Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-191).

L’ÎLE INCONNUE




Paris

« JE SERS » : « ICH DIEN »

Elle n’appartient pas à un roi seul, cette devise, mais à toutes les créatures de l’univers. Elle contient leur raison d’être, la mienne par conséquent.

« Je sers ». Depuis que je vis à l’hôtel « sur la branche », comme l’une de mes héroïnes, je sens davantage l’action des forces qui dirigent ma vie… et elles en prennent à leur aise avec cette feuille détachée que je suis ! Me voici de nouveau et pour la dixième fois peut-être aiguillée vers l’Angleterre. Comment cet aiguillage s’est-il fait ? Aujourd’hui le « comment » des choses m’intéresse autant que leur « pourquoi ».

Cet hiver, après la lecture des Mémoires de Berlioz, j’éprouvai un besoin irrésistible d’entendre de la musique, de la sienne surtout. Je savais que j’aurais cette joie à Monte-Carlo, que je l’aurais parfaite dans un décor unique, et je partis. Des amis écossais m’avaient indiqué l’hôtel Windsor, à dix minutes du casino. Ils m’avaient assuré que j’y trouverais une bonne société et tout le repos que je pourrais désirer. C’est donc là que je me logeai.

Le jour de mon arrivée, quand j’entrai au restaurant, le maître d’hôtel me désigna une de ces petites tables pour un qui ne sont pas toujours placées au meilleur endroit… Un ! dame ! c’est si peu, — presque rien.

J’avais devant moi deux dames anglaises, la mère et la fille évidemment. Cette dernière captiva aussitôt mon attention. Ses cheveux, d’un brun doré de châtaigne fraiche, n’étaient point relevés et tordus par une main sèche de puritaine, — le chignon de madame et de mademoiselle John Bull est très caractéristique, — elle avait le teint mat et chaud. De magnifiques yeux bleus d’une profondeur veloutée adoucissaient l’expression un peu dure que lui faisaient son nez aquilin et l’arc dédaigneux de ses lèvres fines. C’était une physionomie de contrastes qui ne pouvait manquer d’éveiller mon intérêt. Je lui donnai une trentaine d’années. La première rencontre de nos regards, par-dessus la « cap » blanche de la mère, se prolongea au delà de ce que permet la stricte politesse. Pendant toute une semaine, il y eut entre nous ce jeu de rayons invisibles, mais non imperceptibles, au moyen desquels nous prenons contact les uns avec les autres, jeu qui ne ressemble pas mal à l’escrime. Quand ma voisine faisait un pas en avant, j’en faisais un en arrière. Je ne m’explique pas cet instinct de coquetterie dans l’amitié même, mais il existe. Je sentais bien que nous entrerions en relations, et j’étais curieuse de voir comment.

Un après-midi en traversant le hall, je vis ma future amie qui causait avec une Américaine de ma connaissance. Cette dernière m’appela d’un signe amical, je m’approchai et la présentation eut lieu. Ce ne fut pas plus compliqué. Nous parlâmes du beau temps, de veine, de déveine, de la roulette, du trente et quarante, de tous les dieux malfaisants de l’endroit. Madame Cahart remarqua que nous avions chapeau et jaquette.

— Tiens, fit-elle, avec le plus joli sans-gêne, pourquoi ne feriez-vous pas votre promenade ensemble ? Ce serait plus agréable. La vie est si courte ! Inutile de la gaspiller en cérémonies.

Cette philosophie américaine nous fît rire. Miss Baring me regarda avec une expression de détresse comique. Il ne me restait d’autre alternative que celle de l’inviter à m’accompagner. Je le fis aussi gracieusement que possible, et nous voici curieusement unies, ou réunies, cheminant ensemble, réglant notre pas l’une sur l’autre. Les lieux communs nous servirent d’abord à prendre contact ; mais soit que notre sympathie mutuelle nous eût rapprochées, soit qu’il existât entre nous quelque lien antérieur ou futur, notre conversation prit tout de suite un tour amical et eut l’air de se continuer.

Je ne me souviens pas à propos de quoi il m’arriva de dire : « Si vous étiez catholique, vous comprendriez cela. » À ma grande surprise, miss Baring rougit violemment, parut troublée, puis avec l’émotion qu’elle eût éprouvée à me confier un secret de cœur, elle m’apprit qu’elle était nouvellement convertie.

— Ah ! voilà qui m’intéresse ! dis-je aussitôt. J’adore les histoires de conversions, racontez-moi donc la vôtre !

La couleur qui monta de nouveau au visage de ma compagne, une contraction nerveuse au coin de ses lèvres me firent sentir mon indiscrétion.

— Oh ! excusez-moi ! dis-je toute honteuse. Je me suis laissé emporter par ma curiosité de l’âme humaine. On ne fait pas une telle confidence à une étrangère.

Miss Baring tourna vers moi ses beaux yeux foncés :

— Une étrangère ! répéta-t-elle, vous ne me semblez pas cela.

Et sous la pression du courant de notre sympathie réciproque, elle sortit de sa réserve et se laissa aller à me raconter les phases du phénomène psychique qu’elle avait subies.

— Le catholicisme, ses symboles, ses cérémonies m’ont toujours fascinée, m’avoua-t-elle ; quand j’entrais dans une de vos églises, j’y sentais une présence, quelque chose qui me faisait courir un frisson sous la peau.

— Le frisson sacré, fis-je en souriant, oh ! alors vous étiez sûrement préparée pour la conversion.

— Il y a trois ans et demi, un Jésuite est venu prêcher un carême à Wimbledon où nous habitons. J’eus la curiosité d’aller l’entendre. Je fus frappée de la logique et de l’enchaînement des dogmes. Il me sembla qu’il y avait vraiment là une religion. Le Désir de devenir catholique s’empara de mois. La crainte d’affliger ma mère, ma répugnance pour la confession m’empêchèrent d’y céder pendant plusieurs mois. Il faut avoir soutenu ce combat moral, continua miss Baring, pour savoir combien il est douloureux. Je me sentais appelée et retenue, attirée et repoussée ; puis un besoin urgent d’aide vint me donner le courage de faire le grand pas et j’entrai dans l’Église romaine.

— Comment votre mère a-t-elle vu ce changement de religion ? demandai-je,

— En vraie Anglaise, elle a respecté ma liberté de conscience et ne m’a adressé aucun reproche ; mais quand elle me voit aller à la messe, à une cérémonie quelconque, son visage prend à son insu une expression froide et sévère. Elle est absolument incapable de comprendre l’esprit du catholicisme. Elle le considère comme un amas de superstitions. Il lui semble fait pour le peuple seulement, pour des gens qui ne se lavent pas. Elle prétend que nos prêtres ne sont pas des gent lemen parce que leur tenue est trop négligée. Du reste, sa religion lui suffit entièrement.

— Tout ceci confirme mon idée, dis-je alors. Je crois qu’il y a des mentalités catholiques et des mentalités protestantes. Parmi les protestants, on trouve des gens qui ont une mentalité catholique, ceux-là finissent par entrer dans l’église où ils rencontrent les éléments spirituels qui leur sont nécessaires. Les vrais protestants ne se convertissent jamais.

— Eh bien, ma mère et mes frères sont assurés. assurément de ce nombre, répondit ma compagne avec un demi-sourire.

Une confidence semblable nous conduisit rapidement à l’intimité. Au cours de nos promenades quotidiennes, nous abordâmes tous les sujets, l’amour excepté, — une Anglaise évite d’en parler, sans y penser moins. Ces causeries nous rapprochèrent curieusement. Malgré la différence de nos âges nous devînmes amies, camarades presque. Miss Baring n’est pas une vieille fille, mais une demoiselle. On naît vieille fille et on reste demoiselle. Je reconnais en elle bon nombre des caractéristiques de la race anglo-saxonne : une horaire de la sentimentalité, l’admiration de la force, du tempérament, un grand empire de soi, un besoin d’activité. Le sport qu’elle pratique avec passion a conservé à son corps beaucoup de jeunesse, l’a musclé pour ainsi dire. Elle est remarquablement intelligente, mais non intellectuelle. Son histoire est celle d’une personne qui, par sa naissance, ses instincts, aurait dû faire le chemin en première classe et qui, faute de moyens, a été forcée de monter en seconde classe. Elle n’a jamais pu s’assimiler à ses compagnons de roule : elle est demeurée dans un isolement hautain et a été froissée tout le temps par leurs manières et leurs idées. Elle a heureusement deux frères qui mettent un intérêt dans sa vie. L’aîné est le secrétaire de son oncle, Sir Richard Baring, un des grands solicitor de Londres, le cadet est employé dans une compagnie minière au Canada. Quant à madame Baring, elle me paraît l’incarnation de cette ancienne respectabilité anglaise qui va se transformant de jour en jour. jour. Édith a su lui communiquer un peu de son amitié pour moi, et avant de quiller Monte-Carlo, elle m’a demandé de venir passer quelques semaines chez elle à Wimbledon. La mère et la fille ont insisté en termes si affectueux que j’ai consenti. Je suis invitée du 15 mai au 15 juin. Cette coutume anglaise de fixer à ses hôtes la date de leur arrivée et de leur départ est éminemment pratique. Elle crée une situation franche et évite aux maîtres de maison un tas de fausses cérémonies.

Je pars demain.

Pourquoi suis-je de nouveau dirigée vers l’Angleterre ? Ma mission est celle des petits, des tout petits. Je vais porter des mots de France dans des cerveaux anglais, rapporter des impressions d’Angleterre et les transmettre à des cerveaux français. Cela peut être très grand après tout et j’ai la joie intime de me sentir nécessaire. J’éprouve la fierté d’un vieux diplomate qui, malgré son âge et ses cheveux blancs, se verrait envoyé à un poste important et je suis heureux de pouvoir dire encore : « Je sers ». « Ich dien ».


ANGLETERRE

Wimbledon,
Saint-Olaf.

La halte ! L’Île Inconnue ! Chaque fois que je dois replier ma tente ou plus prosaïquement refaire ma malle, j’éprouve un mélange de regrets, de plaisir, de petites appréhensions angoissantes, et aussitôt dans l’omnibus qui m’emmène vers une gare quelconque, le calme me revient. Je me mets à regarder les gens et les choses de Paris avec des yeux de voyageuse. Leurs physionomies, leurs lignes me semblent autres. Je passe dans des quartiers où je ne vais jamais et je me promets de les revoir. Puis vient l’enregistrement des bagages, la bousculade du départ, l’installation dans un compartiment et c’est fini ! Quel allégement ! L’ébranlement du train, ce mouvement initial vers l’inconnu, me donne toujours une sensation de plaisir. On s’accorde à proclamer les Anglais de mauvais compagnons de voyage. Je ne les ai Jamais trouvés tels. Une vieille femme est meilleur juge de l’éducation des hommes qu’une jeune. Je suis ravie quand je puis faire la route avec un Britisher. Je sais que j’aurai une paire de bras complaisants pour me descendre mon sac ou quelqu’un pour me héler un porteur. Selon moi, le Français est plutôt grincheux. Il conserve longtemps l’agacement du départ. On le devine à ses mouvements saccadés, nerveux, à la façon dont il tapote ses poches afin de s’assurer qu’il n’a rien oublié. Il a toujours l’air de dire : « Je suis le monsieur que l’on n’ennuie pas. » Cette fois-ci, j’ai eu dans mon wagon deux Anglais et trois Français : un Times, un Morning Post, un Gaulois, un Matin, un Écho de Paris. Chacun des lecteurs avait bien la tête de son journal. Je m’amuse quelquefois à parier avec moi-même que telle ou telle feuille sortira de la poche de mes voisins et je perds rarement.

Il n’y a pas de route plus monotone que celle de Paris à Calais. J’attends avec une impatience enfantine l’apparition des bâtiments de la Société Anonyme des Ciments français. Ils m’attirent irrésistiblement. Leur ton crayeux, les étangs de chaux fumante, les êtres humains tout blancs, produisent un ensemble aride, morne, sans lumière, dont la vue m’étreint le cœur et me fascine. Les industries noires me paraissent moins tristes que les industries blanches.

