Éditions Édouard Garand (60p. 33-36).

XI

AMOUR ET JALOUSIE


Oui, c’était bien Flandrin Pinchot qui, malade de jalousie, avait sauté dans la berline près de celle qui avait été sa maîtresse.

Par crainte que le conducteur de la voiture entendit leurs paroles, les deux amants ne parlèrent pas. Flandrin avait dit seulement :

— Lucie, je désire t’entretenir de choses graves et urgentes…

— Viens chez moi, mon beau Flandrin, avait répondu la jeune femme, et là tu pourras me parler à ton aise.

Le ton et l’accent avec lesquels ces paroles furent prononcées ne parurent pas les mêmes que ceux auxquels Pinchot était accoutumé. Flandrin n’en fit pas la remarque, mais il demeura durant le trajet profondément songeur.

La berline atteignit bientôt la rue du Palais et la maison de la jeune femme.

Lucie sauta vivement hors de la voiture, disant :

— Entrons vite, mon Flandrin… Quel temps ! Nous serons mieux près de notre feu.

Flandrin la suivit sans mot dire, tandis que la berline reprenait le chemin de la haute-ville et du Château.

Dans la maison, les bougies étaient encore allumées, et quoique l’âtre fût mourant, il régnait dans le petit salon, qui faisait l’entrée de la maison, une atmosphère tiède et bonne.

La jeune femme, tout de même, raviva le feu du foyer, y jeta quelques fagots et fit jaillir une petite flamme rouge et égayante.

Debout et toujours sombre, Flandrin la considérait attentivement. Il paraissait chercher dans la physionomie de cette femme la véritable pensée de son cerveau, il s’imaginait qu’il pouvait pénétrer jusqu’aux plus intimes tréfonds de cette ravissante créature. Ravissante ?… Ah ! oui. Et voilà que Flandrin la trouvait trop belle pour qu’elle fût bonne. Mais Flandrin avait beau scruter cette physionomie sereine et souriante, il ne découvrait rien… rien de ce qu’il voulait découvrir. Il n’aboutissait qu’à ceci : cette jeune femme, cette nuit-là, lui paraissait plus belle et plus séduisante que jamais. Il n’arrivait qu’à ressentir pour cette exquise créature les désirs les plus fous et les plus violents à la fois. Et elle, coquette, sachant que trop ce qui se passait dans le cœur meurtri de Flandrin, s’essayait davantage à séduire rien que par l’expression de son visage et les mouvements de son corps. Car elle ne parlait pas… elle ne regardait pas Flandrin… elle attisait simplement le feu, offrant au regard toujours grisé de Flandrin le plus beau des profils féminins.

Sa tête, à elle seule, était une splendeur… une tête d’or hautement coiffée et parée de quelques pierres précieuses, habilement posées çà et là, qui scintillaient comme des rayons d’astres. Flandrin avait depuis longtemps reconnu que cette jeune femme était la plus belle des blondes entre les blondes. Son visage ovale, fardé et poudré, exprimait la candeur et la grâce. Selon la mode du temps, elle portait à sa tempe gauche « la délicieuse petite mouche » que les galants de l’époque paraissaient exiger chez la femme de la belle société. Flandrin aimait cette petite mouche tout autant que de le reste de cette splendide créature. Enfin, elle possédait le goût et l’art du vêtement, et, ce soir-là, sa robe de velours bleu ornée de dentelles les plus fines couvrait les contours les mieux taillés.

Oh ! comme Flandrin souffrait en songeant que cette belle créature pût appartenir à un autre qu’à lui-même ! Il ne la voulait que pour lui seul, et il se disait qu’il avait un droit indéniable à sa possession et à son amour. Quoi ! ne l’avait-il pas arrachée aux mains d’un rustre ? Ne lui avait-il pas donné le gite ? N’avait-il pas pourvu à sa subsistance ? N’avait-il pas payé les notes du drapier et celles de la couturière ?…

La jeune femme prit plusieurs minutes à raviver le feu de la cheminée. Puis, toujours souriante, elle détacha l’écharpe de soie rouge tombée sur ses épaules, et la jeta sur un fauteuil dans lequel elle s’assit elle-même. D’un geste elle invita Flandrin à en faire autant sur un fauteuil voisin.

Flandrin, bras croisés et les sourcils rapprochés, branla la tête en signe négatif et ne dit mot.

— Non ? fit la jeune femme avec une moue indifférente assez marquée. Alors, qu’as-tu à me dire de si grave et de si pressant ?

Flandrin saisit clairement la moue indifférente et l’air ennuyé de la jeune femme. Il crut même remarquer qu’il y avait chez elle une froideur qu’il ne lui avait jamais vue auparavant. Il ne put réprimer sa violence, et sa colère activée par une sauvage jalousie éclata.

