Éditions Édouard Garand (60p. 38-42).

XIII

LA NUIT DRAMATIQUE.


Le mendiant et son compagnon marchaient silencieusement et avec précaution dans les ténèbres et sous la pluie qui s’était remise à tomber. Ils approchaient la Place des Magasins du Roi, ou, comme on l’appelait encore à cette époque, le Marché du Palais, lorsqu’ils virent devant eux l’obscurité trouée brusquement par la lueur d’un falot.

— Holà, cria le père Brimbalon en s’arrêtant.

Le falot trembla, puis s’approcha. Dans la clarté diffuse qu’il répandait les deux hommes purent distinguer une petite silhouette humaine, laquelle semblait approcher avec une certaine timidité ou crainte. Puis la main inconnue éleva la lanterne et la lumière éclaira assez nettement la figure du mendiant. Aussitôt une jeune voix claironnante disait avec un accent de surprise très marqué :

— Tiens ! c’est le père Brimbalon !…

Celui-ci ne demeurait pas moins surpris et disait :

— Ah ! bien, par exemple, contez-moi ça cette histoire-là ! Est-ce que je ne reconnais pas le petit Louison ? Eh oui, le petit Louison Pinchot ! Ah ! ça, mon garçon, que cours-tu par cette nuit et par ce temps ?

— Je m’en vais au Château pour m’informer de mon père. Après son service on lui a commandé un travail supplémentaire, et il a dit qu’il serait revenu dans une heure ou deux. Nous ne l’avons pas revu à la maison. Alors, inquiète, maman m’envoie à sa recherche.

— Comme ça, tu t’en vas vers la haute-ville ?

— Oui, et au Château de Monsieur le Gouverneur.

— En ce cas, tu éclaireras notre marche un bout de chemin, nous n’allons pas loin.

Les trois personnages se remirent en marche. Le falot n’éclairait qu’imparfaitement, c’est vrai, mais assez tout de même pour permettre aux trois nocturnes promeneurs de diriger leurs pas avec plus de sûreté. Tous trois venaient de s’engager dans la rue du Palais et commençaient la pente, quand un individu, qui paraissait marcher très vite, heurta de l’épaule le mendiant.

— Ha !… fit Brimbalon qui faillit bien s’écraser dans la boue.

L’inconnu n’avait pas soufflé mot et il avait déjà disparu dans la noirceur. Le mendiant n’avait pu le reconnaître.

— Tout de même, murmura-t-il, il faut croire que celui-là marche en dormant ; il me semble qu’il aurait pu voir la clarté de cette lanterne.

Après cinq autres minutes de marche, deux hommes qui marchaient non moins vite que le premier profilèrent soudain leur haute et vague silhouette dans le rayon de lumière décrit par le falot. Ces deux hommes ne soufflèrent mot non plus, ce qui fit dire au mendiant :

— Pardine ! est-ce une procession de fantômes ? Et combien va-t-on en croiser encore ?

Le trappeur qui, jusque-là, était demeuré silencieux, murmura :

— Voici maison… princesse habite là !

— Ah ! ah ! nous sommes rendus ? Tant mieux ! Eh bien ! à la bonne chance, mon garçon, nous te laissons, parce qu’on est là où l’on va !

Louison poursuivit sa route, et les deux amis franchirent le petit jardin qui précédait la maison de la belle Lucie.

Le trappeur marchait en avant. Lorsqu’il mit le pied sur le perron de pierre, la porte s’ouvrit brusquement, et dans la clarté que projetait l’éclairage de l’intérieur, il reconnut la jeune femme à qui il avait vendu ses pelleteries. Oui, c’était Lucie qui, comme on le sait, partait pour aller prêter main-forte, si besoin, aux deux brave qu’elle avait embauchés pour tuer Flandrin Pinchot.

En voyant sortir de l’obscurité ces deux hommes, elle eut un mouvement de recul et instinctivement elle porta sa main à la dague cachée dans son corsage.

Mais de suite elle reconnut le trappeur. Tout de même elle parut demeurer défiante et sur ses gardes en disant :

— Ah ! ah ! c’est toi ? Que me veux-tu ?

— Ah ! ah ! imita le trappeur toujours avec son sourire benêt… Madame reconnaît trappeur qui a vendu trente peaux de castors et…

— Oui, oui, je te reconnais, fit la jeune femme avec impatience et sans lâcher la poignée de sa dague qu’elle n’avait pas encore tirée de son corsage. Que me veux-tu ? Vite, je suis pressée !