Je ne sais si le voisinage de l’Angleterre se fait déjà sentir, mais non loin de Calais, sur le flanc d’une dune, on voit écrit en grosses lettres formées avec des cailloux : « Gloire à Jésus-Christ. »


Serait-ce un vœu ? A la première bouffée d'air salin qui pénètre dans le wagon, je me précipite vers la por- tière pour voir l'aspect de la Manche. Hier, il n'était guère rassurant. De fait, la traversée a été plutôt désagréable. Le salon du nouveau bâtiment à tur- bine est bien aménagé, bien aéré. Les divans sont recouverts de cretonne, il y a des fleurs ici et là. La stewardess en coiffe blanche fait son pénible service avec beaucoup de dignité. Elle m'a avoué que, pen- dant une année entière, elle avait souffert du mal de mer et qu'il lui avait fallu des efforts surhumains pour ne pas le laisser voir. Comme je la plaignais de voir soigner les passagères, elle m'a répondu : « J'aime à soulager mes semblables, à leur faire du bien, je ne pourrais pas vivre pour moi seulement. » La voilà, la grâce d'état! Aussitôt qu'on met le pied sur le sol de l'Angle- terre, même sur le sol mouvant de ses paquebots, on a une impression de liberté et de discipline, de ces deux grandes choses qui font sa force. Quand le bateau stoppe, une équipe de porteurs en uniforme bleu foncé, bérets et vareuses portant le chiffre de la compagnie, arrive sur le port. A un signal donné le carré de corde qui le tient en respect est enlevé et, avec un beau mouvement d'ensemble, ils se préci- pitent sur les bagages pour les porter au train déjà formé. Là un employé indique à haute voix : « Cha- ring Cross ! » « Victoria! » et vous savez exacte- ment dans quel wagon monter pour descendre à l'une ou à l'autre de ces gares. A Calais, j'avais laissé un brillant soleil de juin, une atmosphère claire, l'été enfin ! et voilà qu'à Douvres, après une heure un quart de traversée, je me trouve en automne avec un ciel gris et bas, une eau couleur de plomb, un vent âpre traversé par le cri des mouettes. J’en demeurai toute saisie. Pour la première fois, je me rendis compte que l’Angleterre était vraiment dans la mer du nord. A mesure que nous nous éloignions de la côte, cette impression automnale s’effaça et je ne tardai pas à sentir la douceur reposante de la campagne anglaise. Avec sa fraîche verdure, ses beaux arbres, ses tapis d’herbe drue, elle semble avoir été créée — elle l’a peut-être bien été — • pour le délassement des yeux et des membres d’un peuple de travailleurs. Je ne revois pas sans plaisir les houblonnières du comté de Kent, ses cottages oij conduisent de jolis sentiers ; ses petits moutons paissant dans de savoureuses prairies, soigneusement pourvues d’auges. En Angleterre, l’eau ne manque jamais sur la table de l’animal. Tout le long de la route, on voyait de-ci, de-là, des taches mouvantes de couleurs claires, qui n’étaient autres que des êtres humains, des joueurs de tennis, de cricket, de foot-ball. Ils couraient en avant, revenaient en arrière, agitaient leurs bras, s’aggloméraient, puis s’éparpillaient. De loin, et vu de la hauteur du chemin de fer, cela paraissait drôle, incompréhensible.

Maintenant que je vois plus profond, l’approche d’une ville comme Londres ou Paris me cause un certain émoi. Je n’ai qu’une conception bien faible de ce qu’elles sont réellement, mais elle suffît à me donner la sensation de ma petitesse. Il me semble que je vais disparaître dans une immensité de vie.

J’aime Londres, son odeur même, une odeur acre de charbon mouillé, de gaz, de fumée. Je la reconnaîtrais entre mille et j’ai besoin de la respirer de temps à autre. Les abords de la métropole anglaise ne sont pas attrayants. Du gris, du noir, des affiches d’un bariolage cru, des enseignes aux lettres démesurées, voilà ce qui frappe les yeux. Le train avance lentement, au-dessus d’une étendue infinie de maisons basses aux courts tuyaux de chemin, que l’on prendrait pour des terriers plutôt que pour des habitations humaines. Cependant les flèches, les tours des églises, les hauts fourneaux des usines, le ciel barré, rebarré de fils télégraphiques, la Tamise, ses ponts, tout cela ne tarde pas à vous donner une impression de force colossale et vous sentez que vous êtes chez un très grand peuple.

Miss Barmg m’attendait à la station de Victoria.

— Je suis bien heureuse de vous revoir, me dit-elle avec une forte poignée de main.

Et sa voix émue et l’expression de ses beaux yeux bleux ne laissaient aucun doute sur la sincérité de ses paroles.

Ici les porteurs s’occupent des voyageuses avec un empressement marqué. Ils apportent dans leur service une autorité de mâle, un instinct de protection qui est au-dessus du pourboire et qui sent le gentleman déjà. Un alerte gaillard eut tôt fait de nous trouver un cab, de charger les bagages, de nous mettre en voiture et de crier au cocher :

— Waterloo !

Wimbledon est à quarante-cinq minutes de Londres, on peut y arriver soit par le chemin de fer souterrain, soit par le chemin de fer ordinaire. ous prîmes ce dernier, à la gare de la petite ville suburbaine nous trouvâmes porteurs et voitures. Dans ce pays pratique, on ne néglige rien pour faciliter les mouvements de l’individu. On est sûr d’avoir toujours : « The right thing in the right place. » En moins de dix minutes, après avoir monté une colline assez raide, franchi une grille, suivi une courte avenue tournante, nous arrivâmes devant une maison toute fleurie. Sous le porche, enguirlandé de verdure, madame Baring, déjà habillée pour le dîner, vint me recevoir. Son accueil chaleureux me fît sentir que j’étais la toute bienvenue à Saint-Olaf.

Edith me conduisit chez moi. La vue de ma chambre me délassa instantanément, comme si j’étais entrée en contact aec quelque chose de très sain. Le fond d’arbres, la pelouse bordée de roses qui s’encadraient dans les fenêtres ouvertes, le papier clair, la cretonne assortie, les belles lithographies, formaient un cadre riant. Et dans ce cadre tout semblait m’attendre, le grand lit de cuivre brillant, le fauteuil près de la croisée, la table à écrire en face du jardin, la chaise longue en bon jour, les livres de chevet dans les encoignures, les tiroirs ouverts de la commoûe, les fleurs sur la cheminée reine Anne. Quelques rayons de soleil couchant, le parfum des acacias complétaient de touches vivantes ce joli tableau. Ce qu’il y avait de plus vivant encore, c’était cette sollicitude pour mon confort dont témoignaient tous ces arrangements. Mon amie n’avait rien oublié, pas même ma préférence pour l’eau de Cologne d’Atkinson. Je lui en exprimai ma reconnaissance.

— Ne me remerciez pas, me dit-elle, cela m’a donné tant de plaisir !

Après avoir bu la tasse de thé, qui est comme le pain et le sel de l’hospitalité anglaise, je me mis à ma toilette et le second coup de gong, annonçant le dîner, me trouva prête.

Au salon où j’entrai a^ec Edith, madame Baring et son fils m’attendaient. Ce dernier me fut présenté. Sa taille me parut plutôt imposante. Il me donna une impression immédiate de grands pieds et de grandes mains, puis j’eus l’intuition subite que la visite d’une Française à Saint-Olaf ne le charmait guère et qu’il devait la considérer comme ce que nous appellerions une tuile en argot. Il s’agissait donc de faire sa conquête au plus vite. Pas faciles, les conquêtes, à mon âge !

Mon hôte-malgré-lui me conduisit gravement à la salle à manger, une salle à manger qui me parut délicieusement familiale. Dans un cadre de chêne foncé, la table mettait un joli éclat de lumière et de blancheur. Un napperon de soie jaune pâle, des abat-jour de même nuance, un milieu composé de branches d’aubépine, des grappes de laburnum jetées ici et là atténuaient la lourdeur de l’argenterie et de la porcelaine anglaises. Selon l’usage, madame Baring prit place à la tête de la table et prononça les paroles d’action de grâces qui précèdent et suivent le repas.

Nous eûmes un succulent potage, le poisson et les classiques pommes de terre nature. Au second service, une magnifique pièce de roastbeef fut placée devant le jeune homme, une poularde garnie d’appétissantes papillottes de lard grillé devant madame Baring, le tout apporté sous de massifs couverts d’argent. Dans tous les intérieurs modestes, le maître et la maîtresse de la maison découpent. Une viande bien découpée est infiniment plus sa^"oureuse et c’est un art où nos voisins excellent. Après la viande et les légumes, toujours servis ensemble, vint Tentremets, — une tarte et un pudding, — ■ puis le fromage et le dessert. Comme vins, du sherry et du bordeaux.

Rodney Baring faisait vraiment bonne figure à la table maternelle. Sa carrure ne doit rien au tailleur,. j’en suis sûre. C’est l’Anglo-Saxon pur sang s’il en fût, très mâle, très gauche et très correct, avec des cheveux blond foncé, ardents à l’extrémité, des yeux bleu clair, des traits d’une extrême netteté. Son regard est limpide et tendre, mais la bouche aux lèvres rasées a une expression sévère et résolue. C’est la bouche d’un juge ou d’un homme d’État ; elle a tout de suite rivé mon attention. Le grand air a donné à sa peau fine ce joli hâle rosé que l’Anglais ambitionne secrètement, et que les femmes aiment.

Je m’appliquai aussitôt à apprivoiser ce beau garçon qui m’observait par-dessus le roastbeef avec un mélange de curiosité et d’inquiétude. Sa physionomie se rasséréna quand il m’entendit parler anglais. Je m’efforçai de l’engager dans la conversation par des questions indirectes, il y répondit d’abord d’un ton bref, je sentais sa résistance au bout de ma parole pour ainsi dire, peu à peu cependant elle diminua et, au soulagement visible d’Edith, je rompis triomphalement la glace... au moyen de la politique. Après le dîner, nous fîmes un bridge. Mon irrévérence française provoqua la gaieté du jeune homme et amena au coin de son œil et de sa lèvre ce double sourire qui, chez l’Anglais, trahit l’humour et une disposition à la taquinerie. C’est par là que nos esprits s’accrochèrent définitivement. Quand je me retirai, il me donna une poignée de main bien différente de celle de rarriée, et, de l’escalier, je l’entendis qui disait à sa mère en refermant la porte du salon : « A jolly woman ! » (Une femme agréable et drôle !) Cela n’était peut-être pas très respectueux, mais cela me flatta énormément. L’hostilité et l’antipathie de mon hôte, même bien déguisées, eussent singulièrement gàlé le plaisir de ma visite. Je suis tranquille maintenant. Un Anglais ne détestera jamais « a jolly oman ».

Saint-Olaf.

Saint-Olaf a plutôt l’aspect d’une maison de cam pagne que d’une Ailla de banlieue. Bâtie sur la hauteur à une époque où le terrain n’avait pas encore été morcelé, il a de l’air, de l’espace, une vue magnifique sur les collines de Surrey. Il possède même une petite prairie, quelques beaux arbres, un jardin potager qui fournit des fraises en quantité et ces légumes qui paraissent comme des friandises sur les tables anglaises.

A côté du tennis, il y a une grande cabane démontable et rustique. Des plantes grimpent avec entrain le long de ses planches et encadrent des amours de fenêtres. Intérieurement, elle est tapissée de toile à voile, décorée de fdets de pêche. Un hamac fait office de rocking-chair. Il y a des livres, des fleurs. une foule de choses hétéroclites et des joujoux d’homme. C’est naturellement la propriété de Rodney. 11 y reçoit ses amis, ses amies même. 11 y fume surtout d’innombrables pipes.

Entre les quatre murs de Saint-Olaf, ces murs entièrement recouverts de verdure et de fleurs, se trouve tout ce qui est nécessaire à des gens de goûts ei d’habitudes raffinées. 11 est de ce style très en faveur aujourd’hui que l’on appelle « reine Anne ». Son porche, ses fenêtres à plusieurs vantaux lui donnent vraiment un air ancien, un peu puritain que le mot anglais « quaint » rend très bien. Dès le len demain de mon arrivée, miss Baring m’en a ouvert toutes les portes.

Sur le hall carré donnent le salon, la bibliothèque, la salle à manger,. Des portraits de grands-parents, une vieille horloge, deux bahuts, une table et des sièges de Chippendale, le grand ébéniste anglais de la moitié du xviii^ siècle, lui prêtent fort bon air. Je tombai en admiration devant ces meubles exquis. La douceur chaude de leur vernis, l’élégance simple de leurs lignes me charment toujours et je ne puis résister au plaisir de les caresser.

— Je suis contente que vous les appréciiez, me dit Edith. C’est tout ce que nous possédons de précieux.

Le salon de Saint- Olaf ne révèle, Dieu merci, aucune prétention au luxe. Trois bons tableaux, un.

grand piano, un bureau, une petite table tournante pour les livres, le rendent plutôt intime et familial. Des plantes, des fleurs, quelques objets rapportés d’Italie, allègent la lourdeur du mobilier anglais.

La bibliothèque est le salon du matin, du soir, la pièce où l’on vit. Un de ses panneaux seulement est garni de livres. Là encore il y a des portraits de grands-pères et de grand’mères, puis quelques vieilles estampes, des photographies d’amis. Sur la cheminée reine Anne, une très vieille pendule et des vases de Delft avec de belles fougères. Une porte-fenêtre, pas reine Anne du tout, mais très commode, ouvre sur le jardin. Une baie cintrée avec un banc intérieur forme un de ces coins confortables « cosy corners » comme il y en a souvent dans les maisons anglaises. Celui-ci semble fait pour le fleuretage ou les causeries du crépuscule. Dans cette pièce confortable, il y a de bons fauteuils, une large table à écrire. On y vient faire sa correspondance, lire les journaux, se reposer au retour de la promenade. Les animaux, les chiens et le chat en ont l’entrée et ils y font de fréquentes visites. Tout cela crée une atmosphère dans laquelle on se sent bien.

Des tableautins, des aquarelles ornent le mur et le palier de l’escalier. Les chambres à coucher de mes hôtes sont claires et gaies comme la mienne. Chacune est bien caractéristique. Chez Rodney des fouets, des gants de boxe, des raquettes de tennis, un porte-bottines en fer, sur lequel sont alignées trente-trois paires de chaussures... je les ai comptées en riant. L’Anglais a une affection toute particulière pour ses chaussures. De chaque côté de la cheminée

sont piqués des portraits de jolies femmes, de beautés professionnelles. Puis autour de la chambre, il y a des photographies, des dessins de bateaux, de yachts, de tout ce qui va sur Teau, on pourrait croire que le maître de céans est un marin manqué.

Chez Edith, c’est un curieux assemblage de choses diverses : des ardoises corne rtes de « scores », un sac de golf, des cravaches, des portraits de che^"aux et de chiens. Des meubles de noyer d’une simplicité un peu fruste, puis une toilette élégamment outillée, des tableaux religieux, des lires de piété, le longchapelet de Lourdes, la statuette de saint Antoine de Padoue. Tout cela extériorise admirablement mon amie, son besoin d’activité physique, son instinct de coquetterie féminine, la spiritualité de son âme catholique.

