Les portes restaient grandes ouvertes.

L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE




CHAPITRE PREMIER

En carriole.


Entre Cherbourg et les chefs-lieux des cantons voisins, les grandes routes autrefois, mal entretenues, devenaient presque impraticables après les pluies de l’hiver ; les ornières s’y creusaient alors plus profondes et plus inégales.

Sans s’inquiéter des mauvais chemins, deux ou trois fois par an, des hommes, des femmes, des enfants quittaient Cherbourg avant l’aube : les uns s’empilaient dans des véhicules de tous les genres, mais le plus grand nombre s’en allait à pied. Tous parcouraient environ trois lieues ; ensuite, après avoir gravi une côte abrupte et avant d’entrer à Beaumont, voitures et piétons abandonnaient la route pour s’engager au milieu des landes qui s’étendent à perte de vue sur le plateau de la Hague. À droite, à gauche, de l’est au sud et au nord, partout la grande lande, verte ou noire suivant la saison ; quelques rares fermes çà et là, entourées de maigres bouquets d’arbres. La mer seule, à l’ouest, borne et arrête ces terres arides, que balayent sans cesse les grands vents de l’Atlantique, en couchant dans la même direction les buissons rabougris et les arbres découronnés.

Bêtes et gens avançaient lentement, mais ils arrivaient enfin devant une pauvre église, bien ancienne et bien délabrée, paroisse d’un misérable village.

Les cloches sonnaient à toute volée et les fidèles entraient dans le sanctuaire trop étroit en ces jours-là, dont les portes restaient grandes ouvertes ; alors, ceux qui n’avaient pu trouver de place à l’abri, les hommes tête nue, les femmes à genoux, suivaient les prières de l’office au milieu des pierres tombales d’un vieux cimetière.

Le village se nomme Biville, l’église, élevée au quinzième siècle, est dédiée au bienheureux Thomas Hélye, pour lequel les Normands de la presqu’île professent un amour démonstratif qui étonne de la part d’une population généralement peu enthousiaste.

Les Normands, et surtout les habitants de la Manche, sont pour le plus grand nombre honnêtes, mais, avant tout, économes, rusés et défiants : ils craignent de montrer le fond de leurs bourses et le fond de leurs pensées. Questionnez-les : jamais ils ne répondront franchement oui ou non. Pesant leurs moindres paroles, ils craignent toujours de se voir entraîner à une démarche ou à une dépense imprévues. Travailleurs et persévérants, n’en attendez ni un élan spontané, ni un dévouement irréfléchi.

Un trait les peint. En d’autres pays, on lit sur les enseignes des cafés et auberges : « Ici l’on donne à boire et à manger. » En basse Normandie, le mot donne est invariablement remplacé par cet autre : vend, parce que : « Allais, marchais, qué qu’on saurait répondre à cétil qui réclamerait ? Rien, morgué ! pisque la promesse ail’serait écrite. »

Sur toutes choses, ces braves gens prisent celles qui leur appartiennent exclusivement. Aussi les plus dévots se laissent-ils rarement entraîner à de lointains pèlerinages. Partant ils en apprécient doublement celui qu’ils trouvent à leur portée, sous l’invocation d’un saint prêtre, né dans la Hague et dont l’histoire authentique n’emprunte rien à la légende.

Né à Biville et de parents nobles à la fin du douzième siècle, Thomas Hélye se consacra d’abord à l’éducation des jeunes garçons pauvres de Cherbourg, où fort jeune lui-même il fonda et dirigea des écoles. Bientôt écouté et vénéré, devenu prêtre, il borna son ambition à la cure de Biville, et dans ce village perdu au milieu des solitudes il mena l’existence la plus austère, faite de prières et de bonnes œuvres. Cependant le renom de ses vertus ne tarda pas à s’étendre au loin. Le roi appela Hélye à la cour. Mais le pasteur regretta bientôt ses landes et son pauvre troupeau, et, avec l’autorisation de Louis IX, il reprit le chemin de la Hague : il y devait mourir en odeur de sainteté en 1259, à une lieue de Biville, chez les seigneurs de Vauville. Les pèlerins visitent encore les ruines du château de Vauville.

Dans l’église de Biville, les ossements du bienheureux Thomas sont chaque année exposés à la vénération des fidèles, à côté d’une chasuble et de divers ornements, présents du roi saint Louis à celui qui fut un moment son aumônier.

