Éditions Édouard Garand (60p. 36-38).

XXII

UN COMPLOT DE CHANTAGE.


Avant de suivre ces trois personnages et Flandrin et avant de revenir à Maître Jean que nous avons vu se diriger vers son logis pour s’y armer, et, enfin, pour nous tenir dans la marche méthodique des événements, il importe d’assister à une scène qui se passait dans un endroit de la basse-ville que nous connaissons déjà, nous voulons parler de la cambuse du mendiant Brimbalon.

Nous trouvons le bonhomme avec l’individu à demi-ivre qu’il avait emmené chez lui, et tous deux se trouvent attablés devant une cruche d’eau-de-vie.

Ce visiteur du mendiant, ou, si l’on aime mieux, l’hôte du père Brimbalon est un trappeur canadien. Il parait âgé d’une quarantaine d’années. Il est courtaud, cagneux et porte toute sa barbe qui est d’un noir d’encre. Dans le fouillis embroussaillé des poils de la barbe et de la moustache on peut apercevoir un sourire niais et qui semble éternel. Entre deux rasades prises en silence, le mendiant lui demanda :

Et tu ne sais pas son nom à cette princesse de la rue du Palais, laquelle t’achète, pour le compte de Sa Très Haute Excellence Monsieur le Comte de Frontenac, trente peaux de Castors, douze peaux de martres et huit de renards noirs pour le prix de douze carafons d’eau-de-vie ? Heu ! heu ! heu !…

L’autre branla la tête d’une façon qui pouvait signifier qu’il ne savait pas ce nom de la princesse et que, d’ailleurs, la chose lui importait peu.

— Ma foi, mon vieux, reprit le mendiant, il faut que tu sois pas mal maillet pour ne pas sentir la curiosité de savoir le nom d’une jeune et belle femme. Quoi ! tu te moques donc des angéliques faveurs d’une jolie femme ? Et j’ajoute que quand une femme est jeune et jolie, elle doit porter un joli nom aussi. C’est donc bien sérieux et vrai que tu ne sais point son joli nom ?

— Non… sais pas.

— Tu es bête. Et si un jour tu t’avisais de vouloir réclamer ?

— Réclamer quoi ?

— Dame ! ton dû. Car si tu ne restes pas sempiternellement bête, et si tu n’as point l’intention ni le désir qu’on t’enterre au jour de la mort dans ta peau de bête, il faudra bien que tu réclames ce que la belle te vole sur tes pelleteries.

La belle me vole ?… fit le trappeur avec le même sourire idiot.

— Pour sûr et certain. Pardi ! si seulement tu te donnais la peine de penser un tant soit peu… Vois-tu, rien que tes peaux de castors doivent valoir pour le moins un écu de cinq livres pièce, et en faisant le compte tu perds vingt-neuf écus. Tu vois et tu comprends ?…

— Non… comprends pas.

— C’est pourtant clair comme le soleil. Tu dis que la princesse te donne douze carafons pour tout ton lot de pelleteries, et douze carafons peuvent revenir à cinq livres à peu près, elle te paye donc ta marchandise un écu tout juste. Elle, ensuite, s’en va à Son Excellence et rien que pour les peaux de castors elle attrape un écu pièce, ce qui fait trente écus, ou bien je ne sais plus calculer. Mais ce n’est pas tout : voici Son Excellence qui expédie la marchandise en France à un individu qui la lui paye deux écus pièces, et peut-être trois écus… et, tout cela, sans compter les martres et les renards.

Le trappeur garda le silence. On aurait pu remarquer que les paroles du mendiant le faisait réfléchir.

Le vieux Brimbalon reprit, mais en baissant la voix, cette fois, et en prenant un air confidentiel :

— Écoute bien, mon vieux trappeur, j’ai quelque chose à te proposer… une toute petite affaire qui nous rapporterait à chacun une petite fortune.

Cette fois le trappeur parut intéressé et il regarda attentivement son interlocuteur.