Chez madame Baring. des meubles et des tentures de reps vert, trois portraits d’enfants, celui de M. Baring, une vitrine renfermant des bibelots anciens, des reliques de famille sans doute, deux tablettes de livres, à côté du lit, une croix, puis, sur une petite table, isolée respectueusement, une énorme Bible qui semble remplir la pièce et ajouter à son austérité.

Quel abîme ces objets marquent entre ces deux générations humaines vivant sous le même toit !

Une grande salle de bains, très claire, bien aménagée, complète l’installation, cela va sans dire.

Edith a tenu à me montrer le quartier des domestiques, un peu par amour-propre patriotique, j’imagine, parce qu’elle a assez vécu en France pour savoir que nos serviteurs sont indignement logés.

A Saint-Olaf, ce quartier se compose de trois pièces : l’une occupée par la cuisinière, l’autre très grande, très gaie, à deux fenêtres, par les deux femmes de chambre, la troisième est de réserve. Ces pièces aux murs ripolinisés m’ont donné une impression de vie simple mais digne et saine. Pour chaque personne un lit de fer bien garni, une armoire, une petite commode, une table, deux chaises, une toilette, — la toilette est considérée de première nécessité en Angleterre, on la trouve dans les maisons les plus pauvres. A ma grande satisfaction, j’ai vu dans ces chambres de jolis riens, des photographies, des cartes postales, des nœuds de ruban. Chez la cuisinière, il y avait des images de saints, du buis bénit et des fleurs. Voyez-vous des fleurs dans le taudis de nos gens ?

Miss Baring a ouvert un petit cabinet attenant qui avait des robinets d’eau chaude et d’eau froide, puis un tub.

— Leur salle de bains, m’a-t-elle dit en souriant. Quand on veut des domestiques propres, il faut leur fournir les moyens de l’être.

Kos voisins ont compris le devoir de faciliter l’hygiène à leurs serviteurs. Ceux qui le font par intérêt, pour leur propre santé sont plus intelligents que nous, ceux qui le font par bonté sont plus humains.

Sur le même palier, j’ai vu le réservoir d’eau. Il m’a paru énorme. En Angleterre, il y en a un dans chaque maison. Cet arrangement rend partout possible le bain quotidien.

Dans le sous-sol de Saint-Olaf, assez bien éclairé, se trouvent la cuisine, la dépense et la salle des domestiques.

Le fourneau de la cuisine m’a frappée par ses dimensions. En France, on n’en trouverait de semblable que dans une très grande maison. Évidemment, c’est une machine qui tient plus de place dans la vie anglaise que dans la nôtre. Sa grille pourrait rôtir un mouton tout entier et son bouilloir fournit de l’eau chaude en abondance. Des viandes rôties à la broche, le bain quotidien, contribuent pour beaucoup à la santé et à la force de John Bull. Pas à mépriser le fourneau anglais, à importer plutôt.

La salle où les domestiques mangent et se tiennent est tout à fait jolie. Les gens de service ne sont pas nombreux à Saint-Olaf et ils ne suffiraient point si madame Baring et sa fille n’étaient d’aussi bonnes ménagères. Outre la cuisinière, il y a une fille de cuisine quelques heures par jour, une fille de chambre, — une femme de chambre. — ■ La fille de chambre est chargée de la propreté intérieure, la femme de chambre de tout ce qui regarde la salle à manger. Elle remplit l’office d’un maître d’hôtel, sert à table, soigne l’argenterie, répond à la porte et introduit les visiteurs.

Un jardinier, deux jours par semaine, suffit à l’entretien du jardin et de la pelouse grâce au bon outillage dont il dispose.

La maison de mes hôtes, comme toutes les maisons des gens comme il faut en Angleterre, est très hygiéniquement tenue. Chaque jour une pièce se fait à fond, la literie est aérée longtemps. Quand on quitte sa chambre, on en laisse la porte ouverte. L’air circule ainsi du haut en bas et s’y renouvelle prompteinent. Nos découvertes ont révélé au monde entier la nécessité de l’hygiène. Les Britishers l’appliquent au prix des plus coûteux sacrifices ; nous, nous en sommes encore à la théorie.

J’ai regardé à Saint-Olaf avec la même curiosité qu’un naturaliste mettrait à étudier un nid. Dans le nid et dans la maison, on peut lire le caractère, les habitudes, entrevoir même la destinée de l’oiseau et de l’homme. Et dans le nid et dans la maison, il y a une âme. Je n’ai pas tardé à sentir celle de Saint-Olaf. C’est l’âme d’une époque de transition, en train de se dédoubler si je puis dire, très vieille, très rigide, très étroite de par la mère, moderne, assoiffée de liberté, ouverte aux idées de par les enfants ; elle est telle, maintenant dans la plupart des familles anglaises. Elle ne me semble ici ni poète, ni artiste, ni sentimentale, mais tendre et humaine, affinée par des siècles de bonne éducation, bien née enfin. Madame Baring et sa fille sont des « ladies », le fils est un gentleman. On le devine aux objets qui les entourent, à leur manière de vivre, de dépenser. Une reine se sentirait « at home » chez eux et eux ne seraient point gênés par sa présence. La voilà la pierre de touche.


Saint-Olaf.

Dans ce cadre de Saint-Olaf la vie est uniforme mais très confortable, les économies se font sur les plaisirs mondains, sur la toilette, sur les extras, mais non sur l’hygiène, le sport et l’hospitalité. Dans une famille française de même fortune, elles porteraient au contraire sur ces trois dernières choses.

A sept heures, on prend une petite tasse de thé en guise de ré"eille-matin. A huit heures et demie, un coup de gong annonce le déjeuner. Madame Baring et Edith descendent à la salle à manger nettement habillées, la première avec une « cap » bien blanche, une robe de laine, la seconde en costume tailleur. En Angleterre, les matinées et les robes de chambre ne sont pas de mise à la table de famille, pas même au rez-de-chaussée de la maison.

Le déjeuner se compose de viande froide, d’œufs ou de poisson, de ce lard grillé qui ouvre si bien l’appétit, de thé ou de café. Le courrier arrive, on lit ses lettres, ses journaux, on établit le programme de la journée.

Aussitôt le repas terminé, Rodney enjambe sa bicyclette qu’il laissera à la gare. De là, il part pour l’étude de Sir Richard, son oncle.

Mon amie s’occupe du ménage. Elle en a déchargé sa mère et, malgré son horreur pour cette tâche, elle la remplit avec une conscience bien britannique. Elle soigne les plantes, les fleurs qui décorent l’intérieur — et ce n’est pas une petite besogne, — elle décante les vins, descend à la cuisine où elle inspecte le garde-manger et combine le menu avec le terrible personnage qui règne dans le sous-sol. Les fournisseurs arrivent à cheval, à bicyclette, en voiture. Ils reçoivent les commandes, repartent grand train et tout est apporté en temps voulu. La viande et le pain sont pesés régulièrement à leur arrivée. Ici les cuisinières n’achètent rien,conséquemment pas de sou du franc.

Madame Baring, elle, passe une partie de la matinée à diriger le jardinier, puis elle s’installe dans la bibliothèque, tient les comptes de la maison, fait sa correspondance, lit le Morning Post et prend son ouvrage, — tricot ou couture, — ouvrage destiné à de pauvres gens.

Edith sort alors pour sa promenade de santé, — soit à pied, soit à bicyclette, — à cheval deux fois par semaine.

Le luncheon est à une heure et demie. Dans les intérieurs modestes, c’est un repas plutôt léger. Chacun monte ensuite chez soi pour se reposer un moment et faire la toilette que demande le programme de l’après-midi : visites, garden-parties, sport ou promenade.

Vers six heures et demie, Rodney revient de Londres, il passe immédiatement dans la salle de bains, s’habille comme pour aller dans le monde, substituant seulement le smoking au frac. Il ne lui est jamais arrivé, je gage, de dîner chez lui en jaquette ou en redingote. Madame Baring et Edith sont également en toilette du soir et demi-décolletées. Cela donne au repas une élégance qui relève la fonction animale. Rodney apporte les journaux du soir, les dernières nouvelles de « la cour et de la ville ». Après le dîner, on sert le café au salon, on fait une partie de cartes et vers dix heures et demie madame Baring se retire. Les jeunes gens vont finir la soirée dans la bibliothèque, Rodney fume une pipe ou un cigare, boit un whisky et soda, Edith tricote près de lui ces longs bas de chasseurs que les Anglaises aiment à conledionner, cl tous deux causent politique et sport.

Ce sont là les lignes principales de la vie de nos voisins. Elles ne seront que légèrement modifiées par le rang et la fortune.

Chez le squire ou le grand seigneur, le déjeuner sera servi à neuf heures et demie. On y arrivera moins ponctuellement. 11 traînera même sur la table jusqu’à onze heures. La maîtresse de maison fera son ménage par l’entremise d’une femme de charge, mais elle le fera. Les hôtes potineront, liront les journaux, écriront leurs lettres dans le salon du matin, ou s’éparpilleront dehors selon leur bon plaisir. Aux sports simples s’ajouteront les sports de luxe. Le fleuretage, les intrigues féminines, matrimoniales, agrémenteront la routine. La journée se finira en grande toilette. Mais à travers tout cela, se retrouveront les lignes que j’ai reproduites. A mesure que du point médium où je les ai prises, on montera l’échelle sociale, elles seront moins rigides, plus brillantes, à mesure qu’on la descendra, elles deviendront plus ternes... plus indistinctes... puis elles finiront par se perdre dans l’effroyable nuit de la misère et du vice... et cette nuit en Angleterre est plus noire, plus profonde que partout ailleurs.

Saint-Olaf.

Les Français sont persuadés que les Anglais n’ont pas le sentiment de la famille et les Anglais que nous ne connaissons pas le home, — jugements absolument faux et qui témoignent d’une ignorance mutuelle chez ces mauvais voisins.

La famille ! le home ! C’est dans ces deux choses sacrées que se manifeste le mieux la diversité de l’àme, du sexe et de la destinée des races saxonne et latine.

Les Anglo-Saxons ont à un très haut degré l’amour de l’espèce. Pour Tamélioration de l’espèce, ils n’épargnent rien. Ils soignent particulièrement les petits et font pour eux des sacrifices réels. Les mères les nourrissent quand elles le peuvent et elles surveillent de près leur éducation première, — toujours par devoir instinctif envers l’espèce. — Dans la classe moyenne on vit à la campagne, dans la banlieue afin que les enfants aient suffisamment d’air et d’espace. On se prive de luxe pour leur donner des bicyclettes, des ponies, des instruments de sport, tout ce qui peut aider à leur développement physique. On ne néglige rien pour qu’ils ne se trouvent pas dans un état d’infériorité. On les élève pour la vie, pour la lutte, et ce but exige une sévérité, une discipline morale que nous prenons à tort pour de l’indifférence.

De ce côté-ci de la Manche, toutes les lignes de démarcation sont plus distinctes, plus larges, et l’esprit hiérarchique domine même dans la famille. La mère devient rarement l’amie de ses enfants, elle ne recevrait pas certaines confidences, elle n’aborderait pas certains sujets, par crainte qu’ils ne la missent sur un pied d’égalité avec eux. Dans leur vie, comme à la table familiale, elle occupe le siège ie plus élevé. Entre parents et enfants les sentiments ne s’extériorisent pas en caresses, ou en paroles. Ils ont moins de chaleur que chez nous, mais autant de profondeur et ils ne laissent pas que de produire de beaux dévouements et des exemples touchants d’abnégation. Après avoir retourné ma plume bien des fois, je crois pouvoir affirmer qu’en Angleterre l’amour filial est plus fort que l’amour paternel ou maternel. En France, c’est le contraire.

L’Anglais a pour sa mère un sentiment très tendre. Quand il lui adresse la parole, qu’il la taquine doucement, une lueur d’affection illumine son regard, sa physionomie reprend une expression d’enfance, qui me ravit toujours. De son côté, la mère a une prédilection ouverte pour ses fils. Les sœurs adorent leurs frères. Le mâle représente la race... et l’Anglaise a le culte de la race. Chez tout Britisher, il y a un instinct particulier de protection pour les femmes de sa famille. En outre, le goût du sport crée une camaraderie fraternelle tout à fait charmante et que nous ne connaissons pas.

Entre les pères et les fils, par exemple, le lien n’est pas ausi étroit qu’il l’est en France. De part et d’autre, il y a plus d’indépendance. Ils en viennent de bonne heure à se traiter en hommes et en lutteurs.

Les parents anglais ont beau savoir qu’ils ont peu de chance de garder leurs enfants près d’eux et se préparer à l’éventualité de la séparation, quand elle arrive, elle n’en est pas moins pénible. Il y a quelques années, à Southampton, j’ai assisté au départ d’un régiment envoyé aux Indes où sévissait la guerre. Les adieux étaient brusques, silencieux, courageux, mais il s’en dégageait une telle onde de douleur que moi, étrangère, j’en ai été affectée jusqu’aux larmes. Les courriers énormes qui partent d’Angleterre chargés de ces lettres sur papier mince, si volumineuses et vont trouver les absents dans tous les coins du globe, prouvent suffisamment la force des liens de parenté.

