Éditions Édouard Garand (60p. 9-12).

II

UNE COURTE HISTOIRE DE MAÎTRE JEAN.


Le logis de Maître Jean n’était ni grand ni riche. C’était une petite maison à comble et pignons pointus comprenant quatre pièces et un grenier. On entrait dans une salle commune assez spacieuse. À droite était la chambre du maître du logis, et au fond se trouvaient la cuisine et la chambre de la cuisinière.

Lorsque le vieillard pénétra dans sa maison, une voix de femme partant de la cuisine dont la porte se trouvait légèrement entre-baillée demanda :

— C’est vous, Maître Jean ?… Le déjeuner vous attend !

— Laisse-le attendre encore, ma bonne Mélie, je le mangerai sur l’heure de midi. Là, à présent, je n’ai pas faim.

— Au moins un verre de vin, Maître Jean ?

— Non, pas de vin non plus : j’ai bu une tassée chez Flandrin Pinchot.

Et, sans plus, Maître Jean pénétra dans sa chambre dont il referma soigneusement la porte.

Là, le vieillard n’avait plus son sourire, et une sombre inquiétude paraissait le tourmenter. Son visage avait pâli et ses traits s’étaient légèrement contractés. Il posa son chapeau sur une table, sa canne à pomme d’or dans un coin et il alla s’asseoir dans un large fauteuil sans songer à retirer son manteau. Il laissa tomber sa tête et ses longs cheveux blancs sur le dossier, ferma les yeux et demeura abimé dans une longue rêverie.

La chambre était grande, claire, et propre. Un grand lit occupait l’un des angles. Dans un autre angle se dressait une haute armoire à linge. Puis là, une table avec un nécessaire à toilette. Ici, un grand coffre de chêne bardé de fer et cadenassé. Quelques images aux murs achevaient la décoration.

Maître Jean demeura plongé dans sa méditation une bonne heure. Il ouvrit les yeux, passa une main blême sur ses paupières et regarda le ciel par une haute croisée. On ne pouvait voir par cette croisée que du ciel, des arbres qui commençaient à faire leurs feuilles, et un peu plus loin, à travers une éclaircie, une partie des murs de la ville.

Il murmura :

— Comment vais-je pouvoir pénétrer ce mystère ?…

Il se leva, marcha vers le coffre, l’ouvrit et y prit un portrait tout encadré, le portrait d’une jeune fille ou d’une jeune femme. Le peintre y avait mis ses couleurs les plus vraies, et la jeune femme, qu’on voyait à demi allongée sur un divan, avait une magnifique tête blonde, des yeux bleus d’une pureté angélique, un sourire — celui de Maître Jean — sur les lèvres les plus rouges qui fussent, et une taille de déesse. C’était une belle… très belle enfant, car le peintre avait réussi à lui donner un air de jeunesse qui pouvait tromper le regard le mieux exercé.

Debout près du coffre, Maître Jean examinait cette image. Après un assez long moment il murmura encore :

— Oh !… si c’était son enfant !…

Des larmes perlèrent sous les paupières du vieillard, lorsqu’il ajouta, comme s’il eût parlé à quelqu’un qui l’écoutait :

— Malheureuse ! malheureuse !… si tu avais écouté ton père…

Tout à coup, il chancela… Puis il ferma les yeux en échappant le portrait. Il voulut regagner son fauteuil, car il était tout étourdi… Mais après deux pas mal sûrs il s’affaissa lourdement sur le plancher que couvrait un tapis de laine. Sa chute fit un certain bruit, car, aussitôt après, quelqu’un frappait dans la porte et une voix appelait :

— Maître Jean ! Maître Jean !…

Pas de réponse, car le vieillard paraissait inanimé.

La porte s’ouvrit doucement pour laisser paraître le visage inquiet d’une femme d’âge mûr : c’était la cuisinière.

À la vue de son maître inanimé sur le plancher, elle se précipita et s’agenouilla près de lui, criant :

— Maître Jean ! Maître Jean ! revenez à vous !

Elle frictionna ses mains livide et presque rigides.

Soudain, son regard fut attiré par le portrait qui, à deux pas plus loin, gisait aussi sur le tapis de la chambre.

— Ah ! fit la cuisinière avec une sorte d’aigreur, c’est encore ce portrait, je gage, qui a failli le tuer !

Car déjà Maître Jean bougeait et reprenait connaissance. Il sourit à la vue de sa servante et dit d’une voix faible :

— C’est cet étourdissement qui m’a repris, Mélie. Mais ça va se passer encore une fois. Aide-moi à me relever et conduis-moi dans la salle près du feu, car il me semble que j’ai froid.

