voir mourir des jeunes gens utiles, charmants, et de rester, moi, une vieille carcasse bonne à rien ? Ah ! Marine, vous seule savez à quel point je regrette cet être-là, si vaillant, si gai, et ce que je donnerais pour voir encore Langelle me regarder au travers de son lorgnon. À présent, mon enfant, il faudra me laisser vivre et mourir quelque part, non loin de vous, car voyez-vous…, Marine…, je ne saurais me passer de votre affection maintenant. »

Marine prit la main du brave homme et elle pleura de tout son cœur, parce que depuis le matin ses larmes refoulées l’étouffaient.