Avons-nous vraiment plus que nos voisins le sentiment de la famille ? Eh bien, je ne le crois pas. Les Anglais aiment l’espèce dans leurs enfants, les Français aiment leurs enfants dans l’espèce. Ils s’aiment surtout eux-mêmes dans leurs enfants. Ils rembourrent plus douillettement le nid des petits afin de les y retenir longtemps. Ils ne s’efforcent pas de les préparer à la lutte, mais de la leur épargner. Dès leur naissance, ils s’occupent à paver leur roule. Ils songent à leur laisser autant de fortune que possible et pour cela ils économisent sur les choses nécessaires à leur hygiène et à leur santé. Au lieu de développer l’énergie qui les pousserait au loin, ils développent la sensibilité qui les retiendra au foyer. Cet amour-là manque de grandeur et il est absolument féminin dans sa prévoyance et sa sollicitude puérile. Chez nous, parents et enfants s’aiment à tort et à travers, avec entrain, aec passion même, mais sans grande sagesse. La familiarité a augmenté et le respect a diminué. Autrefois, les parents seuls tutoyaient les enfants et les enfants employaient ce joli « vous » qui établissait la juste ligne hiérarchique. Je voudrais qu’on le rétablît. Dans l’aristocratie, on a conservé l’usage ancien, et le fils baise encore la main de sa mère. Dans l’atmosphère rigide de la famille anglaise s’élabore le caractère, dans l’atmosphère tendre de la famille française s’élabore Tàme. Le caractère et l’àme ne sont-ils pas les deux forces motrices de nos destinées respectives ? .

Si vous demandez à un Anglais quel est le plus beau mot de sa langue, il vous répondra sans hésiter : « le mot home ». Home ! pour lui, c’est le pays, le port, le ciel. On dit souent de quelqu’un qui vient de mourir : « He has gone home ». Il est retourné dans sa patrie. Home ! c’3st encore le nid familial, l’abri inviolable, le toit protecteur, la maison avec un escalier que les inconnus ne montent pas et cette maison, tant humble soit elle, John Bull en a le culte. Dans les petits cottages en briques rouges collés les uns aux autres comme des alvéoles, pas plus que dans le château, on ne garde les chaussures de la rue. Pour s’asseoir à la table de famille, on fait toilette. Les jeune filles piquent dans leurs cheveux un ruban de couleur claire, se parent de quelque ornement hideux, mais touchant de bonnes intentions. La mère dira : « Il faut que je change de robe, les garçons vont bientôt rentrer. » Et les garçons la trouvent habillée de sa meilleure robe. Ce tableau de leur home ainsi égayé s’imprime dans quelque cellule de leurs cerveaux. Ils l’emportent au bout du monde souvent et quand Tommy Atkins meurt sur un champ de bataille lointain, la coiffe blanche de la mère, le nœud bleu ou rose de la sœur ressortent comme des points de lumière dans ses visions d’agonie et mettent un dernier sourire sur ses lèvres.

En vue de la mission qu’il doit remplir ici-bas, l’Anglais est éminemment transplantable. Avec un toit au-dessus de sa tête, des murs pour enfermer sa vie, il reprend racine sous toutes les latitudes. Dans la tente, dans le bungalow, dans la maison coloniale, il vit autant que possible comme en Angleterre, il établit les mêmes usages, le même rite domestique. La terre natale lui demeure chère, il en parle toujours avec orgueil, il y retourne en visiteur, mais il finit par la considérer comme une sorte d’aïeule, il l’appelle volontiers « la vieille patrie ». L’endroit où il a son home devient son pays, ce pays sera une patrie pour ses enfants.

Les Brilishers qui voient les Français assis à la terrasse des cafés sont convaincus que nous ne connaissons pas le home. C’est généraliser un peu trop, il me semble.

Ce que nous appelons le « chez soi )) est assurément moins que le home, mais le « foyer » est davantage. Le foyer ! Comment décrire cette chose abstraite, composée de forces invisibles, qui nous retient, qui nous ramène, qui nous est si chère ! On peut posséder un home, et n’avoir pas de foyer. La demeure la plus humble peut être un foyer, et le palais du millionnaire peut n’en être pas un. Le seuil du foyer est plus sacré que celui de home. Le foyer ne s’improvise pas, ne se réédifie pas et il faut qu’il repose sur la terre même de la patrie. C’est un centre de chaleur et de lumière, créé par l’amour, l’amitié, le dévouement, l’union des cœurs et des intelligences... Voilà ce que nous avons. Le home est anglo-saxon, le foyer est latin.

Saint-Olaf.

Madame Baring m’inspire une admiration croissante. A Monte-Carlo, elle m’aait donné l’impression d’une femme bien élexée, très distinguée, mais d’un esprit moyen. Ici, dans celte maison, où je vois son œuvre, oîi je sens son influence, elle m’apparaît tout autre. Ce n’est pas la matrone britannique, un type horripilant s’il en fut, c’est la mère anglaise doublée d’une lady.

Son mari, un cadet de famille avec des goûts coûteux, des goûts d’aîné, pourrait-on dire, avait essayé de s’enrichir sur le turf et n’y avait point réussi. Après sa mort, se trouvant à demi ruinée, elle vint vivre modestement à Wimbledon avec ses trois enfants. Des circonstances particulières lui permirent d’acheter Saint-Olaf pour un prix dérisoire. Elle l’a reconstruit en partie, en a fait la demeure charmante qu’il est aujourd’hui. A force d’économie, en s’oubliant constamment elle-même, elle est parvenue à donner à ses deux fils et à sa fille une éducation en rapport avec leur naissance. Elle a mené sa petite barque d’un coup de rame habile, ferme et régulier. Sa voix ne s’élève jamais, sa robe est sans frou-frou, son pas léger glisse sans bruit et cependant elle remplit la maison tout entière, c’est elle qu’on cherche dans chaque pièce. On sent intuitivement qu’elle est une force.

Si le chignon de mademoiselle John Bull estcaractéristique, la « cap » de madame John Bull l’est davantage encore. On appelle « cap », en anglais, ce morceau de mousseline et de dentelle que les femmëg dt ; diverses conditions, les nurses, les servantes et les dames d’un certain âge se posent sur le sommet de la tète. La « cap » a, pour moi, l’effet symbolique de Téteignoir. De fait, elle éteint toujours quelque chose, la liberté ou la jeunesse. Il y a des « caps » qui expriment la bonhomie, la bienveillance, une disposition gaie. Il y en a qui sont bourgeoises agressies, qui sont « cant ». Celles de mon hôtesse me donnent une impression de finesse, d’élégance innée, de bonté, mais aussi d’irréductible intransigeance. Ce sont surtout des caps de comté. Pour des Français, ceci demande une parenthèse explicative. En Angleterre, on appelle familles de comtés, celles qui possèdent des terres inaliénables, des fidéicommis. Elles ne font pas partie de la noblesse, mais elles la reçoivent et sont reçues par elle. Quelques-unes sont établies sur le même sol depuis des siècles et ont une origine plus pure et plus ancienne que nombre de lords et de pairs. On y déroge moins facilement que dans les autres classes. Les hommes y sont souvent grands buveurs, grands chasseurs... et le reste. Les femmes ont alors les vertus opposées, cela donne une bonne moyenne de respectabilité et maintient l’équilibre domestique. Dans les familles de comté, on trouve encore une belle couche d’ignorance. La mentalité y est plus solide que brillante. Le caractère droit, primesautier a une certaine rudesse. C’est un curieux mélange de morgue aristocratique, de bonhomie campagnarde et de petitesse provinciale. Chez mes hôtes, à divers degrés, je retrouve ces défauts et ces qualités de terroir anglais. Madame Baring est essentiellement comlé, et ses « caps » ne trompent pas. N’importe, sous ses « caps », il y a des bandeaux de cheveux soyeux et fins, un peu ondes, presque blancs, des yeux bruns très vifs, un visage charmant encore à regarder. Elle est très soignée de sa personne, très coquette même. Ses robes du soir, demi-décolletées, sont garnies de vieille dentelle ; autour du cou, elle porte un haut ruban de velours sur lequel sont fixés des bijoux anciens. A la tête de sa table, elle a très grand air. Comme la majorité des Anglaises, c’est là qu’elle représente le mieux. Elle a fait de fréquents séjours sur le continent et cela lui a enlevé beaucoup de sa raideur britannique. Pendant que ses fils étaient à Cambridge, elle louait Saint-Olaf et passait trois ou quatre mois soit en Italie, soit en Suisse. Maintenant, quand elle a réussi à mettre une certaine somme de côté, elle emmène Edith dans le Midi pour lui donner un changement, changement dont elle est ravie de profiter. Elle s’intéresse à beaucoup de choses encore, à la politique surtout. Elle se tient aussi au courant du mouvement mondain et du mouvement sportif. Elle est très conservatrice, très chauvine. Elle déplore le libre échange, elle a horreur des Allemands parce qu’ils inondent le marché de leurs produits. Elle s’inquiète de l’invasion des ouvriers étrangers, de l’imasion des congrégations françaises. Comme la plupart des Anglaises de sa classe et de son âge, elle a peur que le terrain ne manque sous les pieds de la nation.

A cette table de famille, je me rends compte du chemin que les idées ont fait en Angleterre pendant ces vingt-cinq dernières années. Il est immense. De madame Baring à ses enfants, il y a tout un siècle. Quand l’un ou l’autre laisse échapper une réflexion qui la choque, elle ne la relève jamais, elle se contente de l’accueillir par un silence réprobatif plus éloquent que des paroles.

J’ai surpris quelque chose de bien curieux. Edith, mue par son esprit très moderne, cherche instinctivement à mettre du momement dans l’arrangement des meubles, des bibelots, de la garniture de la table à écrire même. Elle éloignera un fauteuil du mur, placera, échelonnera en biais, plumes et crayons. Madame Baring passe… et obéissant, elle, à l’esprit d’autrefois, de ses doigts fins et fermes, elle remet tout en ligne droite ! Ces deux gestes vraiment psychologiques, qui se répètent à chaque instant, qui sont réflexes presque, me paraissent saisissants. Celui de madame Baring me représente un contrepoids, le contre-poids de la génération précédente doit exercer sur celle qui suit peut-être. Je rêve, moi, de parents montrant la voie et marchant en avant…

Bien que mon hôtesse soit plutôt froide, il y a entre elle et ses enfants un profond courant de tendresse. Rodney la taquine très drôlement. Il l’appelle souvent « mater » et, dans ce mot, il met une caresse qui n’échappe sans doute ni à son oreille ni à son cœur. Il pourrait » avoir une garçonnière à Londres, c’est uniquement pour elle qu’il vit à Wimbledon. Du reste, l’Anglais a une affection particulière pour sa mère Aeuve, une affection où il entre un instinct de protection.

J’ai appris avec un vif plaisir qu’à la mort d’un cousin germain madame Baring est destinée à hériter d’une belle fortune, elle se trouve être la dernière des Wilkes de Loftshall, une vieille famille du Somersetsliire, et la lignée mâle éteinte, le fidéicommis doit passer entre ses mains.

Edith m’a confessé qu’étant jeune fille, elle avait été cruellement tourmentée par le désir de cet héritage et que chaque matin, en ouvrant son journal, elle courait à la colonne des morts avec l’espoir d’y trouver le nom Thomas Wilkes.

— C’était abominable, a-t-elle ajouté avec son sourire nerveux ; mais à cette époque-là, l’argent m’eût apporté tant de bonheur, je le croyais du moins. Maintenant, je ne le désire plus que pour ma mère. Je voudrais qu’elle pût en jouir un peu avant de mourir, avoir sa voiture, faire de longues promenades, absorber plus d’air. Cela prolongerait sa vie, j’en suis sûre. Quant à moi, mon ambition se borne désormais à l’achat de Dick, ce vieux pur sang que je monte. Il baisse terriblement. Ce me serait une joie d’être à même de lui donner la prairie verte et l’espace que son âme de cheval a peut-être toujours rêvés.

Depuis que je sais tout cela, la vue de madame Baring additionnant les pence et les shillings, me semble pathétique et je ne puis m’empêcher de souhaiter que le squire de Loftshall, qui a soixante-quinze ou soixante-seize ans, ne tarde pas trop à aller rejoindre ses ancêtres.

Saint-Olaf.

Le besoin de changement et l’instinct de l’hospitalité sont les caractéristiques les plus remarquables de nos voisins, celles qui les différencient davantage de nous.

Il faut qu’ils changent de vêtements, de pièce, d’air, de maison, de pays. Ces changements sont probablement nécessaires à leur race. La nature les obtient au moyen de la vanité, du snobisme, d’une intuition particulière de l’hygiène. A moins que les Anglais ne soient très pauvres, ils ne garderont jamais toute la journée les mêmes habits et les mêmes chaussures. La petite bourgeoise veut avoir un salon pour le’ matin, où elle se tiendra jusqu’à l’heure du déjeuner. Les architectes savent en aménager dans les cottages les plus modestes.

En Angleterre, du matin au soir, du soir au matin sans doute, on conjugue à tous les temps et à toutes les personnes le verbe « avoir besoin d’un changement ». « J’ai besoin d’un changement, vous avez besoin d’un changement. » Cette phrase qui reient dans toutes les conversations m’a longtemps horripilée. Elle est maintenant pour moi une révélation très intéressante.

Les Anglais sont des insulaires ; en conséquence, ils ne peuvent se suffire ni matériellement ni intellectuellement. L’océan qui les environne de tous côtés provoque à la longue en eux, l’angoisse de la prison et le désir de s’éader. De plus, leur ciel bas, le manque de clarté, l’uniformité des lignes engendrent une monotonie déprimante. Cette monotonie est l’aiguilIon inéluctable qui les pousse hors de chez eux. Ils se répandent alors dans le monde entier en quête de lumière, de beauté naturelle ou artistique et ils ne rentrent jamais dans leur île la trompe vide. A leur insu, ils rapportent des éléments nécessaires à l’àme même de leur pays. S’ils pouvaient se rendre compte de ce qu’ils doient aux autres nations... à l’Orient, à l’Italie, à la France, à ces races latines surtout qui provoquent souvent chez eux un petit sourire dédaigneux, ils auraient pour elles la plus tendre révérence. Ils ne savent pas encore, voilà tout !

