Son cœur se serra.


CHAPITRE III

L’appareillage du Neptune.


Quelques semaines après, on était au 1er juin, à la pointe du jour. Derrière le fort des Flamands le soleil émergea tout à coup, inondant de sa lumière la rade de Cherbourg, dont les eaux se ridèrent par places d’abord et ensuite de tous les côtés ; bientôt ces rides se changèrent en de très petites vagues ; alors des nuages roses commencèrent à envahir l’horizon et à chasser les uns après les autres de l’est à l’ouest en passant sur la ville encore endormie.

Prêt à lever l’ancre depuis cinq jours, le Neptune restait immobile, attendant un vent favorable. La plupart des officiers et matelots s’énervaient à renouveler leurs adieux et à recommencer sans cesse les préparatifs de la dernière heure.

Au contraire, Mme de Résort et quelques familles de marins jouissaient avec délices de ce répit inespéré.

Accompagnée de Ferdinand, Madeleine passait une partie des journées à bord, espérant voir durer ce calme encore longtemps. Et le 1er juin, lorsqu’elle embarqua au bout de la grande jetée, son cœur se serra, car la brise s’établissait décidément, aucun doute n’était possible à ce sujet. En conduisant à bord Ferdinand et sa mère, la baleinière put établir sa misaine et filer vent arrière jusque sous le vent du Neptune mouillé en grande rade.

Ses voiles amenées, accostée à l’échelle de tribord, la petite embarcation paraissait microscopique, accrochée aux flancs de l’immense colosse.

Les vieux habitants des ports militaires n’arrivent plus eux-mêmes sans un effort de mémoire à dépeindre notre marine d’il y a cinquante ans, alors à l’apogée de sa puissance et entièrement à voiles. Seuls quelques avisos à vapeur et à roue existaient déjà ; mais on ne les envoyait jamais loin de France.

Les vaisseaux à trois ponts, avec leur coque immense, leur mâture plus immense encore, étaient l’image de la force alliée à l’harmonie, parce que tout semblait y avoir été créé ensemble d’un seul jet. Plusieurs tableaux et quelques pontons, les premiers représentant des escadres ou des batailles navales, nous montrent encore ces arrières carrés avec leurs belles sculptures et leurs galeries à deux étages surmontées de larges dunettes encastrant le mât d’artimon. Du pont on accédait à la dunette par deux hauts escaliers ayant au fronton cette devise : « Honneur et Patrie ! » À la proue, un grand gaillard d’avant s’arrêtait au mât de misaine ; celui-ci, ainsi que les deux autres mâts d’artimon et le grand mât atteignaient une hauteur et leurs vergues une étendue dont aujourd’hui personne ne se fait plus une juste idée. Croirait-on, sans preuves à l’appui, qu’il existât des voilures représentant à peu près quatre mille mètres carrés de toile et des hunes larges comme le pont d’un brick actuel ? Dans ces hunes une bordée de gabiers vivait à l’aise et sans en descendre pendant les quatre heures du quart.

Peints à batterie en blanc et noir jusqu’à la ligne de flottaison, ces vaisseaux étaient armés de cent vingt canons, dont trente-six dans la batterie basse, vingt-quatre dans la seconde et dix-huit dans la troisième, avec des caronades sur les ponts des deux gaillards ; douze cents hommes formaient l’équipage réglementaire des vaisseaux à trois ponts ; cet équipage comprenait aussi une cinquantaine de mousses. Pour état-major : deux commandants, cinq lieutenants de vaisseau, cinq enseignes, une douzaine d’aspirants, deux commissaires au moins, trois médecins et un aumônier. L’état-major était augmenté de deux ou trois officiers lorsque le vaisseau portait le pavillon d’un amiral.

À présent, les nécessités d’une artillerie encore en état de formation ont créé une marine nouvelle où les navires cuirassés, les garde-côtes à tourelles, les avisos en fer, remplacent les anciens types. À chaque découverte une autre succède qui démode la précédente. Un isthme percé semble condamner l’ancienne navigation. Nos devanciers haussaient pourtant les épaules lorsque devant eux on prédisait le succès, surtout de transit, réservé de nos jours au canal de Suez.

D’autres gigantesques travaux déjà commencés s’accompliront sûrement à plus ou moins courte échéance. La vitesse des machines nautiques augmente chaque année, ainsi que la portée des canons et par suite le poids, le déplacement d’eau comme la force de résistance et la solidité du blindage des vaisseaux.