…C’était un jour de pèlerinage. Après l’office, devant l’église, trois personnes, un monsieur, une dame et un petit garçon, semblaient attendre quelque chose ou quelqu’un.

Le monsieur portait la petite tenue des officiers de marine ; grand, mince, l’air robuste et distingué, il avait la figure hâlée et une épaisse chevelure noire grisonnant déjà aux tempes. La dame, blonde, encore jeune, devait être jolie ; mais elle venait de beaucoup pleurer et ses yeux rouges et bouffis la défiguraient entièrement ; appuyée au bras de son mari, elle paraissait suivre de bien tristes pensées. Le petit garçon avait aussi versé quelques larmes, larmes déjà séchées sur ses joues roses, et souriant, une main dans celle de son père, il cherchait à découvrir l’objet attendu.

L’officier, capitaine de frégate, se nommait Jean de Résort, récemment promu au commandement en second d’un vaisseau à trois ponts, le Neptune, qui dès le lendemain devait entrer en armement pour entreprendre une belle et intéressante campagne, dont la durée serait de trois ans, sinon davantage.

Mariée depuis dix ans, Mme de Résort n’avait, encore jamais quitté son mari pour plus de quelques mois, et ce jour-là était le dernier que tous deux passaient ensemble à terre. La pauvre femme sentait son courage faiblir, et, quoiqu’elle se fût promis d’être forte, ses larmes coulaient malgré elle.

« Ah ! s’écria tout à coup le petit garçon, père, voyez là-bas, n’est-ce point la carriole ?

— Oui, je le crois, et maintenant qu’elle a tourné le coin, j’en suis sûr, répondit M. de Résort.

— Eh bien, papa, je puis dire que voilà une laide voiture. Allons-nous vraiment nous hisser dans une pareille chose ? » Mais apercevant les sourcils froncés de son père, l’enfant reprit : « Je voulais dire que jamais maman ne pourrait grimper jusqu’au banc de cette charrette. »

Les assistants écoutaient et riaient. La voiture s’arrêta, et le conducteur, sautant à terre, se mit en devoir de débrider un petit cheval roux, râblé et bien nourri, qui poussa un hennissement prolongé tout en grattant la terre avec son sabot droit.

« Certainement, Pied-Blanc, tu as raison, disait l’homme, saluant gauchement entre chaque phrase qu’il prononçait, avec un sourire qui montrait ses gencives sans dents.

« Bonjour, not’maître ; bonjour, not’maîtresse ; bonjour, not’ jeune môssieu.

— Bonjour, père Quoniam, comment allez-vous, répondit M. de Résort, et comment se porte toute la famille ?

— Très bien, not’maître, parfaitement, not’maître ; la bourgeoise a été couchée tout l’hiver avec des rhumatismes, et le garçon, hier, y s’est écrasé le pied sous la meule. »

Ferdinand luttait avec un fou rire provoqué par ce genre de parfaite santé ; mais un regard de son père l’aida à garder son sérieux. Cependant Mme  de Résort s’était sans peine installée dans la carriole où se trouvait un banc recouvert d’un tapis.

« Grimpe là, Ferdinand, » dit M. de Résort, qui ajouta en montant à son tour : « Allons, père Quoniam, qu’attendons-nous et pourquoi votre cheval hennit-il ainsi ?

— Ah ben, sans vous offenser, not’maître, je vas vous le dire : Pied-Blanc, il est pire qu’un enfant, faut rien lui promettre, autrement pas moyen de s’en débarrasser, et je lui avais annoncé une croûte et un pichet de cidre. Pas vrai, mon fieu ?

Henn, » répondit le petit cheval, tapant du sabot et agitant furieusement sa crinière rousse.

Cette fois, père, mère et enfant partirent du même éclat de rire ; la figure niaise du père Quoniam formait un tableau des plus grotesques avec les façons du cheval.

« Tout de même, reprit le fermier, si vous voulez, nous nous arrêterons dix minutes à l’auberge. Pied-Blanc nous regagnera ensuite le temps perdu. Réponds, voyons ! » ajouta-t-il en s’adressant encore à l’animal.

Pied-Blanc hennit de nouveau, et, en signe d’assentiment, il donna avec sa tête un coup sur celle de son conducteur.

« Faites à votre idée, mais tâchez de ne pas nous retarder encore, » répondit M. de Résort, amusé de la joie que cette petite scène causait à son fils. Madeleine souriait aussi.