Ce besoin de déplacement dont les Britishers sont de plus en plus possédés a encore une autre cause.

Quelque confortable, quelque luxueux que soit le home anglais, il est toujours froid. Le snobisme du décorum y maintient une discipline trop rigide, trop uniforme. Il met une sourdine à la gaieté, rend la conversation lourde et banale, empêche l’extériorisation des sentiments, transforme les domestiques en automates. Cette atmosphère où manquent les bons fluides exhilarants, ceux qui ouvrent l’esprit et le cœur, finit par causer une sorte d’oppression, de nervosité, à laquelle nos voisins ne connaissent d’autre remède que le changement de milieu. Grâce à Vhospitalitémanie qui les distingue, ils peuvent toujours y avoir recours et ils ne s’en privent pas.

On donne un changement à ses parents, à ses amis, à de simples connaissances. La petite bourgeoise a sa liste de visiteurs aussi bien que la châtelaine. Dans le cottage, sous le toit de la ferme, il y a la chambre de l’hôte et elle est rarement vide. Nombre de jeunes filles sont des mois sans réintégrer le domicile paternel. Il y a des gens qui passent littéralement leur vie les uns chez les autres, des familles qui ne sont jamais seules.

En Angleterre, l’hospitalité semble vraiment obligatoire, partant très banale, mathématique presque dans son action. Elle est donnée et reçue avec une simplicité qui la rend possible à tous. L’invité entre dans le cercle de la vie de ses hôtes et ce cercle n’accélère ni ne ralentit son mouvement pour lui. Il est admis à partager leur luxe ou leur médiocrité, le roatsbeef savoureux ou le hachis économique, les divertissements coûteux ou à bon marché. En retour, on exige peu de lui. On ne lui demande ni d’être très amusant ni très brillant, mais de faire nombre. Pourvu qu’en matière d’étiquette ou de toilette il soit conformiste, on est content.

Cette institution de l’hospitalité entretient la discipline domestique, aide à la formation du caractère par l’empire sur soi qu’elle exige. Elle donne aux femmes anglaises une occupation considérable. En général, elles aiment ce rôle d’hôtesses qui leur vaut des hommages, des égards, qui leur confère un véritable pouvoir. La bourgeoise est obligée de payer de sa personne plus que la grande dame, mais elle a davantage de satisfaction. Elle éprouve un réel plaisir à préparer la chambre de celui-ci ou de cellelà, à décorer sa maison, à piquer des nœuds un peu partout ; elle est enchantée d’exhiber son linge, son argenterie. A la tête de sa table joliment ou richement dressée, en toilette du soir, avec des convives à sa gauche et à sa droite, elle se sent quelqu’un et la sensation est toujours agréable. Elle aime encore la surexcitation des arrivées, des départs, les lettres de renicrciements bourrées de compliments plus ou moins sincères. Tout cela anime ou ranime sa vie.

Quant au mari anglais, il ne regimbe pas contre cette obligation sociale. Il a l’habitude de laisser dehors ses soucis et ses affaires, il a toujours le temps de dire à sa femme quelque chose d’agréable ou de désagréable et il aime à boire ses vins en compagnie.

De ce besoin de changement, de déplacement, est né le « Aveek end », littéralement « fin de semaine ». On appelle ainsi ce congé du samedi à raidi au lundi matin que nos voisins s’accordent si sagement. IL était autrefois le privilège exclusif des travailleurs. Aujourd’hui, il est enu en usage chez les mondains. Ils l’emploient à varier leurs amusements. Le roi même prend son « week end ». Je ne suis pas sûre qu’il n’y ait autant de droit que le plus laborieux de ses sujets. Il va le passer dans quelque château ami. On voit souvent filer en éclair la petite locomotive pilote qui neutralise la voie pour lui. A regarder Buckingham Palace, on devme avec quel plaisir il doit s’en échapper.

Le « week end » mondain est quelque chose de très particulier. Il mériterait une monographie signée d’un Thackeray ou d’un des grands fouets satiriques. Quelle surexcitation de vanité, de snobisme, d’am bition, il provoque ! Coûte que coûte, chez soi ou chez les autres, il faut l’avoir brillant et chic. On pêche des semaines durant une invitation, on s’en glorifie pendant des mois. C"est une sorte d’étiquette sociale, Les jeunes gens emmènent volontiers à Paris une petite femme quelconque, les hommes mûrs, la maîtresse sérieuse qu’ils cachent aux environs de Londres. On les rencontre sous les arcades de la rue de Rivoli, aux courses, dans les maisons de thé, dans les cafés-concerts. Ils ont l’air gauche et honteux comme tous les Anglais en rupture de respectabilité. Quand je rencontre ces couples de transfuges, je me dis : « Voici a week end. » Le mot français ne va pas à cette chose essentiellement anglaise.

Ces trente-six heures fatidiques de la fin de la semaine produisent de ce côté-ci de la Manche un formidable bouillonnement de vie, et sans crainte de se tromper, on peut assurer que c’est surtout le diable qui l’active non plus avec les bons vieux fagots d’autrefois, mais bien aAec de l’essence et du pétrole.

Le samedi après-midi et le lundi matin, il y a sur toute la surface de Tlle inconnue un chassé-croisé d’individus qui serait incompréhensible pour un savant de Mars ou de Jupiter chargé d’étudier les Terriens. Moi-même, aujourd’hui seulement, je me rends compte que toutes ces créatures, les unes emportées dans une machine à roues avec une valise ou une malle au-dessus de leur tête, les autres montant en chemin de fer, en bateau, ne sont que des agents de la vie dirigés inéluctablement vers des buts divers, chargés de transmettre des messages, de porter des paroles de paix ou de discorde, d’unir ou de désunir... que sais-je encore. Oui, je m’en rends compte, assez bien parfois. Alors, je les accompagne d’un œil émerveillé. Le pauvre petit romancier que

je suis, ce romancier qui peut à peine tenir entre ses mains les |i/s de quelques personnages, éprouve une admiration éperdue pour les puissances qui combinent tous ces mouvements... et, ahurie... je m’en vais répétant : « Comment ? comment ? » Quand dans l’encadrement d’un cab un a isagc d’homme ou la femme me frappe, je me demande : « Sera-t-il un agent malfaisant celui-là ?... Sera-t-elle un agent bienfaisant celle-là ? » Je voudrais voir plus longtemps. C’est déjà bien joli de voir. Soyons-en reconnaissante. Je sais au moins que ce fameux, que cet échevelé « week end » mondain est un des moyens employés par la nature pour accélérer les échanges chez nos voisins. Et il les accélère, n’en doutez pas !

Tandis que les Britishers se renouvellent par les voyages, par l’hospitalité, par l’éternel changement, nous nous renouvelons sur place pour ainsi dire.

Notre situation de continentaux nous met en contact immédiat aec les grands courants d’art et de pensée. L’intuition, cette faculté divine dont notre race est pourvue, nous révèle souvent ce que nos yeux ne voient pas, ce que nos oreilles n’entendent pas. Tout semble arrangé pour faire de nous un peuple sédentaire.

Notre pays baigné d’une lumière claire est admirablement varié, entre lui et nous il y a une communion étroite. Nulle part ailleurs, nous ne trouvons les éléments qui nous coniennent et nous y restons et nous y reenons toujours.

En outre, dans nos intérieurs quelque humbles qu’ils soient, il y a de la gaieté, de l’imprévu, une belle exhubéraiice de vie. On }• cause librement, on y discute tous les sujets imaginables. Cela crée une intimité réchauiïante qui retient. ous nous suffisons à nous-mêmes, de là notre égoïsme et notre exclusivisme.

Personne n’a jamais vanté l’bospitalité française... et pour cause... Aous vivons de préférence dans les villes, non pas dans des maisons séparées... mais sur des rayons, un arrangement qui n’est pas plus favorable à l’hospitalité qu’à la reproduction, soit dit en passant. L’espace nous est trop parcimonieusement mesuré pour nous permettre d’avoir des hôtes. Comme partout ailleurs, les gens riches, les châtelains remplissent d’amis et de connaissances leurs demeures trop asles. Ils donnent à chasser, à dîner et cela généreusement ; mais dans la classe moyenne, on ne reçoit guère que ses proches parents. Les provinciaux ferment bravement les pièces inoccupées de leurs habitations, ils n’auraient pas l’idée d’inviter quelques citadins à venir se reposer dans leur atmosphère plus tranquille, respirer un air meilleur. Nous ne connaissons pas encore l'efficacité réelle d’un changement de milieu et d’associations. Nous ne saurions du reste ni offrir, ni accepter l’hospitalité avec simplicité. Nous ne l’avons pas dans le sang. C’est un fait d’histoire naturelle.

Avec notre tempérament, l’hospitalité à jet continu telle qu’elle se pratique en Angleterre nous serait intolérable. Je ne puis imaginer sans rire l’état d’âme d’un mari français, nerveux, impulsif, mal discipliné, qui trouverait constamment des hôtes à son foyer, entre lui et sa femme, qui serait obligé de se contraindre, de réfréner son humeur. Il deviendrait tout simplement enragé.

Chez lui, l’Anglais se met en habit, le Français se met en bras de chemise (moralement). Il a l’habilude, en arrivant, de jeter son fardeau de soucis et de préoccupations au beau milieu de la table de famille, la présence des étrangers serait gênante et il n’a jamais été habitué à se gêner. John Bull vous recevra sous son toit sans vous admettre dans son intimité. Si Madame la France vous ouvre sa maison, elle se croira obligée de vous ouvrir son cœur et elle en garde la clé plus jalousement qu’on ne le croit.

Notre manière de vivre et de sentir produit une concentration plus intense et c’est celte concentration même qui donne à notre âme sa prodigieuse force de diffusion et de rayonnement,

Ai-je deviné un peu ?... un tout petit peu, les causes et les effets de ces mouvements divers qui sont imprimés à nos voisins et à nous ? Hélas, à chaque instant, nous croyons découvrir la vérité. Comme les enfants dans certain jeu, nous nous écrions triomphalement : « je brûle », et puis, une voix railleuse nous répond : « tu gèles. »

Saint-Olaf.

Madame Baring et sa fille ont voulu me donner un changement. C’est là, j’en suis sûre, l’idée bien anglaise qui les a inspirées à m’inviter. Je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’elle a du bon. Je me sens toute ravivée par la nouveauté des choses qui m’entourent, par l’intérêt, la curiosité qu’elles provoquent dans mon esprit.

En ma qualité d’étrangère, on me sert le premier déjeuner chez moi. A huit heures précises, la fille de chambre m’apporte un petit broc d’eau chaude pour les premières ablutions, puis un plateau avec le thé et d’appétissantes rôties beurrées, qu’elle place près de la fenêtre ouverte.

Mes yeux se reposent sur cette riche verdure anglaise qui semble faire du silence et de la paix, et ils suivent avec plaisir les ménages d’oiseaux qui picorent la pelouse. J’aime à sentir, comme contraste, que Londres, la gigantesque fournaise, est là tout près. Parfois, je prête l’oreille et je m’étonne de ne pas entendre le crépitement de sa ie.

Chaque matin, je fais une promenade à pied. M’ayant entendu dire à Monte-Carlo que pour prendre contact avec les gens et les choses, je devais être seule, Edith refuse toujours de m’accompagner. Il m’arrive quelquefois de la rencontrer à bicyclette au tournant d’un chemin, elle met pied à terre, nous rentrons ensemble et je lui fais part de mes découvertes ou de mes impressions. Quand elle monte à cheval, je m’arrange de manière à la rencontrer pour le plaisir de voir un beau morceau d’équitation. Elle a une assiette parfaite, une assiette de race.

Je ne connaissais aucune de ces villes suburbaines qui sont comme des excroissances aux flancs de la métropole, des excroissances qui contiennent jusqu’à trente, quarante, cinquante mille habitants. Wimbledon est joli, élégant, en train même, paraît-il, de devenir à la mode. Sa bonne société se compose d’hommes dans les affaires, de rentiers, d’officiers en retraite, de veuves, de vieilles filles, de demoiselles en quantité. Il est éminemment respectable. Pas de guinguettes, pas de restaurants pour fêtards comme dans la banlieue parisienne. Au niveau de la gare, sont les rues commerçantes avec des magasins fort bien approvisionnés. Les trottoirs, envahis par un nombre invraisemblable de nurses et de bébés, donnent une belle idée de sa population. De larges avenues montantes, bordées de cottages et de villas, conduisent à une sorte de plateau où se trouvent la ville haute, le beau quartier et ce c[ue l’on appelle « the Common », — communal est le mot qui traduit de plus près sans rendre exactement la chose anglaise.