— Ah ! coquine… cria-t-il en esquissant un geste terrible. Coquine… tu as mis de côté, à la fin, le masque de la comédie !

— Ah ! ça, Flandrin Pinchot, fit la jeune femme avec un sourire moqueur, sors-tu d’un mauvais rêve ? Mais non… je pense plutôt que tu m’espionnes… oui, tu m’espionnes ! Voyez-vous ça ?

Flandrin fit entendre un rire amer et lourd.

— T’espionner ? répliqua-t-il avec un haussement d’épaules dédaigneux. Allons donc, pour qui me prends-tu ? Puis dis-moi, est-ce ma faute si tu te permets de recevoir tes amants à mon nez ? Et des amants qui, plus chanceux que moi, te promènent en berline ? Hélas ! que veux-tu, je suis pauvre, et pour toi j’ai dû puiser dans mes petites économies. Et quitte à priver ma femme et mes enfants de pain, je t’ai logée et nourrie durant six mois. Et je t’ai acheté des robes et des manteaux… J’étais content, puisque tu m’affirmais que tu m’aimais, que tu me serais reconnaissante à jamais, et tu me grisais de baisers et de paroles d’amour !

— N’est-ce pas ce que tu voulais… des baisers et des…

— Oui, interrompit Flandrin, mais je voulais plus, puisque je t’aimais plus que tu ne pouvais m’aimer… mais toujours tu me rebutais en disant : plus tard, mon bon Flandrin ! Qu’est-ce que cela voulait dire, à la fin ?

— Ah ! ah ! se mit à rire la jeune femme avec ingénuité, nous y voilà ! Eh bien ! Pinchot, tu t’es trompé en croyant que j’allais me donner tout entière à toi… Tu te trompes en pensant — car tu le penses, Flandrin, — que je suis femme à me donner au premier venu ! Tu m’outrages, Flandrin, en osant croire que je suis une ribaude ! Eh bien ! non, Flandrin, je suis femme et femme honnête et pure ! Ni toi, ni personne ne touchera à mon corps qu’en juste légitimité ! Comprends-tu ? Je t’ai aimé comme un frère, comme un ami, et je continue à t’aimer ainsi ! Crois-tu — et souviens-toi que tu viens de m’appeler « Coquine » ! — oui, penses-tu que je suis assez coquine pour prendre à ta femme ce qui lui appartient ? Non ! Non ! Flandrin. Sois mon époux, je serai ta femme… pas autrement !

— Ma femme !… ricana sourdement Flandrin. Folle ! Tu sais bien que c’est impossible ? Pourquoi dis-tu ça ?

— Pour te prouver, Flandrin, que je serai tout entière à un homme le jour seulement où cet homme m’aura épousée légitimement ! Comprends-tu encore, Flandrin Pinchot ?

— Oui, Lucie, je comprends que j’ai été fou ! Car tu me trompes ! Oui, j’ai été fou de croire à tout cet amour que tu m’offrais et qu’aujourd’hui tu partages avec un autre ! Pourquoi m’avoir ainsi trompé ? Est-ce qu’une femme honnête, comme tu te dis, sort ainsi de sa maison en pleine nuit et accompagnée d’individus louches ?

— Ainsi donc, riposta plus sèchement la jeune femme que l’indignation commençait à soulever, parce que des affaires, que tu dois ignorer pour un temps, m’entraînent hors de cette maison, tu t’imagines que j’ai d’autres amants et que je ne t’aime pas ? Voyons, tu es fou, comme tu dis, Flandrin, et décidément j’ai bien l’envie de me fâcher pour tout de bon. Ah ! à propos… veux-tu me dire que la Chouette, par hasard, aurait surpris tes manèges et qu’elle t’aurait tourné le dos ? Est-ce ce qui fait éclater ton injuste colère à mon égard ? Eh bien ! ce n’est pas ma faute, tu avais beau être prudent ! Vois encore, Flandrin, tu oublies que tu as depuis longtemps dépassé l’heure de rentrer auprès de ta bonne moitié !

La jeune femme souriait avec une certaine ironie en prononçant ces dernières paroles.

Un nouveau souffle de colère agita la haute charpente de Flandrin.

— Voyons, Lucie, fit-il sourdement et en cherchant à se maîtriser, ne raille pas et surtout ne va pas m’exaspérer tout à fait. Laisse la Chouette où elle est, rien ne la concerne ici. Et laisse-moi revenir à ces affaires dont tu parles. Vraiment, tu me causes la plus grande surprise. Quelles affaires as-tu ? Quand on s’aime, s’il est vrai que tu m’aimes comme je t’aime, est-ce qu’on ne se dit pas les affaires qu’on a ?