La carriole se mit en marche, la bride de Pied-Blanc tenue par son maître, mais seulement pour la forme.

« Pied-Blanc sait où il va, disait le père Quoniam, qui parlait avec


Il but un pichet de cidre.

un fort accent traînard et chantant. Allais, marchais ! Y a pas son pareil de Valognes à Saint-Lô. »

Arrivé devant l’auberge, « ce cheval incomparable » daigna s’arrêter et manger environ une livre de pain noir, ensuite il but un pichet de cidre répandu dans une auge, après quoi le fermier s’en fut aussi « boire un café », sous le prétexte fallacieux de régler sa note.

« Eh bien, papa, s’écria Ferdinand, je puis dire que vous avez de la patience, et maman aussi, d’attendre ce cheval et cet homme sans vous fâcher. »

M. de Résort fumait tranquillement une cigarette ; il répondit en souriant :

« Mon chéri, ayant bien souvent habité la Normandie, ta mère et moi nous connaissons l’inutilité de tout essai tendant à changer les habitudes des naturels ; pourtant j’avoue n’avoir jamais vu les chevaux se mettre à l’unisson. »

Enfin, en s’essuyant les lèvres, le père Quoniam grimpa sur le petit siège placé à côté du marchepied.

« Allons, Pied-Blanc, s’écria-t-il, allons, t’as promis de regagner, et gare aux coupées ! t’entends… »

Pied-Blanc partit à fond de train, mais d’un trot égal, sans secousses ni arrêts brusques, prenant en biais les coupées des chemins, évitant aussi les fondrières. Le plus habile des cochers n’eût pas mieux conduit le meilleur des chevaux.

Après avoir traversé Biville, la carriole s’engagea dans une lande au sommet de laquelle se déroule un admirable panorama.

De cette hauteur on domine la grande dune qui aboutit à l’anse de Vauville. À gauche et à droite, l’horizon est borné par de hautes falaises granitiques, celles de Jobourg et de Dielette. Ces falaises descendent jusqu’à la mer en deux petits caps avancés, qui semblent avoir été jetés là, pareils à deux sentinelles destinées à borner et à arrêter le travail des dunes mouvantes.

Celles-ci ressemblent à une autre mer houleuse où l’eau serait remplacée par un sable tellement fin qu’on le dirait tamisé. Au milieu de cette poussière blanche, des herbes poussent de loin en loin, sortes de plantes grasses très hautes et d’un vert très cru.

En approchant du rivage, les dunes s’aplanissent pour devenir une longue et étroite plage de sable que les vagues déplacent et échancrent au gré des tempêtes et des marées.

Quoique la brise se fût élevée, le temps restait beau. Au large on apercevait les îles anglaises d’Aurigny et de Sark. Jersey se dressait en dernier plan. Quelques nuages flottants promenaient leurs ombres sur un point de la mer ou de la côte.

Les enfants regardent peu les paysages, cependant Ferdinand partagea l’admiration de ses parents pour celui-là. Mais, rappelé à la réalité et non sans excuses, il faut l’avouer :

« Comme il doit être tard, s’écria-t-il, et que j’ai donc faim ! Papa, voulez-vous me montrer dans quelle direction se trouve le château ?

— Quel château, mon ami ?

— Mais le nôtre. Ma bonne m’a dit ce matin que nous allions visiter aujourd’hui le château des Pins.

— Eh bien, l’habitation que ta bonne appelle un château n’est guère autre chose qu’une ferme : ce dont tu pourras bientôt juger par toi-même ; mais, ferme ou manoir, nous y avons été bien heureux dans notre jeunesse, mes sœurs et moi, songeant à y revenir aussitôt que nous arrivions à Paris, comptant alors les mois et les jours qui nous séparaient des vacances. Nous imaginant abréger le temps, tous les matins, chacun à notre tour, nous déposions un pois ou un petit caillou dans une espèce de tirelire cachetée. Au préalable, trois cent un de ces objets étaient solennellement comptés par nous et placés dans un tiroir. Une fois, ayant reçu une boîte de baptême, j’eus la belle idée de remplacer les cailloux et les pois par des dragées petites ou grosses ; l’invention parut admirable et nous nous dîmes : «  Quelle joie d’ouvrir la tirelire à la veille des vacances et de manger les trois cent une dragées d’un seul coup ! » Et devine ce qui arriva ce jour-là. Voyons, franchement, en jugeant les autres d’après toi-même… »