Le « Common » de Wimbledon passe pour une des beautés naturelles de l’Angleterre. Je me souviens d’en avoir vu des gravures dans ma jeunesse. Au premier regard, rien ne semble justifier cette qualification. C’est un immense terrain qui s’étend jusqu’à Pulney, un terrain plutôt nu et plat, coupé de chemins et de sentiers, sur lequel pousse une herbe drue, des bruyères, quelques bouquets d’arbres et qui a pour points de repère une flèche d’église à l’horizon, les ailes d’un moulin à vent, le club du golf et une sorte d’étang. Tel que, ce « Common » a cependant un charme particulier dont on ne se lasse pas. Grâce à une imperceptible convexité, je l’imagine du moins, voitures, chevaux, amazones, cavaliers s’y enlèvent d’une manière mereilleuse. De plus, l’élasticité de son sol fait perdre toute notion de temps. Vous croyez marcher depuis cinq minutes, ot vous vous trouvez à une énorme distance de votre point de départ. Des effets de lumière, de perspecti ^•e, le vent dont il est sans cesse balayé, la brume qui y jette son voile, le rendent changeant comme la mer, le font paraître infini, désolé, puis soudainement riant et lui donnent une beauté unique, sauvage, mystérieuse. Il prête aux légendes, aux histoires fantastiques. Personne, à coup sur, ne le traverserait volontiers de nuit. Ce terrain appartenait à lord Spencer ; Wimbledon et Putney ayant appris qu’il se disposait à le vendre pour bâtir en firent Tacquisition afin d’en garder la jouissance. Chaque habitant des deux communes paie une taxe annuelle qui est employée à amortir la dette et à en acquitter es intérêts. Jamais argent ne fut plus intelligemment dépensé, car cet espace libre où l’air salin de la Manche arrive par une échancrure entre les collines de Brighton, est comme un véritable pomuon pour les petites villes oisines et pour Londres même. 11 servait autrefois aux manoeuvres militaires, il est maintenant abandonné aux promeneurs, aux bébés, aux traailleurs de la Cité qui, le samedi après midi, viennent y dresser des camps volants de sport.

Wimbledon possède naturellement tous les types de l’habitation suburbaine. Il y a d’abord, dans la ville basse, des lignées de logettes d’ouvriers avec un peu de verdure devant, une petite cour derrière. Puis d’autres lignées de maisons grises ou rouges de quatre pièces seulement, attenantes les unes aux autres, posées sur le sol, toutes pareilles, comme découpées à l’emporte-pièce. Chacune a un minuscule jardin. Les fenêtres sont claires, garnies de demi-rideaux très blancs ; ici et là, quelques fleurs témoignent d’un effort ers la beauté. Viennent ensuite des maisons très modestes, bâties par deux, par trois, aec un sous-sol, une grille, un morceau de gazon, quelques arbustes. A droite, à gauche, des larges avenues, et sur le plateau même, s’élèvent des villas de toutes descriptions, séparées les unes des autres par des haies et des bouquets d’arbres. Elles ont des jardins plus ou moins grands, des pelouses, des tennis. Celles-ci sont revêtues de lierre, de vigne vierge, celles-là de clématites, de glycine. Toutes sont luxueusement fleuries. Les plus modernes témoignent de ce besoin croissant de lumière et d’air que la créature éprouve, elles semblent tout fenêtres et baies. Dans les environs du « Common », dans les chemins verts, sur la route de Londres, il y a de vraies maisons de campagne, de fort belles propriétés même, l’une d’elles entre autres, « Belmont », appartient au duc d’Alençon.

Jamais, je n’avais vu réunis tant de modèles divers d’habitations humaines. Chacune a une physionomie particulière, — physionomie que l’étage ne saurait donner. Je m’amuse à les lire au cours de mes promenades matinales et je suis curieusement affectée par leur vie intérieure. Certaines me font éprouver un ennui subit, le froid de la monotonie du puritanisme étroit. D’autres, sèches et dures, vieilles filles d’aspect, m’apportent la tristesse de la maturité solitaire. Beaucoup, par exemple, me communiquent une sensation agréable de bonheur simple, de fraîcheur reposante. A l’entrée du « Common » s’en trouve une qui n’est qu’une masse de fleurs brillantes. Il y a là une passion évidemment. Toutes, en général, du reste, me donnent une impression de médiocrité, d’existence restreinte. Depuis que je commence à savoir épeler la vie, l’habitation humaine a pris, à mes yeux, une importance énorme. Elle me semble sacrée comme un temple... et elle est un temple. Le mystère de l’incarnation ne s’y renouvelle-t-il pas sans cesse ? La conception, la naissance, la mort, les rites inéluctables de la nature ne s’y accomplissent-ils pas journellement ? Les murs ne contiennent-ils pas les grands invisibles : l’amour, la passion, la joie, la douleur. Les demeures des petits m’inspirent un res pect tendre. Je les voudrais toutes salubres, propres, ensoleillées. N’est-ce point sur ces demeures-là que s’arrête le plus souvent l’Ëtoile du Berger ? N’en sort-il pas des savants, des artistes, des poètes, des hommes destinés à éleer l’humanité, à enrichir le monde de lumière, de beauté et d’espérance ?... Ce matin, en cheminant lentement, j’ai senti cela, et les logettes, et les cottages, et les villas suburbaines m’ont tous paru intéressants. Mon esprit ne s’élève pas toujours ainsi... tant s’en faut. Il traînaille souvent encore au ras de terre. Quand il plane un moment, quand il monte en ballon, j’aime à me rappeler ses impressions et à les fixer. Les aéronautes éprouvent ce besoin-là.

Les maisons de Wimbledon ne captivent pas seules mon attention, mais ses tableaux de vie anglaise, de vie simple et en plein air me ravissent. En France, où l’on ne connaît pas le devoir de la promenade quotidienne, une ville de cette catégorie serait mortellement triste. On n’y rencontrerait ni femmes, ni jeunes filles. Ici, elles créent un va-et-vient joyeux, les unes en costume tailleur, accompagnées d’un ou de plusieurs chiens, marchent à grande allure comme pour un exercice d’hygiène. Les autres, des petits carnets à la main, vont régler les comptes de la semaine chez les fournisseurs. Puis ce sont des jeunes filles à cheval sans escorte, des charrettes anglaises attelées d’un poney ou d’un àne, remplies de bébés aux belles chevelures flottantes, conduites par quelque clergyman ou par une gentille maman. Autour de ces charrettes gambadent généralement de grands collies ou des terriers rageurs et, enfin, des théories de bicyclistes filant dans le vent avec un joli frisselis de manches légères. L’engouement pour ce genre de locomotion a beaucoup diminué. L’Anglaise est cependant la seule femme qui sache monter à bicyclette et y être gracieuse. La Française, elle, avait cru découvrir un nouvel instrument de coquetterie, elle n’a pas tardé à s’apercevoir qu’elle avait trop de croupe et elle l’a abandonné. La Saxonne pratique en a fait un instrument d’utilité, d’exercice et de liberté surtout. On lui reproche de s’en servir pour mettre de trop longues distances entre elle et la mai son paternelle ou conjugale. Il est de fait que la bicyclette a beaucoup contribué à son émancipation, - émancipation que les moralistes ne laissent pas que de déplorer.

Les Anglais n’ont vraiment l’air anglais que sur le continent. Dans leur pays, ils ne me donnent jamais une impression d’excentricité. Je les verrais sortir en maillots que je n’en serais point choquée. Hier, j’ai rencontré une jeune fille à bicyclette avec une coiffure que l’on porte dans certains collèges masculins et féminins. La forme en est étrange, une calotte de soie noire surmontée d’un large carré de même étoffe posée triangulairement. Sur une route de France, une bicycliste ainsi coiffée m’eût paru ridicule, ici, elle n’a pas même provoqué mon étonnement. Et, bien assise sur sa machine, vêtue d’un costume tailleur de drap foncé, je l’ai trouée charmante, je me suis même retournée pour la suivre longtemps des yeux. Tout cela me donne une impression d’activité joyeuse et saine. Je voudrais la voir dans nos ailles de province et dans nos campagnes. L’auront-elles jamais ? J’en ai le bon espoir.

Ce matin, le temps était absolument divin. J’ai eu la sensation particulière et délicieuse que le printemps avait atteint son apogée de beauté. L’air n’aurait pu être plus doux, plus embaumé, les fleurs plus parfaites… demain, j’en suis sûre, il y aura quelque chose de moins… Allons, voilà que je remonte en ballon… L’effet du printemps sur une vieille femme sans doute.

Saint-Olaf.

Il est impossible d’étudier la vie anglaise sans remarquer la grande place que les animaux y tiennent et la manière caractéristique dont ils sont élevés.

A Saint-Olaf, il y a Jack, un terrier irlandais, Bob, un caniche français. Lord, un gros chat noir chaussé de blanc. Avec leur merveilleux instinct, les premiers ont vite reconnu en moi une amie. Quand ils me voient équipée pour sortir, ils me demandent carrément de les emmener... et je les emmène. Je n’ai jamais pu résister à cette prière muette du chien qui met son àme à fleur d’yeux. Par suite de cette impuissance, pendant toute une saison à Vichy, j’ai promené, non seulement le chien de mon propriétaire, mais un de ses copains, un affreux toutou qu’il appelait en passant. Quoi que j’en eusse, ils m’obligeaient à les conduire aux bords de l’Allier et ils m’employaient à leur jeter des pierres dans l’eau. Oh ! cette tyrannie des faibles ! I1 n’en est pas de plus irrésistible

Jack et Bob font mon bonheur, d’autant plus que chacun est une illustration vivante du caractère anglais et du caractère français. Bien que de race irlandaise, Jack a été éduqué en Angleterre, lui et ses ancêtres, il n’a de cette que son poil rude et ses yeux profonds. Admirablement campé et musclé avec un arrêt superbe, il est froid, digne et nerveux comme un vrai Anglo-Saxon. Quand il est content de vous voir, sa lèvre supérieure se retrousse et esquisse une sorte de rire. Son instinct est nettement dirigé contre les lapins et les rats. Au cours de nos promenades, il lui arrive souvent de commettre quelque raticide et il rapporte triomphalement la victime entre ses dents.

Bob, lui, est bien Français. Tout le monde le dit à Saint-Olaf et miss Baring m’affirme qu’elle l’aime à cause de cela. C’est un caniche de race très pure, mais il n’est pas tondu en lion comme ses frères parisiens, il ne porte ni moustaches, ni manchettes. On l'a laissé tel que la nature l’a créé. Il a une queue en panache, un poil bouclé, doux et brillant, des yeux tout ronds, couleur d’or, des yeux comme je n'en ai jamais vu. Ainsi fait, 1l ressemble à un petit ourson et il est irrésistiblement drôle. La vie, la Joie, la tendresse canines débordent en lui. À la promenade, il revient sans cesse en arrière pour me dire quelque chose. Il s'intéresse à tout. Avec sa balle de caoutchouc dans la bouche, il poursuit tout ce qui vole, oubliant qu’il n’a pas d'ailes. Puis, quand papillons et oiseaux lui échappent, il les suit d'un regard consterné qui serait comique s’il n'était aussi humain dans son désappointement. C'est bien un rayon de l'âme latine qui est en lui, impossible de ne pas le reconnaître.

Jack et Bob sont des gentlemen non seulement de par leur naissance, mais encore de par leur éducation. Cette assertion paraîtra un peu forte et cependant elle n’a rien d'exagéré.

En France, les gens qui aiment les chiens se font leurs esclaves. Ils leur permettent d’envahir la maison entière et les gâtent outrageusement. A la promenade, ils se retournent sans cesse pour veiller sur eux et les animaux en prennent à leur aise. Ils les nourrissent en dépit du bon sens, les gavent de friandises. À force de vouloir les rendre heureux, ils abrègent leur vie. Avec un maître anglais, par exemple, le fox-terrier est un délicieux compagnon, un peu rude, pas sentimental du tout, mais fort, agile, intrépide, obéissant. Son poil est froid, brillant de santé et 1l reste toujours en forme. Avec un maître français, il subit une transformation curieuse. Ses mouvements, son caractère s’adoucissent considérablement. Il est plus affectueux, en revanche il obéit mal ou pas du tout. Son poil devient terne et il s’empâte très vite. Il y a quelque vérité dans ce proverbe qui dit : tel maître, tel chien.

Les Anglais savent mieux aimer les enfants et les animaux que nous. Ils élèvent ces derniers jusqu’à eux, les disciplinent, les éduquent et ils sont parfaitement susceptibles d’éducation. Ils apprennent à connaître leur place, à prendre même une certaine conscience de leur dignité, et ils ont l’air Union Jack autant que leurs maîtres. Il n’y a pas de chien aussi correct que le chien anglais. Quand il Ru arrive de se gratter au salon ou de se mettre sur le dos, ce qui est considéré inconvenant, on lui dit : « Plus de tenue, monsieur ! » ou bien : « Conduisez-vous comme un gentleman, monsieur ! » Et en un clin d’œil, il retombe sur ses quatre pattes.

Les parents français inspirent plutôt à leurs enfants la crainte et la défiance des animaux. Les parents anglais apprennent aux leurs à les aimer. Il y en a toujours autour des berceaux et dans les nurseries. Entre eux et les petits des hommes, se produit une entente merveilleuse et touchante. De là vient ce besoin d’affection canine que l’on rencontre chez la plupart des Britishers et que n’ont pas les Américains. J’ai vu souvent le roi Édouard VII, alors qu’il était prince de Galles et logeait au Bristol, promener son chien le matin sur la place Vendôme comme un simple et bon mortel. L’année dernière, à Cannes, j’ai admiré pendant deux mois un colonel anglais, Sir James Bret, conduisant patiemment dans les allées du parc de l'hôtel un affreux bouledogue aveugle, sourd et asthmatique. Il mettait le bout de sa canne contre son flanc droit, marchait très lentement et l'animal suivait. Un maitre de chien aveugle ! cela ne se voit pas tous les jours et c'était bien joli!

