Une fille de ferme s’occupait à charger la paille.


CHAPITRE II

Le domaine des Pins.


Des poules, des canards, des dindons, et, s’il faut tout dire, des porcs, couraient au milieu du fumier amoncelé d’un côté de la cour ; une fille de ferme en sabots était occupée, l’air fort à l’aise, à charger avec une fourche de la paille à demi pourrie sur une immense charrette.

Ferdinand fit une moue de profond dégoût et les larmes montèrent à ses yeux.

Était-ce donc là cette horrible ferme qu’aimaient tant son père et sa mère et où celle-ci voulait habiter dorénavant ?

« Bien sûr, pensait le petit garçon, bien certainement, je ne m’habituerai jamais ici ; mais que je suis niais ! Papa et maman ont voulu me jouer un tour, et c’est simplement une plaisanterie. »

Rassuré par cette réflexion, Ferdinand suivit sa mère dans la grande salle de la ferme. Là régnait la plus scrupuleuse propreté, tous les ustensiles reluisaient et se trouvaient à leurs places respectives. À terre, les dalles étaient recouvertes d’un sable très fin ; sur la grande table en chêne massif, des assiettes fleuries, des couverts venaient s’aligner, rangés avec symétrie par une grande fille aux mains et aux bras rouges, mais propres. Assise dans un fauteuil de paille, une femme surveillait une broche qui, en tournant devant un feu vif et clair, lui présentait tour à tour les diverses faces d’un énorme gigot et de deux poulets. Des pommes de terre recevaient le jus des rôtis. Une chaudière au fond du foyer paraissait contenir un autre mets. C’était une soupe à la graisse, potage excellent lorsqu’il est bien préparé, mais inconnu hors de la Bretagne et de la Normandie.

Les propriétaires s’informèrent avec bonté de la santé et des rhumatismes de la fermière. Ensuite M. de Résort aida la servante à approcher de la table le fauteuil de sa maîtresse. Le père Quoniam rejoignit ses hôtes, il donnait le bras à son fils ; celui-ci marchait clopin-clopant, le pied entouré d’un bandage. Chacun s’assit et Ferdinand eut quelque peine à réprimer son étonnement, parce que les valets et les filles de ferme prirent place à la même table que leurs maîtres.

Intimidés par les étrangers, tous mangèrent d’abord en silence ; mais M. et Mme de Résort surent bientôt mettre chacun à son aise ; alors on parla et on rit de bon cœur. Ferdinand admirait le talent de ses parents à causer avec ces gens-là. Lui était, comme tous les enfants, dédaigneux de ce qu’il ne connaissait pas. Ainsi que la soupe, les rôtis et les légumes, le café bien servi fut trouvé excellent comme les pommes ridées dont la fermière bourra encore les poches du petit monsieur. « Tout vot’portrait, not’maîtresse, » dit-elle, en s’adressant à Mme de Résort.

Décidément Mme Quoniam plaisait à Ferdinand, et de lui-même il tendit son front à la brave femme, qui s’écria très touchée : « Tout vot’portrait aussi, not’maître, lorsque vous étiez petit et que je vous portais sur mon dos pour traverser les gués.

— Je me le rappelle bien, Virginie, répondit M. de Résort, et je n’ai pas oublié votre complaisance pour nous autres gamins dans ce temps-là. Avant de partir nous en causerons. À présent je désire visiter le vieux nid et montrer à Ferdinand la chambre occupée par moi à son âge et qui va devenir la sienne.

— Voulez-vous que le père aille avec vous ? interrogea la fermière ; avez-vous besoin de quelqu’un ?

— Non, merci, ma bonne Virginie, je préfère revoir la maison seul avec ma femme, mon fils, et… mes souvenirs, ajouta M. de Résort, dont la voix trembla un peu.

— Oui, je comprends, murmura Mme Quoniam, en voyant disparaître ses hôtes, il veut causer avec ceux qui sont partis pour toujours. »

De nouveau désolé, Ferdinand pensait à part lui que c’était bien vrai et qu’il faudrait vivre là, en respirant l’odeur de cette paille pourrie.