Ferdinand hésitait, souriait et rougissait. «  Je ne sais trop, papa, finit-il par avouer, peut-être aurais-je… mangé… quelques petites dragées…

— Eh bien, mon ami, ce ne fut pas quelques-unes. Au jour marqué, et à notre grande confusion, la tirelire brisée, il ne s’y trouva que cinq grosses dragées et sept toutes petites, et les premières aux trois quarts rongées. Nous avons bien ri et nous rions encore en parlant de cette vieille histoire. »

Ferdinand riait aussi, lorsque Pied-Blanc s’arrêta brusquement. À quelques pas d’eux, les voyageurs aperçurent un homme revêtu de la limousine des bergers et qui disait en soulevant un grand chapeau noir :

« Bonjour, monsieur, madame et la compagnie ; bonjour, Quoniam.

— Bonjour, Thomas, » et le fermier reprit en se tournant vers Mme  de Résort : « Chacun sait qu’il faut répondre aux bergers, car cela porte fortune lorsqu’un pasteur salue le premier. »

À cet instant, après avoir franchi d’un bond un large fossé, un superbe chien griffon vint tomber devant la carriole. Pied-Blanc et le chien semblaient très joyeux et très excités ; l’un modulait la gamme de ses hennissements, grattait la terre avec son sabot et tendait le nez à l’autre qui aboyait, sautait et léchait la tête du petit cheval. Ayant quitté son siège, le père Quoniam causait avec le berger et semblait lui demander un conseil.

Un instant M. et Mme  de Résort étudièrent avec intérêt la physionomie des deux interlocuteurs : l’une souriante, niaise et rusée tout à la fois ; l’autre intelligente, sérieuse et un peu triste.

Cependant à ce train il n’y avait plus de raison pour qu’on atteignît le but et M. de Résort intervint :

« Allons, père Quoniam, s’écria-t-il, allons, mon ami, songez donc que nous avons faim et aussi des affaires à régler à Siouville, et ensuite qu’il vous faudra nous reconduire à Biville, où est restée notre voiture.

— Excusez-moi, not’maître, vous avez raison ; mais il y a longtemps que Thomas était là-bas, au pays de Bretagne, avec ses bêtes, et dame ! l’on se retrouve avec plaisir, et je le consultais à propos d’une vaque et de son viau, et puis de ma femme. »

Tout en parlant, le fermier avait repris sa place ; alors, s’adressant à Pied-Blanc et ensuite au berger, il ajouta :

« Mon fieu, t’arrête plus à cette heure. Au revoir, Thomas ; vous viendrez dimanche manger la soupe et voir le viau, qui ne grossit point, et en même temps le pied du garçon. »

Ayant salué, le berger cria : « Aux bêtes, Pastoure. » Le griffon se précipita aussitôt par-dessus le fossé, franchit une haie et fondit au milieu d’un troupeau de moutons, mordillant à droite et à gauche plusieurs agneaux en maraude.

Cependant le petit cheval avait repris son trot allongé, mais il hennissait, la tête tournée vers le champ où le chien venait de disparaître.

« Vraiment, Pied-Blanc semble dire adieu à son ami, s’écria Ferdinand, à qui cette scène faisait oublier le déjeuner.

— Mais, bé sûr et certain qu’ils s’entendent, répondit le fermier, et aussi vrai que je m’appelle Alexandre Quoniam, il n’y a point leurs pareils à ces deux bêtes-là dans toute la Hague, ni peut-être en Normandie et même au pays de France. »

Pour les naturels de la Hague, leur pays fait partie de la Normandie et la Normandie se trouve en France ; mais « dà, ils sont Normands et point Français », et n’essayez pas de comprendre leur raisonnement.

Frappé de ce nom de Quoniam, parce qu’il avait déjà commencé le latin, Ferdinand se pencha à l’oreille de son père en disant :

« Un drôle de nom qu’a votre fermier, papa.

— Oui, et dont je n’ai jamais pu découvrir l’origine. Plusieurs familles s’appellent ainsi en basse Normandie. Ah ! voilà Siouville. »

La carriole eut bientôt traversé le village et elle en dépassa les dernières habitations ; ensuite, et toujours à fond de train, Pied-Blanc enfila une allée de pins du Nord, au bout de laquelle, en prenant son tour, le petit cheval s’arrêta net dans une cour de ferme et devant la porte d’un bâtiment qui paraissait fort ancien.