Il y a quelques années, l'Angleterre eut une épidémie d'hydrophobie qui nécessita des mesures draconiennes. Les chiens non accompagnés ou sans maîtres furent détruits, asphyxiés par milliers, les autres condamnés à la muselière. Ceci a produit une sélection remarquable dans la race canine. La nature a été largement secondée par la vanité et le snobisme. Les exhibitions se sont multipliées. Il est devenu chic d'exposer, d'avoir des chiens primés. Lady S... est connue pour ses collies, lady B... pour ses terriers. Celle-ci a entrepris de sauver telle espèce menacée d'extinction, des carlins par exemple ; celle-là a mis en faveur le bouledogue français. et il a détrôné le caniche. Si quelque leader de la Société, — avec un grand S, — vient à découvrir notre roquet.... ce chien si amusant, si impulsif, qui a un jeu de physionomie dont on ne se lasse jamais, c’en est fait de lui! Il deviendra à la mode... distingué peut-être ! Soumis à la discipline anglaise, il perdra sa gaieté, son individualité. Et au fond de ses yeux vifs, malins et tendres, il y aura la nostalgie de la rue. de certaine boite mal odorante peut-être, comme dans les yeux des collies, il y a la nostalgie des montagnes et des pâturages. Dieu l'en préserve !.. Je puis être tranquille je crois, cet excès d'honneur ou d'indignité lui sera épargné. Dans le chien, nous recherchons surtout l’intelligence, la puissance d’affection. Nos voisins ne recherchent que les qualités de race. Ils ont un culte pour la race et ce sont les gens qui se mésallient le plus facilement ! Tel Anglais qui ne monterait pas un cheval sans race, qui n’aimerait pas à être vu en compagnie d’un toutou bâtard, épousera une fille de « bar » ou une cabotine. Telle Anglaise à qui il faut des animaux de haute noblesse, épousera son cocher ! En Angleterre, il y a maintenant davantage de pur sang dans le « stud book » que dans le livre de la pairie. Ainsi le veulent les dieux humoristes !

Il n’est point nécessaire de vivre longtemps dans l’Ile Inconnue pour sentir que le mouvement humanitaire et le mouvement d’humanité envers les animaux y ont reçu une impulsion définitive. La femme a été l’agent principal de ce progrès, et il faut l’en louer très haut.

Quand il m’arrive de rencontrer sur les routes de Wimbledon quelques-uns de nos beaux percherons et que Je les vois harnachés avec coquetterie, je les félicite intérieurement d’être tombés entre les mains d’hommes qui savent distribuer les forces animales et les ménager. La robe luisante, l’allure brillante des chevaux de Londres en est la preuve. Ici le cheval est quelqu’un. Ceux qui nient son intelligence devraient venir l’étudier dans les conditions meilleures qui lui sont faites. Il distingue sa gauche et sa droite, connaît le pavé, les lois de la route. Il a conscience de travailler pour l’homme et il travaille avec plaisir… oui, absolument.

L’Anglais a conservé beaucoup de sa rudesse primitive. Il ne faut pas le gratter bien profondément pour trouver la brute en lui, et cependant il n’est pas cruel. Il est un sportsman né et le vrai sportsman a horreur de la cruauté. Il a la chasse dans le sang. Il est un des agents les plus actifs dans les grandes battues que la nature ordonne pour éclaircir les rangs de certaines espèces. Par conséquent, il aime à tuer, mais il tue proprement. Il y avait autrefois en Angleterre, et il en reste sans doute, des amateurs de combats de coqs, de rats, de chiens. C’étaient des régressifs, des hommes chez lesquels la passion du pari, l’alcool, la nourriture forte entretenaient les pires instincts. La difficulté de se livrer à ces passe-temps de sauvages a diminué considérablement leur nombre. La Société protectrice des animaux a l’œil sur eux. Elle n’est pas un vain mot ici. Elle est toujours sur la brèche, active, vigilante. Par ce bon combat qu’elle livre pour les petits, elle s’honore elle-même et elle honore l’Angleterre plus encore.

A mon grand regret, je suis obligée d’avouer que chez les Saxons et dans tous les pays protestants, les animaux sont plus heureux que chez les Latins et dans les pars catholiques. Selon moi, la faute en est au prêtre. Pendant des siècles, il a dirigé, pétri, l’âme du paysan, de l’homme du peuple et il n’a jamais songé à éveiller son intérêt et sa sympathie pour les humbles collaborateurs de notre vie. Ni dans la chaire, ni au confessionnal, il n’a imposé comme devoir la bonté envers eux. Jésus né entre le bœuf et l’âne ! Quel point de départ cela lui donnait pourtant ! Saint François d’Assise n’a pas fait école avec sa théologie d’amour et de fraternité. Le prêtre a-t-il craint de laisser soupçonner que ces petits pourraient bien avoir une âme ? Il y avait là peut-être de quoi faire fléchir la corde raide sur laquelle il chemine ! Il a eu peur et il a ignoré l’animal. Ah ! oui, il l’ignore ! Sa gaucherie, sa timidité à caresser un chat ou un chien est toute une révélation, une révélation pénible plutôt. Il en résulte que c’est dans les contrées où l’Église catholique a conservé le plus d’influence que les bêtes sont le moins comprises et le plus mal traitées. L’Espagne en est la preuve. Sur son âme, dans sa chair, elle a comme marque distinctive le combat de taureaux et ce n’est pas précisément un vent d’humanité qui vient à travers les Pyrénées. Ce vent est mauvais pour nous. Les départements sur lesquels il souffle en sont la preuve, ils ont, eux aussi, les combats de taureau. À Paris, du reste, nous avons le bœuf gras. L’année dernière, on parlait, pour terminer la petite fête, de faire jouer la musique sur la place des Abattoirs ! Voilà une bamboula qui ne doit pas différer beaucoup de celles du Congo.

À Paris, hélas ! il y a encore l’aspect lamentable des chevaux, c’est une tache au tableau brillant de sa vie. Les embellissements que rêvent nos édiles ne l’effaceront pas. Elle saute aux yeux de tous les étrangers, provoque l’indignation des sportsmen. Elle me vaut, à chaque instant, des reproches humiliants. Un Américain m’a dit un jour brutalement : « Puisque Paris a tant de lumière, pourquoi n’en met-il pas un peu sur le dos de ses chevaux ? » Du hall de mon hôtel, je vois chaque jour le défilé dou-loureux de ces créatures qui marchent pour nous. Leurs robes ternes, leur allure fatiguée, leurs silhouettes efflanquées m'emplissent le cœur de peine et de honte. Je ne puis supporter longtemps ce spectacle. Il révèle trop de souffrance chez la bête, trop d'avarice, d'ignorance et d'indifférence chez l'homme! Viendra-t-il un moment où, sur la terre, il n'y aura plus de chasses à courre, plus de courses de chevaux, plus de guerres ?... où le cerf et le renard ne seront plus de la chair à vanité, le cheval de la chair à paris, l'homme de la chair à canons ?... Viendra-t-il un moment où la nature tuera promptement et miséricordieusement, où il y aura moins de douleur pour l'homme et l'animal? Je le crois... Les forces aux-quelles nous obéissons et que nous secondons semblent travailler à cela. Travaillons donc ferme avec elles !... En attendant, c'est déjà au degré d'humanité envers les bêtes que se mesure le degré de la civilisation

Saint-Olaf. Les Anglais associent toujours les Français avec le Pape comme les Français associent les Anglais avec la Bible. La Bible! Quel accumulateur! Elle a armé des milliers de créatures les unes contre les autres, allumé des bûchers, tué aussi sûrement que les obus, produit des haines féroces, puis elle a vivifié comme le soleil, enfanté des dévouements surhumains, créé des foyers d'amour. Elle a envoyé, elle envoie encore des hommes et des femmes à la mort. Elle a été un don de colère et de pitié. Je ne crois pas me tromper en disant qu’elle est un des agents secrets de la nature, le plus formidable des pouvoirs invisibles sous le plus mince volume. Depuis que je suis capable de me rendre compte de cela, je la touche avec un respect mêlé d’effroi.

La Bible est vraiment la pierre angulaire de l’Empire britannique. Elle devrait figurer dans ses armes entre le lion et la licorne. On la trouve partout. À Londres, il m’arriva une fois de manquer un train, je fus obligée d’attendre quelques heures dans le salon de Great Western Hotel. Il y avait là trois seuls livres et ils représentaient assez curieusement les trois grandes forces de la nation : c’était l’Annuaire de la marine, l’Annuaire du commerce et la Bible ! Voyez-vous la Bible dans un de nos hôtels Terminus ? Le Français ne connaît pas la Bible. Elle lui donne une impression de puritanisme étroit, de caractère morose, de laideur physique. Il n’y a jamais cherché lui-même la parole de Dieu, elle lui demeure fermée. L’Anglais, au contraire, y trouve toutes les consolations, toutes les promesses, toutes les espérances. Enfant, il a été suggestionné à l’aimer, à la révérer. Il a vu le visage de sa mère s’empreindre de gravité en l’ouvrant et les mots incompris créer un silence particulier. Il en a reçu une indélébile impression de crainte mêlée de respect. Avant même qu’il ait pu lire, il en a convoité la possession et cette possession a semblé le grandir, sa main, toute petite, l’a serrée comme un trésor. Les distributions des Bibles, que font infatigablement nos voisins, ont toujours excité nos railleries. Eh bien, il y a dans le livre des poètes sacrés quelque chose qui échappe à l'analyse, une inspiration, un pouvoir mystérieux destiné à agir sur certains esprits comme une force et un frein. De ses mots énigmatiques, de ses phrases incompréhensibles, il se dégage pour Les plus petits une douceur, une lumière qui constitue un véritable phénomène psychique.

Ce matin même ce phénomène s’est produit pour moi. Je me trouvais seule dans la bibliothèque, tout le monde était à l’église. Assise près de la porte fenêtre ouverte sur le jardin, je jouissais profondément de la belle matinée de printemps que nous avions. Le soleil était tamisé par cette brume légère qui, souvent en Angleterre, donne au paysage une immobilité et un aspect de rêve. J’allongeat machinalement la main et prenant la Bible placée sur une pelite table, je l’ouvris au hasard... à la Genèse et Je me mis à lire verset après verset. Le son des cloches, le chant des oiseaux, comme ouatés par cette atmosphère particulière, accompagnaient la poésie sacrée. Il me sembla un instant que les mots flottaient sur les ondes de cette douce musique. J'eus la conscience que Dieu même me disait : « Voici, je t'ai donné toute herbe portant semence qui est sur toute la terre et tout arbre qui a en soi du fruit d'arbre », et, obéissant irrésistiblement à la suggestion, mes regards allèrent aux arbres, aux fleurs du Jardin, à l'herbe veioutée de la pelouse. Ce fut une sensation nouvelle, exquise et trop hrève. J’ai essayé de la provoquer à nouveau dans l'après-midi, mais sans y réussir.

Un jour, j'ai eu la révélation de ce que la Bible est vraiment pour les Angiais. Je me trouvais en visite à la campagne, et au cours d’une promenade j’entrai avec mon hôtesse chez un de ses fermiers dangereusement malade. Pendant qu’elle causait avec la femme, je vis une fillette de seize à dix-sept ans prendre une Bible qui était sur la cheminée. Elle la tint un instant entre ses mains, les deux pouces sur la tranche, puis l’ouvrit lentement. Son visage s’illumina aussitôt de Joie et d’espérance. Elle vint vivement près du malade.

— Père, vous allez guérir, dit-elle, je l’ai vu dans le Livre, ici sous mon pouce gauche. Et rouvrant le Testament, elle lut : « Il n’arrachera pas le roseau branlant, il n’éteindra pas la mèche qui fume encore », saint Mathieu, v. 20. C’est clair, ajouta-t-elle avec conviction.

— Cela peut être, cela peut être, murmura le malade.

Il guérit en effet, et je l’appris avec plaisir. Je n’aime pas à voir la for trompée.

Les filles du peuple, de la campagne, paraît-il, consultent encore la Bible au sujet de leur avenir. Elles ferment la porte de leur chambre, en placent la clé et la lient entre les pages du grand chant d’amour, le Cantique des Cantiques. Puis, passant l’index dans la boucle, elles posent la question… « Me marierai-je ? » Si le Livre ainsi suspendu vient à tourner, la réponse est affirmative. A-t-il jamais tourné ? On m’assure que oui. Bien d’autres, j’en suis persuadée, des hommes d’État, les gens qui jouent les grosses parties de la vie, l’interrogent en secret et lui demandent conseil, d’autant plus qu’il y a dans l’âme anglo-saxonne une foi innée, inébranlable en l’au delà. Selon la mentalité, la Bible demeure lettre morte ou devient lettre vivante. Il en est d’elle comme de ces boules de cristal que la science psychique étudie en ce moment. Avec la meilleure volonté du monde, les uns n’y voient que leur nez, pour les autres il s’y forme des tableaux, des figures humaines ou des scènes qui se passent au loin. Les conversions soudaines dues à la lecture du Livre sacré, dont le récit nous a toujours laissés incrédules, peuvent se produire, j’en suis certaine maintenant.