Précédant sa femme et son fils, M. de Résort quitta la cour, dont il longea le mur extérieur ; à une centaine de mètres, rencontrant une petite porte, il l’ouvrit, et tous trois franchissant cette porte se trouvèrent au bout d’un jardin. Alors Ferdinand poussa une joyeuse exclamation pendant que son père lui disait en riant :

« Petit bêta, petit oison, croyant d’abord à une mauvaise plaisanterie, tu as eu du chagrin, mais il ne faut pas pleurer à présent. Viens visiter notre propriété, elle n’est pas grande, cependant tu l’aimeras comme je l’ai aimée. »

Au commencement de ce siècle, le domaine des Pins, un très ancien manoir, avait été approprié et aménagé pour devenir une exploitation rurale assez importante, car de très grandes landes l’entouraient où paissaient de nombreux troupeaux.

Séduit par la position du manoir, le père de Jean s’en réserva la plus petite partie. Celle qui regardait la mer et l’anse de Vauville fut donc séparée de la ferme à laquelle elle était adossée. Entourant de murs bas et de haies d’arbres environ un demi-hectare de terrain, M. de Résort père dessina là un jardin où les pommiers se trouvaient mêlés à quelques arbustes d’agrément ; plusieurs massifs fleuris bordaient un potager ; des rosiers, des glycines, des fuchsias grimpaient en s’y accrochant le long de la vieille façade, dont ils encadraient les étroites fenêtres.

Au travers d’une éclaircie ménagée dans les arbres, on apercevait la mer verte ou bleue suivant le temps et le vent, la dune toute blanche, et par les beaux jours, au large, les îles anglaises. C’était bien là un vieux nid plaisant et confortable, où l’on comprenait que des enfants avaient dû être très heureux.

Le père de Jean étant magistrat, lui et sa famille passaient aux Pins seulement les vacances ; mais alors quelle joie pour tous, malgré la longueur des voyages en ces temps-là, avec le but en perspective !

Un perron en pierres vieilles et moussues conduisait à une grande salle voûtée, éclairée par quatre fenêtres ; cette salle n’était pas triste malgré les anciennes boiseries et les poutres noircies du plafond. On y voyait des meubles de toutes provenances, les uns curieux, datant des siècles passés, d’autres modernes et plus confortables, une vaste cheminée, dont le foyer rétréci devait très bien chauffer, deux ou trois paravents destinés à arrêter les courants d’air, plusieurs tables, une bibliothèque, de grands vases de faïence prêts à recevoir plantes et fleurs. Opposée à la cheminée, une porte ouvrait sur un passage conduisant à une petite cuisine et à un escalier en pierre ; celui-ci, placé dans une tourelle, se terminait à l’étage supérieur par un corridor sur lequel donnaient quatre chambres à coucher.

Quand ils eurent parcouru l’antique maison :

« Eh bien, Madeleine, dit M. de Résort, en s’adressant à sa femme, qu’en pensez-vous, et votre résolution ne faiblit-elle pas ? Ne serez-vous pas trop seule et triste ici ?

— Triste, oui, fort souvent, mon ami ; où ne le serais-je point durant votre absence ? mais aux Pins certainement moins que partout ailleurs, et puis la pensée du devoir accompli m’aidera et me soutiendra. Après cet horrible départ, je viendrai ici, j’y installerai nos livres, mon piano, quelques tapis, enfin des objets rapportés de vos voyages. Nous travaillerons, nous aurons bon courage et bonne volonté, n’est-il pas vrai, Ferdinand ? et puis nous regarderons en avant jusqu’au jour du revoir.

— Oui, maman, et je vous promets aussi de me corriger de mes défauts, de n’être plus paresseux. Vous le croyez, papa, et que pendant votre absence je ne causerai jamais de chagrin à maman ?

— Certainement, mon enfant bien-aimé, je te crois et j’ai foi en ta parole, car, tu le sais, une parole est sacrée ; je prends donc la tienne comme je prendrais celle d’un homme fait. Est-ce entendu, mon fils, t’engages-tu à remplir tous tes devoirs, et, si tu faiblis un moment, veux-tu me promettre de te relever promptement, plus courageux, plus résolu, sans lâcheté ni découragement ?

— Oui, papa, » s’écria l’enfant, les yeux brillants, ému et fier d’être traité en homme par ce père qu’il aimait et admirait par-dessus tout au monde.