En effet, il grelottait.

Sans mot dire la servante le conduisit à une bergère placée près de l’âtre de la salle commune. Elle attisa le feu mourant, et peu après les flammes hautes répandirent une bonne chaleur.

— Êtes-vous mieux ? interrogea-t-elle avec compassion.

— Oui, un peu.

— Voulez-vous du vin ?

— Oui, un peu de vin, ma bonne Mélie.

Celle-ci passa vivement dans la cuisine et revint avec une tasse remplie de vin. Le vieillard, contre son habitude, vida la tasse d’un trait. Une minute, il demeura silencieux. Puis il dit en retrouvant son sourire candide :

— Là, je deviens mieux. Mélie. Tiens ! va porter cette tasse à la cuisine.

— Encore une tasse… une demi ?…

— Non ! non ! c’est assez.

— Vous ne désirez plus rien ?

— Non, rien. Si tu veux seulement aller me chercher un oreiller dans ma chambre ?…

— C’est bon, j’y vais. Et que ferai-je du portrait qui est par terre dans votre chambre ?

— Le portrait ? fit le vieillard avec surprise. Ah ! c’est vrai… le portrait ! Tu l’as donc vu ?

— Si je l’ai vu… il a bien fallu que je le voie ! Et puis, je lui en veux à ce portrait, car voilà bien trois fois déjà qu’il vous cause ces chavirements ! Vous ne me direz donc jamais…

— Ah ! ma bonne Mélie, interrompit le vieillard, ne m’en veuille pas si j’ai toujours gardé le silence. Non que j’aie manqué de confiance en toi, mais la chose me paraissait trop douloureuse à dire. Mais, enfin, peut-être vaudra-t-il mieux que je me décharge de ce secret trop lourd. Tiens ! Mélie, va remplir la tasse et reviens, je te conterai l’histoire.

Quelques minutes après Maître Jean, tout en dégustant sa deuxième tasse de vin, parlait ainsi :

— Mélie, je l’ai dit, l’histoire est triste et douloureuse, et je me demande si j’aurai la force ou le courage de la raconter jusqu’au bout. Voilà dix ans que tu veilles sur moi avec le plus grand dévouement, et du jour où tu es venue te mettre à mon service, tu m’as cru célibataire… un vieux célibataire à qui la femme a toujours paru causer une sorte de répugnance. Tu n’as pas été seule à vivre avec cette pensée, beaucoup de gens ont la certitude que je ne me suis jamais marié. Mélie, sache-le enfin, j’ai eu femme un jour, et une femme qui fut dans toute la vérité ce qu’on appelle « l’ange du foyer », Hélas ! durant le rude hiver de 1645, alors que j’habitais Ville-Marie où j’étais maître-boulanger, je perdis ma compagne que le scorbut emporta en l’espace de quelques jours. Cette perte faillit me tuer, car il n’est pas possible à nul homme d’aimer une femme plus que j’ai aimé la mienne. Si je survécus à ce malheur, c’est que ma bonne femme m’avait laissé un petit trésor, une fillette aimante et gentille âgée de quatre ans. C’était le portrait de sa mère, et cette enfant fut mon salut. Je retrouvai courage et espoir, et je décidai de consacrer tous mes labeurs et toute ma tendresse pour assurer le bonheur futur de mon enfant. À cette époque je possédais déjà une petite fortune qui pouvait me permettre d’abandonner le métier et de vivre de mes rentes. Pourtant, je tins bon quatre autres années. À la fin, le souvenir de ma chère femme m’était si cruel que je résolus d’abandonner la maison où nous avions été si heureux et où elle avait rendu le dernier soupir. J’avais trouvé un acquéreur qui décida d’acheter et la maison et la boutique. Je lui transportai mes affaires, et, pour échapper au souvenir trop douloureux qui me hantait sans cesse, j’allai me fixer aux Trois-Rivières. Là, je confiai ma fillette aux Ursulines, bien que je fusse un adhérent à la Réforme. Mais j’avais promis à ma femme, qui était une ardente catholique, que j’élèverais notre fillette dans la religion romaine. Moi, quoique je fusse du parti Calviniste, je ne m’occupais jamais des questions religieuses, et jamais avec ma femme, que je laissais entièrement libre en ces matières, je n’abordai les controverses.