— Je vais te confier une petite histoire que tout le monde ne sait pas, poursuivit le mendiant, mais que je sais bien, moi. Tu vas voir. Une chose, cependant, que tu n’ignores pas, comme tout le monde, c’est que Monsieur de Frontenac est dans ce pays le maître, tout comme le roi est maître en France. Oui, mais il y a des gens qui prétendent avoir dans le pays autant d’autorité et autant de droits que Son Excellence : il y a, par exemple, Monseigneur l’évêque, que le bon Dieu bénisse et nous conserve pour de longues années ; il y a aussi Monseigneur l’Intendant-royal qui, en sourdine, pousse Monseigneur qu’il feint d’appuyer, et s’il feint d’appuyer Monseigneur c’est pour s’en faire un marche-pied et arriver à supplanter Son Excellence dans son autorité et ses pouvoirs. Et il y en a d’autres de moindre importance, d’autres qui ne désirent pas empiéter précisément sur les droits et pouvoirs de Monsieur le gouverneur, mais qui veulent préséance au Conseil sur Monseigneur l’évêque et Monsieur l’intendant. Et parmi ceux-là, il y a Monsieur le Procureur-royal, il y a Monsieur de Tilly, il y a Monsieur de La Salle, et d’autres encore. Mais tous ces gens ne comptent guère, parce qu’il y a hors de Québec des puissances qui semblent ne le céder en rien à celles, par exemple, de Monseigneur l’évêque et de Monsieur l’Intendant. Ces puissances habitent Ville-Marie et les deux premières sont Son Excellence le sieur Perrot et Monsieur l’abbé de Fénelon. Or, les puissances de Ville-Marie et celles de Québec se sont alliées pour faire la guerre à Monsieur de Frontenac. Si, maintenant, Monseigneur et l’Intendant sont des ennemis de Monsieur de Frontenac, que Dieu protège et nous conserve de longues années, il a à Ville-Marie de pires ennemis encore et de plus implacables. Et je les ai nommés : ce sont le sieur François Perrot, gouverneur de Ville-Marie, qui n’entend recevoir d’ordres que du roi, et Monsieur de Fénelon qui, j’imagine, n’entend recevoir d’ordres de personne, pas même du roi. Or, tous ces gens n’ont de cesse que Monsieur le Comte soit rappelé en France, tous ces gentilshommes, hauts bourgeois, grands abbés et prélats passent une bonne partie de leur temps à écrire au ministre du roi, Monsieur de Colbert, histoire de casser des pierres sur la tête de Monsieur le Comte. Ils prétendent que Monsieur le Comte ne remplit pas les devoirs de sa charge, qu’il outrepasse ses pouvoirs et qu’il tyrannise tout le monde pour l’unique plaisir de démontrer qu’ici, en Nouvelle-France, il est aussi grand et aussi fort que Sa Haute et Grandissime Majesté de France.

— Voilà, interrompit le trappeur émerveillé, histoire remarquable !

— Peuh ! reprit Brimbalon, ce n’est que le commencement. Écoute, tu vas voir. Je t’ai dit ce qu’on reproche à ce bon et brave Monsieur de Frontenac, mais il y a un autre reproche qu’on lui fait et qui est bien plus grave : on lui reproche près le roi d’encourager la traite de l’eau-de-vie avec les Sauvages au préjudice des édits défendant un tel trafic et au préjudice aussi des lois de chasse.

— Ah ! ah ! s’écria le trappeur en frappant la table de son poing, pas bonnes, pas bonnes lois de chasse castors. Trois mois par année pour les blancs, mais pour les Sauvages tout le temps que fourrure est bonne.

— Oui, oui, je sais tout cela, c’est-à-dire que toi, trappeur blanc et de métier, tu n’as que du 15 janvier au 15 avril pour trapper le castor, tandis que les Sauvages, eux, peuvent trapper du mois de novembre au 15 de mai. Vous autres, trois mois ; eux, six mois, n’est-ce pas ? Oui, mais tout cela n’est pas de la faute à Monsieur le Comte qui veut encourager le commerce et veut que chacun gagne sa vie le mieux possible, et c’est pourquoi il laisse bien des trappeurs chasser le castor aussi longtemps que la fourrure est de bonne valeur. Il y a mieux que cela encore : le Conseil et Monsieur de Frontenac en tête ont dit qu’il est défendu de vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages qui habitent les bois ; mais lui, Monsieur le Comte, permet à ses gens de vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages dans les bois, pourvu que les Sauvages lui conservent leurs pelleteries. Voyons, là ! acheva le mendiant en ricanant, comprends-tu l’histoire ?

— Oui, comprends que c’est peut-être vrai…

— Sans doute que c’est vrai, et ce qui est non moins vrai c’est que Monseigneur l’évêque ignore les sournoiseries de Monsieur le Comte. Or, si on disait à Monseigneur l’évêque le genre de trafic que fait Son Excellence, n’est-ce pas que ce serait drôle ?

— Oui, drôle… drôle…

— Écoute encore. Donc Monseigneur et Monsieur l’Intendant ne connaissent rien de l’affaire, et j’ajoute que Monsieur de Fénelon et le sieur Perrot n’en savent rien non plus. On pourrait peut-être penser, à la rigueur, qu’ils soupçonnent la chose, mais c’est tout. Car, une chose sûre et certaine, ils savent très bien que Monsieur le Comte n’est pas riche, et ils doivent se demander où il peut bien prendre les écus pour tenir sa femme à faire la grande dame à la cour du roi. Seulement, faut avouer que ces gens ont des soupçons, et c’est avec ces soupçons précisément que ces hauts personnages de Québec et de Ville-Marie travaillent pour obtenir le renvoi de Monsieur le Comte en France. Sais-tu une chose, mon vieux, après tout ça ? Oui, sais-tu que si ces grands personnages savaient, avec toutes les preuves nécessaires, que Monsieur le Gouverneur exerce un commerce illégal… oui, sais-tu que Monsieur le Gouverneur ne ferait pas vieux os en Nouvelle-France ? Eh bien ! voilà justement où se trouve notre ficelle à nous, pour peu, naturellement, que tu aies de la moelle, car moi j’en ai.