— C’est possible. Mais toi, d’abord, dis-tu tes affaires à ta femme ?

— Je t’ai dit que ma femme n’a rien à voir en ce qui nous concerne ; veux-tu donc que, moi aussi, je me fâche pour tout de bon ?

— Non ! Non !… Tiens ! mon pauvre Flandrin, je commence à penser que tu te détraques. Parlons en amis, veux-tu ? Tu ne peux pas penser que tu m’as emmenée en cette maison pour que j’y vive comme une captive ? Voulais-tu me séquestrer ? Non… car alors je ne t’aimerais plus !

— Tu ne m’aimerais plus, dis-tu ? Quoi ! vas-tu me faire croire que tu m’aimes encore ?

La jeune femme, doucement souriante, se leva et alla s’asseoir sur un divan.

— Voyons ! grand fainéant, viens ici ! dit-elle sur un ton caressant. Viens, que je te dise, une fois encore, que je t’aime… viens, que je te le répète pour la millième fois !

Flandrin alla vers elle, mais défiant, la scrutant d’un regard aigu, cherchant encore à démêler sur le beau et doux visage la sincérité de la duperie. Mais elle avait déjà reconquis toute sa physionomie accoutumée, celle que Flandrin lui avait toujours vue. À ses lèvres rouges demeurait ce sourire séducteur qui avait, six mois auparavant, jeté la folie dans le cœur de Flandrin. Ses beaux yeux noirs et lumineux caressaient et fascinaient toujours comme avant. Ah ! oui, les beaux yeux noirs… Flandrin les avait tant baisés ! Et lui, maintenant encore, se laissait prendre aux charmes de cette fée. Ah ! c’est qu’il l’aimait tellement… il était impossible d’aimer plus et davantage ! Déjà il regrettait son emportement, il s’en voulait d’avoir risqué par des paroles grossières et imprudentes de perdre ce trésor d’amour et de beauté. Il reconnaissait qu’il ne pouvait faire une captive de cette fleur qui demandait, pour vivre longtemps et toujours belle, du ciel bleu et du soleil. Seulement restait encore une chose qui tracassait l’esprit de Flandrin : les affaires qu’elle avouait traiter. Oui, mais quelles affaires encore ? Des affaires… d’amour ou d’argent ?

Flandrin se remémora soudain le colloque qu’il avait surpris, ce soir-là, entre le père Brimbalon et un quelconque trappeur qui avait vendu des pelleteries à une princesse blonde…

Si notre ami Flandrin n’était pas très développé d’esprit, il faut dire qu’il n’était pas non plus un imbécile, et il crut deviner que son amante faisait, pour le compte de Monsieur de Frontenac et à titre d’agent intermédiaire, la traite des pelleteries. Au fait, Flandrin n’avait-il pas entendu dire que le gouverneur avait à ses gages pour conduire ce négoce non seulement des hommes, mais aussi des femmes ; et de préférence il employait des jeunes femmes jolies et séduisantes ? Car ces jeunes femmes possédaient le tour de charmer les trappeurs canadiens et de leur soutirer à fort bon marché les pelleteries de la plus belle valeur. Ces femmes aux gages de M. de Frontenac, ainsi que croyait l’avoir entendu dire Flandrin, faisaient affaires particulièrement avec les trappeurs de race blanche ; tandis que les agents masculins traitaient avec les Sauvages. Bref, Flandrin avait trouvé le secret de son amante. Oui, mais à ce métier elle devait sûrement gagner de l’argent ? Que faisait-elle de cet argent ? Flandrin ne voulut poser aucune question, mais à l’avenir il se promettait de la surveiller de près autant que possible dans le but de tirer toute la vérité du mystère.

Pour le moment il consentit à s’abandonner une fois encore aux plaisirs de l’amour… amour platonique, comme il pensait, mais qui, tout de même, valait mieux que rien ! Flandrin trouva, ou pensa trouver cette nuit-là, son amante plus gaie, plus rieuse et surtout plus amoureuse qu’il ne l’avait connue avant. Il retomba dans la même folle griserie, au point qu’il lui en coûta de prendre congé lorsque la pendule annonça quatre heures.

N’importe ! il se leva et s’apprêta à partir. Elle se jeta à son cou et l’embrassa longuement tout en laissant flotter sur ses traits un voile de tristesse.

— Mon bon Flandrin, murmura-t-elle d’une voix défaillante, tu emportes encore mon cœur tout entier !

Pauvre Flandrin… il eut envie de pleurer !