« Tout alla bien jusqu’au jour où Sévérine atteignit ses quatorze ans. Dans l’été de 1660, nous reçûmes la visite du fils d’un de mes amis de Ville-Marie. Cet ami était lancé depuis longtemps dans le commerce des draps duquel il ne semblait pas tirer grand profits. Il est vrai que son jeune fils dépensait largement… trop largement peut-être. J’avais connu ce jeune homme alors qu’il n’était encore qu’un adolescent d’une quinzaine d’années. En 1660. c’était un beau et grand jeune homme, instruit, mais, malheureusement, comme je pus l’apprendre peu après, fort dissipé. Durant le mois qu’il passa chez nous, il s’éprit d’amitié pour ma fillette. Il faut te dire, Mélie, qu’à l’âge de 14 ans Sévérine était déjà une petite personne sérieuse à laquelle, naturellement, il manquait l’expérience du monde et de la vie. Un jour, après le départ de notre visiteur, Sévérine me confia qu’elle aimait René Le Chêneau, c’était le nom de ce jeune homme. Ma surprise fut grande. Je fis entendre à Sévérine qu’elle était un peu trop jeune pour prendre mari. Elle riposta que sa mère s’était mariée à quinze ans. C’était vrai. Je dois confesser qu’à ce moment mon égoïsme parlait plus fort que ma raison. Que vais-je devenir, me demandais-je, une fois ma fille partie ? Même si le parti m’eût été convenable, j’aurais tenté de dissuader Sévérine. Mais d’un côté, au sujet du mariage projeté, j’avais raison, car je savais que Le Chêneau était un dissipé, et il me répugnait de voir ma fille lier sa destinée à ce garçon. Je lui confiai ce que j’avais appris sur la conduite de celui sur qui elle avait jeté son dévolu. Cette révélation la refroidit. Un mois après, elle déclarait à Le Chêneau, qui était revenu nous faire une autre visite, qu’elle ne pouvait l’accepter pour époux. Il partit furieux et en proférant des menaces. Sur ces entrefaites j’appris qu’il avait abandonné sa famille et qu’il se trouvait sans sou ni maille et sans feu ni lieu. J’étais content. Mais de ce jour Sévérine perdit sa gaieté, et elle devint taciturne et rêveuse. Elle repoussa ensuite tous les jeunes hommes que son charme et sa beauté attiraient. J’en souffris beaucoup, mais sans me douter que j’allais souffrir bien davantage encore.

J’abrégerai en disant que six mois plus tard, alors que j’avais dû faire un voyage à Ville-Marie pour y régler quelques vieilles affaires, Sévérine désertait ma maison. En revenant de voyage et après quatre semaines d’absence, je trouvai ma maison abandonnée. Une lettre de Sévérine m’annonçait qu’elle devenait l’épouse de Le Chêneau et qu’elle le suivait en pays étranger…

Voilà toute l’histoire, Mélie, toute, hormis le chagrin et la douleur qui n’ont cessé depuis de torturer mon vieux cœur de père. Qu’est devenue Sévérine ? Jamais je n’ai pu le savoir, et j’ai pensé qu’elle avait pris la route de France avec son suborneur. Tout ce qui me reste d’elle, c’est ce cruel souvenir et ce portrait que je fis peindre lorsque Sévérine atteignait ses treize ans. Cette image de ma fille, jamais je ne peux la regarder sans me trouver mal.

Après avoir raconté cet épisode de sa vie, Maître Jean se tut. Sur son visage s’était répandu le voile de la plus grande tristesse.

Le silence demeura quelques minutes entre ces deux personnages, puis Mélie fit entendre ces paroles.

— Maître Jean, si votre fille ne vous a jamais donné de ses nouvelles, c’est qu’elle ne vous aimait pas bien bien. Alors, je ne vois pas pourquoi vous continueriez à vous faire de la bile à son sujet. Pour moi, il me semble que c’est une ingrate qui ne mérite pas qu’on la regrette !

— Ah ! Mélie, on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est qu’un cœur de père ou de mère. Jamais je ne pourrai oublier ma fille, le voudrais-je de toute ma volonté, et je sens que je serai un misérable le reste de mes jours. Il y a dans mon cœur un vide qui fait mal, et à nous de combler ce vide…

Le vieillard s’interrompit pour laisser se dégager un soupir lointain et tout plein de regrets et de désespérance.