— Veux savoir ton idée… dit le trappeur en lampant une rasade.

— Une chose d’abord : la princesse dont tu m’as parlé t’a volé, et si elle t’a volé, tu as droit de réclamer, c’est-à-dire de te rattraper en reprenant ton bien ou, si tu aimes mieux, ta marchandise. Si tu reprends ta marchandise, moi je te l’achète comme ça : pour les castors, trois livres pièce, pour les martres, une livre et pour les renards noirs, une livre et demie, ce qui te fera cent quatorze livres… une petite fortune, quoi !

— Faudrait aller chez ma princesse ?

— Justement, et défaire ton marché. Je vais t’accompagner et t’aiderai à arranger la chose. Seulement, tu ne sais pas son nom, mais tu sais qu’elle demeure sur la rue du Palais ?

— Oui, rue du Palais.

— Tu connais la maison aussi ?

— Oui.

— En ce cas, il faut y aller cette nuit, car demain il pourrait être trop tard et elle aura pu négocier tes pelleteries avec Monsieur le Comte.

— Allons, consentit le trappeur.

— Attends. J’ai dit que nous avions une petite fortune à gagner, et voici comment. Avec tes pelleteries, moi je vais aller voir Monsieur le Gouverneur, ou plutôt deux de ses agents, Zéphir et Polyte Savoyard, deux belles canailles. Mais je me garderai bien de traiter avec eux, je dirai seulement que j’ai des pelleteries à offrir à Son Excellence. Alors, je serai introduit près de Monsieur le Comte, et sachant que Monsieur le Comte ne me donnera pas mon prix, je dirai : « Votre Excellence, je dois vous dire avec chagrin que je vais aller offrir mes peaux à Monseigneur l’évêque, et Monseigneur, lui, m’en paiera leur valeur. Plus que cela, Monseigneur me donnera de quoi vivre tranquille le reste de mes jours, si je dis à Monseigneur que Monsieur le Comte fait avec les Sauvages un commerce illicite. » Voilà donc ce que je dirai. Si je ne me trompe pas, Son Excellence va prendre mes pelleteries à mon prix, c’est-à-dire cinquante mille livres, c’est-à-dire encore vingt-cinq mille livres pour moi et autant pour toi. Voyons ! que dis-tu de ça ?

— Si Excellence refuse…

— Tant pis alors. J’irai voir Monseigneur qui me donnera cinquante mille livres de mes peaux rien que pour incriminer Monsieur de Frontenac.

— Si Monseigneur refuse…

— Mais il ne refusera pas, il ne peut pas refuser. Tout de même, mettons qu’il refuse, il me reste mieux que tout cela. Nous nous rendrons à Ville-Marie, et je te jure bien que le sieur Perrot, lui, me donnera pour mes peaux tout ce que je voudrai, rien que pour gagner sa partie contre Monsieur de Frontenac. Eh bien ! vois-tu l’affaire aussi clairement que je la vois ?

— Claire comme le soleil. Oui, allons voir Princesse et reprendre pelleteries.

Le marché était conclu. Mais avant de partir, les deux amis jugèrent convenable d’avaler chacun une nouvelle et forte rasade, ce qui, pensaient-ils, leur donnerait un peu plus de cran. À cet instant, sur une ruelle avoisinante, une voix d’homme chantait à tue-tête :

C’est le métier :
On pend le jour, on pend la nuit,
Pour notre roi justicier,
C’est le métier.
Pendu, pendant, pendor, pendi !

— Tiens ! fit Brimbalon avec quelque surprise, c’est Mathurin le Bourreau. Qui, diable, va-t-il pendre encore ?

— Partons ! on verra… dit le trappeur.

— Partons…

Les deux hommes quittèrent la masure.

Quand ils furent sur la rue Sault-au-Matelot, ils virent aller devant eux un homme muni d’une lanterne, avec une échelle à l’épaule, une corde et une poulie.

— Tiens ! tiens ! fit le père Brimbalon en se tapant le front, j’y suis. Mon vieux, tu peux pas t’imaginer la chose. Figure-toi que son pendu, par je ne sais quel tour de force, s’est dépendu ; et maintenant, tu le vois, il s’en va le rependre. Eh bien ! tant pis pour le malandrin, il avait beau se défiger les pattes ! Quant à nous, ma vieille trappe, filons à la rue du Palais.

Mathurin le Bourreau, toujours chantant, poursuivait son chemin vers le gibet.