Des avisos et des canots ont filé jusqu’à vingt nœuds à l’heure, portant des torpilles dont une seule, en partant, coûte de dix à douze mille francs. En temps de guerre, une torpille heureuse pourrait en quelques secondes détruire un navire ennemi valant huit ou dix millions. Tous ces chiffres ne donnent-ils pas le vertige, et en les alignant ne se prend-on pas à regretter cette vieille marine à voiles, aujourd’hui presque à l’état de légende ?

Mme  de Résort venait de gravir la haute échelle de tribord, admirant presque malgré elle ce splendide vaisseau dont le départ allait coûter bien des larmes.

Le commandant lui offrit son bras pour la conduire dans la salle à manger. Le déjeuner était déjà servi.

Occupé, comme le sont en pareils jours les seconds des navires, M. de Résort ne rejoignit les convives qu’à table.

Le commandant avait revêtu sa grande tenue, et s’adressant à Madeleine :

« Je vais, lui dit-il, descendre à terre aussitôt le café pris, et, si vous le voulez bien, madame, j’aurai l’honneur de vous reconduire, car ma baleinière sera désormais la seule à quitter le bord.

— Et si vous désirez nous voir appareiller, le commandant m’a offert de vous déposer tous deux à bord du Dauphin ; vous y serez mieux qu’à terre, » ajouta M. de Résort.

Jean parlait ainsi les yeux baissés, évitant de regarder sa femme dont il venait de remarquer les mains tremblantes.

« Certainement, merci, commandant, répondit Madeleine. À quelle heure le Neptune appareillera-t-il ?

— Aussitôt mon retour, » répliqua le commandant, auquel un timonier vint annoncer que sa baleinière était parée.

Alors M. de Résort emmena sa femme et son fils. Au bout de quelques minutes, appuyée sur son mari, Madeleine descendit bravement l’escalier. Après une dernière étreinte la mère et l’enfant sautèrent dans la baleinière. Le commandant prit la barre et on s’éloigna rapidement.

Les mains de Ferdinand dans les siennes, sans larmes, mais la figure décomposée, Mme de Résort regardait son mari debout sur le dernier échelon ; alors un aboiement formidable domina les autres bruits. « Wap, wap, » criait un chien, qu’on voyait courant, affolé, sur la dunette du Neptune.

« Ah ! papa, ah ! Frisette ! » s’écria Ferdinand perdant tout son courage. Et il répéta en sanglotant : « Frisette, papa ! Papa ! Frisette ! »

Après tout, Ferdinand était très jeune et ceux qui ont beaucoup aimé un animal quelconque ne blâmeront pas cet enfant pleurant son père qui partait et son chien qu’il abandonnait.

Frisette, une superbe caniche gris de fer, intelligente et spirituelle, avait été donnée à Ferdinand l’année précédente ; elle adorait son petit maître et au moins tout autant M. de Résort. Celui-ci dit un jour à sa femme :

« Si je ne pensais pas causer un gros chagrin à Ferdinand, je serais fort heureux d’emmener Frisette ; le commandant aime les chiens et celui-là me distrairait beaucoup.Vous savez que pour un second les distractions sont rares au milieu des croisières du Pacifique. »

Sur quoi la mère entreprit de prouver à son fils qu’il serait beau et louable de faire à papa ce petit sacrifice ; elle aussi aimait Frisette, mais où serait le mérite de donner ou d’offrir ce qu’on n’apprécie pas ?

Ferdinand comprit et ensuite il insista de si bonne grâce, avec de si jolies façons, que son père accepta, très reconnaissant et touché. Frisette fut donc embarquée.

Cependant les dernières embarcations du Neptune poussaient des jetées, emmenant les, derniers officiers en permission, les dernières malles et les dernières provisions. Une seule chaloupe restait encore à quai : c’était ce que l’on nomme la poste aux choux, grand canot dont on venait de remplir la chambre avec quantité d’objets : légumes frais, canards, poulets attachés par les pattes. Envoyés au marché dès l’aube, les cuisiniers et les maîtres d’hôtel, faute de place, revenaient juchés sur des paquets amarrés dans la chambre. Seul officier à bord de cette chaloupe, l’aspirant de corvée en faisait là une fort dure. Tirant sa montre à chaque minute, des gouttes de sueur au front, il pestait à mi-voix et de tout son cœur, parce que le cuisinier du commandant manquait à l’appel. Deux matelots avaient affirmé savoir dans quel cabaret trouver ce retardataire et les matelots expédiés à leur tour ne revenaient pas.