Il s’en alla brusquement. Oui, il avait peur de pleurer…

Mais Flandrin n’avait probablement pas fait trois pas dans la nuit, que la physionomie de la jeune femme se transforma subitement. Ses traits se crispèrent, ses yeux étincelèrent étrangement, tout son corps frémit et, d’un pas rude, elle marcha à une porte qu’elle ouvrit avec violence. Là, elle jeta ces mots d’une voix impérative et dure :

— À l’ordre, vous autres… et vite !

Or, cette porte ouvrait sur une petite salle où l’on pouvait voir deux hommes attablés devant une carafe d’eau-de-vie et des cartes. Silencieux, ils buvaient et jouaient ; et ces deux hommes n’étaient autres que les deux individus qui s’intitulaient duc et marquis.

À cet ordre de la jeune femme, les deux hommes se levèrent hâtivement, prirent leurs feutres et capes et s’avancèrent respectueusement, mais non, toutefois, sans chanceler quelque peu sur leurs jambes.

La jeune femme les fit entrer dans le salon et reprit de sa même voix dure et impérative :

— Toi, Zéphir, et toi, Polyte, vous m’êtes dévoués jusqu’à la mort, et, par surcroît, vous avez instructions de Son Excellence d’obéir à mes ordres en tout temps, du moment que Monsieur le Comte ne requiert point vos services…

— Madame, répondit l’un des deux hommes en s’inclinant avec cérémonie, moi, Zéphir Savoyard, je me déclare prêt à me damner si vous m’en donnez l’ordre !

— Et moi, Madame, fit l’autre à son tour, moi, Polyte Savoyard, frère jumeau de mon frère jumeau Zéphir, je me déclare prêt à me damner si vous m’en donnez l’ordre !

— Non pas, mes amis, sourit la jeune femme, je ne veux pas être responsable de votre damnation, Dieu m’en garde ! Je ne vous demande qu’une chose toute simple : me débarrasser à tout jamais de l’homme qui vient de sortir d’ici !

— Ah ! ah ! ce Flandrin ?

— Oh ! oh ! cette canaille ?

— Comme vous voudrez l’appeler, mes amis, ça m’est égal. Mais je vous le dis, je ne veux plus le retrouver sur mon chemin !

— C’est-à-dire, Madame, que vous désirez le donner en pâture aux corbeaux.

— Ou aux loups, Madame… Nous ferons ainsi que vous le désirez, compléta Polyte.

— Oui, mais êtes-vous bien certains, reprit la jeune femme avec quelque doute, que vous pourrez remplir votre mission avec succès ? Car il faut bien reconnaître que vous n’êtes pas très très solides sur vos jambes.

— Pardon, Madame, répliqua Zéphir Savoyard, je vous assure que mes jambes sont solides. Si vraiment vous me voyez titubasser, ça doit être la faute d’un courant d’air dans votre salon.

— Et moi, Madame, surenchérit l’autre, s’il est vrai que mon frère Zéphir a dit vrai, ça doit être le même courant d’air qui me fait aller de droite à gauche et de gauche à droite.

Les deux individus avaient parlé avec l’air le plus sérieux du monde.

— C’est bon, sourit encore la jeune femme, admettons que c’est un courant d’air. Dehors, néanmoins, sous la pluie et dans le vent, je compte que vous saurez retrouver tout votre aplomb.

— Et notre coup d’œil, Madame.

— Et aussi notre coup de rapière.

— Allez donc et ne perdez pas de temps.

Se soutenant du coude et de l’épaule, les deux gaillards marchèrent à la porte, que venait d’ouvrir la jeune femme, et sortirent.

Dehors, on aurait pu les entendre échanger ces paroles :

— Voyons ! marquis, sacre-de-diable ! marchez droit !

— Et vous, duc, sacre-de-roi ! tenez-vous ferme !

La jeune femme avait de suite refermé sa porte. Et, debout, droite et immobile près de cette porte, elle parut réfléchir quelques instants. Puis elle murmura :

— S’ils allaient manquer leur coup et se faire pourfendre par Flandrin, car Flandrin les vaut bien tous les deux !…

Soudain, elle introduisit sa fine main dans son corsage, parut tâter quelque chose et dit encore :

— J’ai ma dague…

Elle courut à son écharpe rouge qu’elle posa sur sa tête pour en nouer les coins sous son menton. Elle jeta ensuite sa mante sur ses épaules et murmura avec un accent d’énergie remarquable :

— Oui, oui, s’il le faut, je leur prêterai main-forte. Oh ! par tous les saints du Ciel ! il faut que ce maudit Flandrin cesse d’exister !