On visita les chambres. Dans celle qui lui était destinée Ferdinand trouva un ancien secrétaire qui renfermait quantité de tiroirs et une très ingénieuse cachette.

Aux yeux du petit garçon, le meuble à lui seul valait tout le reste. Il y revint après avoir parcouru le jardin, parce que, dit-il à sa mère, il me faut bien comprendre le mécanisme du secret, et puis je l’expliquerai ce soir à Fanny ; vous aussi, maman, vous lui raconterez comme c’est joli les Pins ! »

…À la mort de ses parents, Jean et ses sœurs croyaient recueillir et partager une assez belle succession. Mais un homme d’affaires infidèle avait abusé de la confiance de M. de Résort père, et, l’héritage une fois liquidé, il se trouva que la ferme et le petit domaine des Pins revinrent seuls au fils aîné.

La ferme était louée mille écus. Cela, joint à la solde de l’officier de marine, ne constituait pas un état de gêne véritable ; mais, en comparant le présent au passé, Jean craignit un instant que sa femme ne souffrît de cette pauvreté relative. Aussi fut-il très heureux lorsque Madeleine, après lui en avoir démontré l’utilité, annonça à son mari qu’elle était résolue, s’il naviguait, à aller avec son fils résider aux Pins, dès qu’ils auraient sous-loué leur appartement de Paris. « Et puis, Jean, ajouta la jeune femme, pendant trois ans je suis à peu près sûre de suffire à l’instruction de Ferdinand, que nous avons trop gâté, vous et moi ; tout en déplorant notre faiblesse, nous ne savions pas refuser à l’enfant la moindre fantaisie. À Paris, notre fils ne deviendrait-il pas envieux et mécontent à force de regretter une existence plus large ? Au contraire, je me charge de le rendre très heureux à la campagne, où je suis certaine qu’il oubliera vite ce qu’il est sage de lui faire oublier. »

Jean se rendit à ces excellentes raisons, admirant celle qui ne songeait qu’à son mari et à son fils.

Le mois suivant, ayant accepté le poste de commandant en second du Neptune et pris les dispositions nécessaires au plan tracé par sa femme, M. de Résort quittait Paris pour se rendre à Cherbourg, port où le vaisseau allait entrer en armement.

Arrivés l’avant-veille, Jean et Madeleine voulurent employer leur dernier jour de liberté, d’abord à visiter ce pèlerinage où ils s’étaient rendus si souvent dans leur jeunesse, et puis ils désiraient montrer ensemble à Ferdinand la maison paternelle, dont le petit garçon ne pouvait se souvenir, parce que depuis six ans, M. de Résort étant embarqué en escadre ou bien retenu à Toulon, sa famille habitait toujours la ville.

Le soir, au moment où le soleil couchant illuminait le paysage, M. de Résort, sa femme et leur fils quittèrent la ferme des Pins.

De nouveau conduits par Quoniam et traînés par Pied-Blanc, ils traversèrent la grande lande, que l’ombre envahissait déjà. Au bord du chemin les moutons ruminaient dans leur parc. Assis l’un auprès de l’autre, le berger et Pastoures semblaient causer. En les apercevant, Pied-Blanc s’arrêta et hennit doucement, pendant qu’une jeune voix criait :

« Bonjour, ou plutôt bonne nuit, berger.

— Bonsoir, monsieur Ferdinand, répondit gravement Thomas ; bonsoir, votre parole réjouit mon vieux cœur.

— Tiens, comment savez-vous mon nom ?

— Peut-être bien que je m’en suis informé, mon jeune monsieur, et puis, les gens d’ici, ils disent que les bergers sont sorciers ; mais c’est une sottise.

— Sorcier ou non, je pense que nous serons amis, berger, lorsque j’habiterai au manoir.

— Avec la permission de vos parents, monsieur Ferdinand, j’en aurai bien du bonheur.

Wap, wap, » fit Pastoures qui, subitement dressé contre les roues de la voiture, donna un coup de langue sur les mains de Ferdinand, et pendant que M. de Résort disait : « En route, père Quoniam, » Mme  de Résort ajouta :

« Au revoir, mon ami Thomas. »

Lorsqu’il eut vu disparaître la carriole, le berger murmura : « Je ne pensais pas qu’une dame me dirait jamais : mon ami Thomas. »