— Madame, je veux les ravoir et remettre l’argent des douze carafons.

— Si tu n’es pas fou, mon ami, tu es soûl, c’est certain. Allons ! va-t’en ! Quand tu auras d’autres pelleteries, tu reviendras. Va-t’en !

— Non ! non ! Madame, je veux mes pelleteries.

Le trappeur prononçait ces paroles d’une voix larmoyante.

Brimbalon, à la vue de cette jeune femme dont le regard étincelait d’audace et d’énergie, s’était prudemment reculé dans l’ombre.

Plus impatientée que jamais Lucie répliqua sur un ton péremptoire :

— Tes pelleteries, tu me les as vendues et je te les ai payées largement. Donc le marché est fait et fini. Va-t’en !

Le trappeur s’obstina :

— Je veux mes pelleteries…

— Arrière ! cria la jeune femme.

— Non… je veux mes pelleteries…

— Tout à coup la jeune femme tira sa dague, bondit sur le trappeur pris à l’improviste et lui planta l’arme trois fois dans la poitrine. Le trappeur fit entendre un sourd gémissement et s’affaissa sur l’herbe nouvelle du jardin. Puis la jeune femme referma sa porte, descendit le perron de pierre, enjamba le corps du trappeur et prit sa course vers la rue.

Un instant le père Brimballon demeura tout stupéfié. Puis, saisi de peur, il murmura :

— Oh ! oh ! je n’aime pas ce jeu-là, moi… je décampe !

Et il prit ses jambes.

Il n’avait pas fait dix pas dans la rue, qu’il s’arrêta brusquement en laissant retentir une exclamation de stupeur ou d’inquiétude. Là-bas, du côté de son logis et au-dessus des toits, s’élevait une lueur rouge qui avait tout l’air d’une lueur d’incendie.

— Oh ! fit-il non sans une certaine angoisse, si c’était ma baraque qui brûle !…

À ce moment il vit une autre clarté paraître derrière lui. Il se retourna et reconnut que c’était la lumière d’une lanterne. La minute d’après il vit paraître Louison Pinchot qui courait. L’adolescent put en même temps reconnaître le mendiant.

— Ah ! père Brimbalon, je ne me rends pas au Château. Je reviens sur mes pas. Voyez là-bas cette lueur rougeâtre… si c’était notre maison qui brûle !…

Il était inquiet et essoufflé.

— Mon garçon, répliqua le mendiant, je venais de me demander la même chose : si c’était ma cambuse qui brûle !

Déjà Louison avait repris sa course. Le mendiant partit derrière lui. On percevait déjà de sourdes rumeurs dans l’espace… la ville était tout à coup mise en émoi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’était pas la cabane de Brimbalon qui brûlait ni la maisonnette de Flandrin Pinchot, c’était la bicoque de Mathurin le Bourreau. Et Mathurin, à ce moment, était en train de préparer, à la potence de la rue Sault-au-Matelot, sa deuxième pendaison.

Ce n’étaient ni Brimbalon ni Louison Pinchot qui avaient les premiers découvert cette lueur d’incendie, c’était Maître Jean, et voici comment.

On se souvient que Maître Jean, après avoir vu Flandrin sauter dans la berline de la jeune femme inconnue — car le vieillard n’avait pu voir les traits de cette femme assez nettement pour la reconnaître — on se rappelle donc que Maître Jean s’était dirigé vers son domicile avec l’intention d’y prendre une arme par simple précaution. Car, répétons-le, le vieillard était assailli depuis le commencement de cette nuit par de funestes pressentiment. Il trouva Mélie, sa servante, qui l’attendait avec la plus grande anxiété. Maître Jean la rassura en lui confiant qu’il avait des affaires très sérieuses et pressantes à arranger avec certains personnages de la ville, et il lui promit qu’il serait de retour aux petites heures du jour. Sur les conseils de son maître et quoique peu rassurée, la servante consentit à se coucher. Maître Jean pénétra dans sa chambre, ouvrit un coffre de chêne solidement cadenassé et dans ce coffre, où l’on pouvait voir une grande quantité de pièces d’or et d’argent, il prit un pistolet qu’il enfouit dans une poche intérieure de son manteau. Il s’en alla aussitôt à pas feutrés.