Mélie était vieille fille, et, en effet, elle ne pouvait comprendre ce qui pouvait se passer dans le cœur de Maître Jean. Elle avait perdu ses parents dans le bas âge et avait toujours pourvu depuis à sa propre subsistance. Elle n’avait jamais aimé, jusqu’au jour où elle avait rencontré Maître Jean pour qui elle s’était éprise de beaucoup d’estime. Il est certain que si Maître Jean lui eût offert le mariage, elle aurait accepté avec empressement. Malheureusement, elle aimait sur le tard… et elle aimait un vieillard qui, lui, n’aimait plus que des figures disparues de son existence. Tout de même, elle trouvait encore son bonheur à soigner Maître Jean, à veiller sur lui, à se dévouer pour lui.

Cette fois, entre les deux interlocuteurs le silence se prolongea. Mélie n’osait plus interrompre la méditation de son patron. Une demi-heure se passa ainsi, et comme dix heures sonnaient à une pendule posée sur le manteau de la cheminée, Maitre Jean sursauta et dit brusquement :

— Mélie, mon chapeau et ma canne…

— Hein, vous sortez ?

— J’ai oublié que j’ai affaire au Château cette matinée.

— Au Château ? s’écria Mélie avec surprise et crainte. Vous voulez donc vous faire écharper ? Oubliez-vous que vous passez pour un homme dangereux aux yeux de Messieurs les Jésuites et de Monsieur le Gouverneur ?

— Ha ! ha ! se mit à rire doucement Maître Jean… dangereux parce que je suis Calviniste et parce que je ne vais pas aux sermons de la Cathédrale comme Monsieur de Frontenac qui, pourtant, n’est pas précisément un ami des Pères Jésuites. Et comment, en vérité, Monsieur de Frontenac serait-il ami des Jésuites, lui pur disciple de Jansénius, lui qui s’est choisi, dans le temps, des amis au sein même de Port-Royal et lui qui, à vingt ans, s’y trouvait une maîtresse ?

Le vieillard se remit à rire et poursuivit :

— Sans doute, Monsieur le Comte s’est bien gardé de la moindre indiscrétion, et il a eu bien soin de cacher ses secrètes amours comme ses opinions religieuses. Plus tard, cependant, il arriva que des mauvaises langues firent courir le bruit qu’il était janséniste enragé. Mais il se hâta aussitôt de crier bien haut et plus haut que ces vilaines langues que c’était une calomnie. Il a pu de la sorte faire dévier de sa tête l’orage qui le menaçait. Seulement, moi je sais — et je ne suis pas tout à fait le seul — oui, je sais, ajouta-t-il avec une grande conviction, que Monsieur de Frontenac est plus janséniste que je ne suis Calviniste. Si je dis que je ne suis pas le seul, c’est pour la raison que je crois savoir qu’il y a parmi Messieurs les Jésuites quelqu’un qui n’en sait pas moins long que moi sur le comte de M. de Frontenac. Et j’ajoute, Mélie, que je ne serais pas étonné que Monseigneur de Laval n’en connût encore plus long que moi et que certains de ces Messieurs de la Compagnie de Jésus. Mais bah ! cela n’a point d’importance que je diffère d’idées religieuses avec celui-ci ou celui-là ; chose certaine, jusqu’à ce jour j’ai toujours scrupuleusement rempli mes devoirs de citoyen. Tu peux être tranquille, Mélie : j’irai au Château, j’y entrerai et en sortirai sans entaille à ma peau.

— Je sais bien qu’on ne vous mettra point à malemort pour vos idées religieuses ; néanmoins, vous le savez mieux que moi, Monsieur le Gouverneur ne vous tient pas en bien grande estime, et vous savez aussi qu’il n’est pas tendre — peut-être pour se grandir auprès du roi — pour tous les gens qui ne sont pas catholiques.

— Oui, oui, je sais cela. Mais observe que Monsieur de Frontenac est dur plutôt pour ceux-là qui osent critiquer la religion catholique ou le clergé.

— Pourtant, lui, le Gouverneur, a l’air de pas mal s’en moquer du clergé.

— Il ne s’en moque pas, Mélie ; il entend seulement que le clergé ne se mêle point des affaires publiques que lui seul veut mener et diriger.

Tout en parlant ainsi, le vieillard avait repris son chapeau et sa canne, et il s’apprêtait à sortir.

— Ne désirez-vous pas une autre tassée de vin ? demanda Mélie.

— Non, bonne Mélie. Je me sens bien et fort à présent. Ça n’a été qu’une légère défaillance, et je t’assure que je suis rentré dans toute ma vigueur. Tu me prépareras un bon potage pour le dîner…

Et il partit.