« Ces trois animaux vont-ils déserter à la dernière minute ? faut-il aller mettre les gendarmes à leurs trousses ? huit heures et demie ! et nous devions pousser à huit heures ! Ah ! Dieu merci, les voilà, déjà à moitié ivres, ma parole d’honneur, et s’essuyant les lèvres. » Alors essayant de prendre un air méchant qui n’allait guère à sa très jeune figure : « Voyons, s’écria l’aspirant, voyons, tas de soldats ! embarquez, et ensuite si quelqu’un nage de travers ou prononce une parole, tous aux fers ! »

Au large, le courant très fort devient contraire, on avance lentement, impossible de mâter pourtant, car les bancs sont trop encombrés. En approchant du bord, les hommes parlent et ils nagent en dépit du bon sens ; leur accostage se trouve manqué. En voulant éviter, le matelot de l’avant laisse tomber sa gaffe à l’eau, un quartier-maître injurie son camarade et se sert des mots les moins parlementaires. L’aspirant se dit qu’il est sûr d’attraper un fort abatage lui-même, à cause de cette maudite poste aux choux.

Le jeune homme ne se trompait pas ; dès qu’il atteignit la coupée de bâbord :

« Eh bien, monsieur, s’écria l’officier de quart, eh bien, je ne vous fais pas mon compliment. Quel accostage, et dans quel état sont vos hommes ! Je vous conseille de prendre quelques leçons la première fois que vous aurez à commander une embarcation. »

Ainsi réprimandé, l’aspirant baisse la tête, sans essayer de présenter des excuses qui ne seraient pas écoutées. Mais la cause de tous ces ennuis, le cuisinier mérite d’en porter la peine et il la portera. Cinq jours de fers au maître-queux à faire en dehors des heures de fourneaux. Déjà toutes les embarcations ont été placées sur leurs portemanteaux respectifs ; la chaloupe, le grand canot et le youyou seuls restent les uns dans les autres entre le grand mât et le mât de misaine.

Au moment de descendre à terre, afin de prendre les ordres du préfet maritime, le commandant a fait hisser le pavillon de partance. On veille son retour et l’homme de vigie, sa lunette braquée sur la ville, annonce bientôt : « La baleinière du commandant quitte l’escalier de la jetée. » Vent arrière et sous voile, l’embarcation file très vite. Elle accoste et on la hisse sur son portemanteau pendant que le commandant gravit l’échelle ; ensuite cette échelle sera rentrée : on ne l’amènera plus en France de bien longtemps.

Le commandant arrive sur la dunette, où les officiers et les hommes se découvrent. Alors l’officier de manœuvre s’avance :

« Commandant, dit-il, tout est prêt pour l’appareillage, le pilote vient de monter à bord.

— Établissez la voilure, répond le commandant, nous abattrons sur bâbord, parce que la brise souffle franchement de l’est à présent. »

Les voiles sont larguées, les huniers et les perroquets établis par les gabiers de quart qui exécutent ces divers commandements. On brasse tribord devant, bâbord arrière.

« Qu’on soit paré à larguer le corps mort[1]. »

Et sur un signe du commandant, au moment où l’abattue se dessine :

« Larguez le corps mort, » crie l’officier de manœuvre.

Libre de ses amarres, le vaisseau abat rapidement, sans bouger encore ; malgré le grand foc établi à son tour, le colosse paraît hésitant… Mais, la voile de l’avant une fois changée, le Neptune prend de l’air, et, rasant l’avant du bâtiment stationnaire, il obéit franchement au gouvernail, évoluant avec une rapidité croissante dès que les basses voiles et les étais sont établis et que la brigantine a été bordée.

Au moment où le Neptune élongeait le Dauphin, qu’il dominait de toute sa coque, une petite voix aiguë, stridente, arriva jusqu’aux oreilles des officiers groupés sur la dunette du vaisseau.

« Bon voyage, mon papa chéri, » criait cette voix d’enfant pendant que sur la passerelle de l’aviso une dame agitait son mouchoir. Les officiers du Neptune ôtèrent leurs casquettes, M. de Résort éleva la sienne en l’air, et Frisette grimpée sur le coffre aux signaux aboya furieusement.

Sous cette immense pyramide de voiles et légèrement incliné, le Neptune glissa de plus en plus vite. La passe de l’ouest franchie, la barre fut redressée ; bientôt on n’aperçut plus que la mâture, sur laquelle les rayons du soleil tombaient d’aplomb, éclairant vivement les perroquets. Ceux-ci projetaient leur ombre en dessous et par le contraste les basses-voiles semblaient être devenues toutes noires.

Ensuite les unes et les autres se confondirent avec les brumes amoncelées à l’horizon. Et lorsque les cloches des églises sonnèrent l’angélus, même des hauteurs environnant la ville on eût en vain cherché à découvrir le vaisseau dont l’absence faisait paraître presque déserte la rade de Cherbourg.




  1. Énormes tonnes cerclées de fer mouillées dans les rades.