Quatre heures allaient sonner, de sorte que Maître Jean passa de la haute-ville dans la basse au moment où Flandrin Pinchot quittait le logis de son amante.

Lorsque le vieillard arriva à la rue Sault-au-Matelot, il vit venir de son côté Mathurin le Bourreau avec sa lanterne, son échelle, sa corde et sa poulie. Comme on le sait Mathurin s’en allait au gibet. Il chantait encore, tellement il était gai cette nuit-là. Maitre Jean se colla vivement contre le mur d’une taverne et ne bougea pas ; il ne voulait pas être vue de l’exécuteur. Mathurin suivait le milieu de la rue, et lorsqu’il passa devant la taverne silencieuse et sans lumière, il chantait le couplet suivant :


On pend comme ci :
Hop ! hop ! qu’on me passe la corde…
Ni pitié ni miséricorde !
On pend comme ci :
Pendu, pendant, pendor, pendi !


Il s’éloigna, à demi ivre et titubant.

Maître Jean sourit et murmura :

— Le hasard me sert bien, mon homme doit être seul à la cambuse. Allons ! Mathurin, j’espère que tu ne m’en voudras point de t’avoir épargné une rude besogne ! De mon côté, je te revaudrai pour m’avoir préparé l’échelle, la poulie et la corde.

Et le vieillard reprit sa marche d’un pas plus rapide.

Lorsqu’il atteignit la ruelle où s’ouvrait l’impasse de Mathurin, il s’arrêta net en croyant voir surgir au-dessus des toits des masures une petite lueur rougeâtre.

— Voyons ! qu’est-ce que c’est que ça ?

La lueur paraissait grandir assez rapidement. Puis, le vent apporta le bruit d’un certain crépitement. Maître Jean comprit de suite qu’un bâtiment quelconque brûlait. De temps à autre une mince colonne de fumée assombrissait la clarté rouge. Puis le vent dissipait la fumée et la clarté vacillait vivement.

Maître Jean partit en courant. L’impasse n’était plus très éloignée, et Maître Jean n’eut pas de peine à deviner que la bicoque de Mathurin brûlait. Il accéléra sa course… Mais tout à coup un homme, qui courait aussi et en sens inverse, se heurta violemment à Maître Jean. Le vieillard perdit l’équilibre et tomba. L’inconnu fit entendre un juron grossier et poursuivit sa course. Les flammes, qui s’élevaient davantage de moment en moment, trop souvent obscurcies par la fumée, ne répandaient sur les alentours qu’une clarté imprécise. C’est pourquoi Maître Jean, là encore, ne put savoir qui l’avait ainsi culbuté. Il se releva promptement et se remit à courir vers l’impasse. Mais là, il ne trouva qu’un brasier ardent. Depuis un moment, toute la ville était en rumeurs, et des cris et des appels retentissaient de toutes parts. Maître Jean, ne voulant pas être surpris dans cet endroit par crainte de passer pour l’incendiaire, s’éloigna de suite et en rasant les murs des baraques et masures.

Des hommes et des femmes pourvus de falots couraient, en suivant le milieu de la chaussée, vers le lieu de l’incendie.

Là encore, Maître Jean s’arrêta pour se glisser entre deux bâtiments voisins et qui se touchaient presque, car il craignait d’être aperçu par les gens qui passaient près de lui. En attendant que la rue fût libre, il pensait.

— Oui, se dit-il après un moment, le feu s’est chargé de me débarrasser d’une canaille. Oui, mais j’y perds tout autant que Mathurin perd sa cambuse, puisque je n’aurai pas le secret que je cherchais !

Quand la rue fut à peu près tranquille, le vieillard se hasarda à poursuivre sa route. Il avait tout simplement décidé de regagner son logis et de libérer son cerveau du fardeau qui l’appesantissait. Mais il eut de suite l’idée de se rendre à la potence pour avertir Mathurin de ce qui se passait… à moins que Mathurin ne fût déjà rendu sur le lieu de l’incendie.

— N’importe ! se dit encore Maître Jean, je ne risque que quelques pas de plus.

Et il partit vers la rue Sault-au-Matelot et de là vers le gibet.

Sur la rue Sault-au-Matelot, à l’entrée d’une ruelle, Maître Jean entendit partir de cette ruelle et très distinctement cet appel :

— Au meurtre ! À l’assassin !

S’il entendit cet appel au secours, il ne put reconnaître la voix qui l’avait poussé, pour la bonne raison que l’incendie, plus loin, faisait naître mille rumeurs qui emplissaient l’espace avec un bruit qui aurait pu ressembler à un roulement de tonnerre.

Maître Jean était un citoyen bon et charitable, et si quelqu’un, là, était la victime de meurtriers, lui, Maître Jean, ne laisserait pas s’accomplir ce crime sans qu’il essayât de l’empêcher. Mettant son pistolet au poing, il s’élança dans la ruelle et, toujours aussi, dans les plus profondes ténèbres. Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se heurta à deux hommes qui couraient vers la rue Sault-au-Matelot. Maître Jean rebondit en arrière à ce choc inattendu et très violent. Il demeurait un peu étourdi quand, soudain, il reçut sur la tête un coup qui l’assomma presque… un coup qui lui parut asséné avec le pommeau d’une rapière. Il tomba et sentit qu’on enjambait son corps sans cérémonie et qu’on poursuivait sa course. Décidément, Maître Jean n’avait pas de chance cette nuit-là. N’importe ! le chapeau de Maître Jean avait heureusement amorti le coup de pommeau, et, quoique un peu plus étourdi, il voulut se remettre debout. Voyons !… là encore… il n’était pas à demi relevé que quelqu’un vint buter contre lui… Il s’affaissa de nouveau, mais aussi le personnage inconnu, lequel tomba pardessus Maître Jean.

— Allons ! qu’est-ce que c’est que ça ? fit une voix de femme.

La surprise de Maître Jean dépassait les bornes de la réalité, que la femme inconnue se relevait promptement et reprenait, elle aussi, sa course dans la direction de la rue Sault-au-Matelot.

— Voici, se dit Maître Jean qui se relevait, l’épisode le plus bizarre de ma vie ! Mais quelle est cette femme ?…

Il croyait l’entendre courir là-bas. Il croyait même entendre encore sa voix. Sa voix ?… Mais cette voix ?… Non, elle ne lui était pas tout à fait inconnue ! Où donc avait-il entendu déjà cette voix de femme ?

Il fut aussitôt saisi par le désir violent de savoir qui était cette inconnue ; et il lui semblait que c’était une jeune femme, très jeune même, rien que par le timbre claire de la voix.

Il se met à courir vers la rue Sault-au-Matelot. Il oublie celui qui vient d’appeler au secours. La pensée de cette femme emplit tout son cerveau. Il veut savoir… il saura.

Mais le pauvre vieillard ne peut aller bien loin, étourdi comme il est. Il manque d’haleine tout à coup. Contre le mur d’une maison il s’appuie pour reprendre vent, pour laisser l’étourdissement se passer. Cinq minutes lui suffisent, et il repart, moins vite, essayant de ménager son haleine et ses forces.

Il aboutit à la rue Sault-au-Matelot. Il s’arrête brusquement et prête l’oreille… oui du côté où se dresse le rouge gibet. Quoi ! là, de ce côté sinistre, n’a-t-il pas entendu des cris de femme ? Il lui a même semblé que ces cris étaient ceux d’une femme qu’on égorge. Chose plus étrange : il lui a même paru que la voix de cette femme, là-bas, avait le même son que celui qu’il avait, l’instant d’avant, entendu.

Oui, il doit se passer quelque chose au gibet !…

Un autre cri… toujours un cri de femme… traverse l’espace ténébreux.

Maître Jean, avec une partie de ses forces reconquises, s’élance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour avoir l’explication des cris « au meurtre » entendus par Maître Jean et, ensuite, celle des cris de femme venant de la place de la potence, il faut revenir à Flandrin Pinchot.

Après avoir quitté son amante, Flandrin, pensif et toujours rongé par la jalousie, s’en allait du côté de son domicile d’un bon pas, sans se douter, comme on le comprend, que deux assassins, Polyte et Zéphir, essayaient de le rattraper. Lorsque Flandrin Pinchot atteignit la rue Sault-au-Matelot, il entendit la voix fausse et quelque peu rocailleuse de Mathurin le Bourreau qui chantait en se dirigeant vers la place du gibet. Il n’y prit pas garde le moindrement, car sa tête éclatait sous le flot tumultueux d’autres pensées. Si Flandrin, à ce moment, entendait quelque chose, c’était comme en rêve ; s’il voyait un objet quelconque, cet objet lui semblait naître d’un songe… car Flandrin ne pensait qu’à son amante, la belle et ravissante Lucie ; il ne voyait qu’une chose, l’image enchanteresse de l’exquise créature. Distrait et préoccupé comme il était, il vit tout de même cette lueur rougeâtre se dégager subitement au-dessus des toits de la basse-ville. L’instant d’après, les rues et ruelles s’emplissaient de gens effarés qui couraient en tous sens en poussant des cris. Pour ne pas se mêler à cette tourbe en émoi, il enfila une ruelle qui, tout en allongeant son chemin, le conduisait à sa demeure. Sur cette ruelle il n’y avait que des baraques vides, entrepôts quelconques, anciennes tavernes que le guet avait fermées pour désordres.

Flandrin, là encore, et malgré les ornières aussi profondes que des trous, malgré les flaques d’eau boueuse, marchait d’un bon pas. Tout à coup il entendit une voix appeler derrière lui :

— Capitaine ! capitaine !

Il s’arrêta.

Il crut voir deux ombres humaines venir vers lui.

— Holà ! cria-t-il, que me veut-on ?

Nulle voix me répondit à la sienne. Mais la minute d’après deux gaillards, que Flandrin n’eut pas de peine à reconnaître, se jetaient sur lui la rapière au poing.

Pour ne pas être embroché, Flandrin n’eut que le temps de se jeter de côté et de tirer sa rapière.

— Je suis content de vous voir, mes canailles, ricana-t-il, j’ai une revanche à prendre contre vous. Allons ! il fait noir, on n’y voit que peu, mais c’est égal, on connaît son métier !

Et Flandrin se mit à jouer de sa lame… à jouer un jeu qui embarrassa tellement les deux « canailles » que celles-ci durent s’en tenir à la défensive. Pendant un moment il y eut un curieux froissement de fer, puis Polyte échappa son arme. Zéphir, maintenant seul adversaire de Flandrin, essaya de tout son possible et de son habileté à parer les rudes coups que lui portait notre ami. Heureusement que l’obscurité le protégeait, car Flandrin travaillait un peu à l’aveuglette. Tout de même, la rapière de Flandrin effleurait très souvent et de très près la peau de Zéphir qui en avait le frisson de la petite mort. À l’écart, Polyte, furieux, cherchait en vain sa rapière qu’il ne pouvait retrouver dans les ténèbres. Le claquement des deux autres rapières parut, à la fin, l’effrayer. Il cria :

— L’animal va finir par t’embrocher, Zéphir… Détalons et au diable Madame !

Zéphir, qui ne demandait qu’à se tirer de cette mauvaise affaire, n’en voulut pas entendre davantage ; il tourna le dos à Flandrin, fit un bond et partit à toute course sur les talons de son frère jumeau, Polyte.

Flandrin ne put retenir un rire énorme… mais un rire qu’il n’eut pas le temps d’achever. Soudain, quelqu’un par derrière survenait en rafale et lui plantait dans le dos la lame d’un poignard et par trois fois.

Flandrin vit mille éclairs danser devant ses yeux. Une sueur abondante monta jusqu’à la racine de ses cheveux. Il sentit qu’une grande faiblesse l’envahissait. En effet, il échappa sa rapière. Puis il chancela. Il voulut tendre les bras et les mains comme pour chercher un appui et ne pas tomber. Dans ce mouvement sa main droite toucha quelque chose de soyeux… un tissu quelconque. Les doigts de Flandrin se crispèrent sur le tissu. Et Flandrin tomba emportant dans sa chute le léger tissu que, par le toucher, il crut reconnaître pour une écharpe.

C’est en s’affaissant sur le sol que Flandrin jeta ce cri :

— Au meurtre ! À l’assassin !

Or, l’assassin n’était autre que Lucie, son amante, qu’il n’avait pu voir. Oui, Lucie qui enrageait contre les deux poltrons qu’elle avait embauchés. Et la jeune femme se trouvait à ce moment tellement énervée qu’elle ne parut pas s’apercevoir que son écharpe rouge s’en allait avec Flandrin. Aussi, en voyant sa victime s’écrouler, eut-elle l’assurance qu’elle avait frappé juste et à mort. Cela lui suffisait. À son tour elle s’élança en courant vers la rue Sault-au-Matelot.