Dans la Bible, c’est surtout l’Ancien Testament qui agit sur l’âme de nos voisins. Leur langue met en valeur sa poésie rude et violente, la nôtre l’affaiblit, la rend ridicule presque ; mais en revanche, elle traduit délicieusement l’Évangile. L’été dernier, j’ai eu le bonheur de pouvoir saisir les reflets de la mentalité religieuse anglo-saxonne et de la latine. C’était aux bains de Schinznach, en Suisse. Dans un coin du parc, on a bâti une toute petite chapelle catholique. Elle donne l’hospitalité au culte anglican, ce qui m’a bien surprise entre parenthèses… mais aux eaux ! Un dimanche, j’y entendis la messe. Il y avait là un certain nombre de baigneurs français, cinq ou six paysannes des environs, quelques femmes de chambre. Le chœur était charmant avec son autel décoré de fleurs, la flamme symbolique des cierges, ses deux statuettes représentant la Vierge et saint Joseph, deux statuettes hideusement enluminées, mais qui avaient un sourire de bonté. Le prêtre nous fit une allocution sur cette parole de l’Évangile : « Laissez venir à moi les petits enfants. » De cet en SAINT-OLAF. 63

semble, se dégageait une chaleur d'âme, quelque chose de familial et de tendre qui m'impressionna agréablement. Après la messe, je fis une assez longue promenade. Au retour, en passant devant le petit sanctuaire, les sons de l'harmonium m'attirèrent, je poussai la porte et me trouvai en plein service anglican. Quel changement d'atmosphère ! La grille du chœur avait été fermée, à droite, et séparée du saint des saints catholique par une sorte de rideau, se trouvait une table sur laquelle étaient posés un calice recouvert d'une sorte de patène et le livre ouvert des prières de la communion. L'assemblée se composait d'une vingtaine de fidèles, endimanchés selon l'étiquette. Après le chant de ne je sais quel psaume, il y eut une leçon, puis l'officiant se mit en devoir de prêcher. Il n'avait guère plus de vingt ans. À regarder sa figure juvénile on aurait pu attendre un sermon évangélique, émouvant de foi et d'enthousiasme. Eh bien, non. Tout en se tortillant dans la chaire sous une pénible timidité nerveuse, il nous entretint pendant trois quarts d'heure des querelles des Iduméens et des Saducéens! Comme si nous n'avions pas assez de nos propres querelles! Évidemment, cette guerre de sectes avait pour lui le plus haut intérêt et tout son auditoire semblait le partager en tant que sport spirituel, J imagine. Quand il eut terminé ce récit, mortel pour tout autre que pour des Anglais, un gentleman vêtu de la classique redingote se leva, ouvrit la Bible au chapitre des Rois,je crois, et se mit à lire la nomenclature des présents que la reine de Saba apporta au roi Salomon. Quelle satisfaction cela pouvait-il lui donner ? Je l'ignore, mais sa voix s’enflait d’orgueil en énumérant ces richesses. De temps à autre, son regard s’adressant à l’auditoire semblait dire : est-ce assez beau, cela ? Il n’eut pas été plus fier si ces vases d’or et d’argent, ces boisseaux de pierres précieuses eussent été offerts à son propre roi et je ne suis pas sûre que dans son esprit il n’y eût une vague association entre la grandeur d’Israël et la grandeur de l’Angleterre. Personne ne broncha. Après cette lecture, le chant des psaumes recommença. Je promenai curieusement les yeux autour de moi. La prière qui adoucit les visages latins les transfigure parfois jusqu’à la beauté, rend les visages saxons plus sévères, plus froids. Je le constatai de nouveau. La manière d’administrer la Communion me charma cependant. Le service achevé, tout le monde sortit. Les fidèles seuls qui désiraient recevoir le Sacrement restèrent. J’eus l’audace d’en faire autant. Trois personnes s’approchèrent alors de la Table Sainte. Et dans un de ces merveilleux silences qui se font quelquefois sur notre terre, elles mangèrent le pain et burent le vin « en mémoire de Lui ».

Ces deux services religieux auxquels j’avais assisté dans la même matinée produisirent en moi une impression très nette. En m’éloignant, je me dis : l’âme anglaise est Ancien Testament, la nôtre est Nouveau Testament.

Après la Bible, rien ne m’a autant aidée à pénétrer le caractère anglo-saxon que la lecture de ces hymnes qui se chantent non seulement dans les églises, mais sur les places publiques et dans toutes les assemblées religieuses. Elles révèlent un esprit simple, à la fois SAINT-OLAF. G5

viril et naïf, une race de combat, éprise de toute grandeur, dans les visions de laquelle il y a toujours des trônes, des couronnes, des hauteurs. Il y court un souffle guerrier. On dirait une marche à la conquête du ciel. La foi même y est armée. On y entend des sons de trompette, des notes de clairon. Elles font comprendre l'Armée du Salut. Si ces hymnes contiennent le vin de l'Ancien Testament, elles contiennent aussi un peu du miel de l'Évangile. Elles ont des appels touchants, enfantins même, tous les cris de détresse, et elles sont profondément humaines. C’est là leur charme. Le mot « home » y revient souvent et il y a une douceur divine... Quand ces hymnes sont chantées en pleine mer, le dimanche autour d'un lutrin recouvert de l'Union Jack, sur lequel repose la Bible, l’âme doit s'élever aussi haut qu’elle peut monter.

La Bible, les psaumes et les hymnes composent donc la nourriture spirituelle de nos voisins. Comme leur nourriture corporelle, elle est simple et forte. Elle leur donne une mentalité rigide, peu nuancée, plutôt métaphysique. La nourriture spirituelle des Latins, telle aussi leur nourriture corporelle, est plus compliquée, plus fine et plus savoureuse. À côté de la liturgie grandiose, ils ont une foule de petites dévotions, des symboles, des images, le Sacrifice de l’Autel, les émotions du confessionnal. Tout cela gradue leur âme infiniment, la rend ardente et subtile, la tend jusqu’au plus lointain au delà. Ces nourritures diverses doivent être nécessaires à nos essences diverses. Quels merveilleux secrets la nature a pour varier les êtres et les choses !

4. Saint-Olaf.

On pourrait caractériser les Anglais comme le peuple aux dimanches tristes et les Français comme le peuple aux dimanches joyeux. De fait, le dimanche anglais ne ressemble à aucun autre. Pour moi, il constitue un vrai phénomène psychique. Le manque d'amusements ne saurait seul produire cet ennui pénétrant qui saisit l'étranger et dont il emporte l'impression. Il y a, dans l'atmosphère morale, une rigidité insolite qui rend la gaieté impossible. Inconsciemment, on parle plus bas, « on met une garde à ses lèvres » et on sent peser sur soi une influence occulte. Ne serait-ce pont l'âme des ancêtres puritains, des chanteurs de psaumes qui s’extériorise ce jour-là et répand dans l'air ambiant son intransigeance et sa dureté ? J'en ai peur. Les morts sont plus vivants que nous ne le croyons. Nous ne connaissons pas encore leur puissance ; elle est formidable. A cela, il faut ajouter cette mentalité religieuse « Ancien Testament » que J'ai reconnue chez nos voisins. Je me suis amusée souvent à comparer la sortie des églises d'Angleterre avec la sortie des églises de France. Ici, quand le temple ouvre ses portes, vous voyez paraître des gens raides et solennels. Ils se donnent d’automatiques poignées demain accompagnées d’un bref « how do you do ? », puis s'éparpillent silencieusement. Dans notre pays, la foule des fidèles est très animée. Les physionomies émettent une sorte de joie. On échange des sourires, des saluts, des nouvelles. On taille des bavettes aux derniers sons de l’orgue. Le flot de la vie mondaine est déjà remonté. Je suis convaincu que nous ferions des dimanches gais avec la même observance que nos voisins. Du reste, cette observance n’est point aussi sévère que nous l’imaginons. L’église n’est pas obligatoire. Le dîner est à une heure et demie au lieu de huit heures, et le soir on a un souper froid que les amis viennent partager sans invitation. Le roastbeef d’Old England, flanqué de Yorkshire pudding, constitue Le plat dominical. On le sent partout et son fumet, en réveillant l’instinct atavique, creuse un véritable « trou normand ». Les dimanches de France sont associés dans mon odorat avec le parfum de l’encens, ceux de l’Île Inconnue avec l’odeur du roastbeef, si bien que Je l’ai appelée « the sunday smell »… l’odeur du dimanche. L’après-midi, ni le thé ni les gâteaux ne sont supprimés. On fait et on reçoit des visites. En réalité, on est simplement tenu à lire de bons livres, à s’abstenir du sport, d’amusements mondains, de musique profane. Certains puritains renchérissent, il est vrai, sur tout cela. Il y en a qui privent leurs enfants de jouets, qui se condamnent à la lecture d’indigérables sermons et se font scrupule d’écrire à leurs amis. N’avons-nous pas chez nous des dévotes qui, le vendredi, non contentes du maigre prescrit, mangent leur potage sans beurre ?

Pour l’étranger, qui se trouve seul à Londres, le dimanche doit être mortel ; mais à la campagne, chez des amis, il ne paraît ni long ni ennuyeux. A Saint-Olaf, il ne s’impose pas. On ne va à l’église qu’une fois par jour. Les romans de Mudie sont rangés. Une main, que Je devine, les remplace sur la table de la bibliothèque par des livres de sermons et par la Bible. Au lieu du Morning Post, nous avons « the Sunday Times ». Le plantureux et classique diner est généralement suivi d'une petite sieste, des « forty winks » (intraduisible) dont personne ne se vante. Rodney a toujours soin d'amener des amis pour égayer la table du thé. Le souper servi en ambigu repose de la solennité des repas habituels. La journée se termine généralement par le chant de quelques hymnes. Hier au soir, la petite scène dominicale m’a particulièrement touchée. Rodney, assis au piano, promenait doucement ses grandes mains sur les touches d'ivoire. Les paroles si mâles des cantiques anglais allaient bien à sa bouche ferme, et leur rythme simple s’harmonisait avec sa silhouette de force. Madame Baring, très belle avec sa coiffure du dimanche, sa robe de satin noir garnie de vieux point, mêlait sa voix affaiblie à la voix mâle et jeune de son fils. Edith, debout à côté de son frère, l’air hautain, un peu dédaigneux, les lèvres muettes et nerveusement serrées, se contentait de tourner les pages du cahier. Ses scrupules de catholique ne lui permettent sans doute plus les hymnes protestantes. Ce silence qui la séparait des siens me parut pathétique. Il répandait comme une ombre sur ce joli tableau d'intérieur, cette ombre toutefois y mettait une valeur plus haute.

À Saint-Olaf, cela va sans dire, il n’est pas question de bridge le dimanche. Mon amie ferait volontiers une partie puisque sa nouvelle religion le lui permet, mais elle ne voudrait ni peiner sa mère, ni scandaliser les domestiques.

Une petite expérience personnelle m’a démontré combien il serait mal d’agir autrement. Il y a deux ans, je me trouvais en visite chez des Anglais très continentaux. Un dimanche, nous allâmes nous réfugier dans un kiosque au fond du parc pour faire un bridge. Il vous vient comme cela, de temps à autre, un irrésistible appétit pour le fruit défendu. La fatalité amena un visiteur, la femme de chambre dut venir l’annoncer et elle nous surprit en flagrant délit de transgression. Elle recula, pâle de saisissement, comme si elle avait vu un cadavre, et elle eut une expression si horrifiée que les cartes me tombèrent des mains. Je me promis de n’y plus toucher, ce jour là, en Angleterre.

Cette manière d’observer le sabbat a toujours excité notre veine humoristique bien à tort, je crois. Vraisemblablement, la nature a voulu que chaque septième jour il y eût cessation absolue de travail dans la fourmilière anglaise où l’effort est si grand, elle a voulu que les nerfs effroyablement tendus pussent se relâcher un peu. Elle sait placer les interrupteurs où ils sont nécessaires et jeter la pensée humaine dans le courant où elle peut trouver du repos et des forces fraîches. Elle a jeté celles de nos voisins dans le courant religieux afin de les empêcher de se ruer aux plaisirs, ce qui, avec leurs appétits violents, eût été dangereux. Elle en a usé de même pour toutes les races du Nord.

L’observance rigide du sabbat est bonne pour l’enfant anglais, elle lui apprend à respecter quelque chose et donne à son esprit un tour sérieux. J’en ai eu un exemple charmant

Dans une de mes visites à la campagne, la petite fille de mon hôtesse, un bébé de sept ans, m’entraîna un dimanche au fond du jardin pour me montrer une fourmilière à laquelle elle s’intéressait passionnément et à qui elle fournissait chaque jour des miettes de pain. C’était entre six et sept heures. Les fourmis étaient rentrées chez elles. Ne les voyant pas, elle s’écria toute désappointée :

— Oh ! j’avais oublié, elles sont à l’église naturellement !

Une idée semblable ne serait jamais venue à une enfant française.

Cet hiver, à Monte-Carlo, un dimanche après-midi, je me mis à essayer des carambolages sur le billard. Un petit Anglais de douze ans, avec qui je jouais souvent, se trouvait là. Il alla aussitôt prendre une queue avec l’espoir que je l’inviterais. Au moment même, sa mère arriva dans la salle et voyant qu’il tenait l’instrument à pousser les billes, elle lui mit la main sur l’épaule.

— Rappelle-toi, mon chéri, que c’est dimanche, dit-elle doucement.

L’enfant rougit jusqu’aux cheveux et, sans un mot de révolte, il replaça la queue. Afin qu’il ne s’imaginât pas que moi, une grande personne, j’enfreignais le commandement, je lui expliquai que notre religion nous permettait de jouer après les offices.

— Une religion agréable ! fit-il en mettant les mains dans ses poches avec ce mouvement qui, chez l’homme, exprime l’humeur.

Ce respect du dimanche, ainsi ancré dans le cerveau de l’enfant, se conservera à travers bien des aven

aventures. Les fils prodigues de l'Angleterre, ceux mêmes qui ont transgressé tous les commandements, observent celui-là, parce qu'il est associé avec le souvenir de leur home et de leur mère.

Eh bien, le croirait-on, le dimanche anglais a commencé son évolution. Cette évolution se fera très lentement sans doute, elle sera arrêtée par la légion des puritains, par le sentiment populaire ; mais elle sera accélérée, j'en ai peur, par le snobisme, par la volonté de vouloir être dans le mouvement. Elle a pris naissance dans ce nid de mauvaisetés, dans ce clan d'ultramondains qui s'appelle « smart society ». Là, on se rit ouvertement des défenses qui rendent le jour du sabbat sacro-saint. On donne de gais luncheons. Derrière les rideaux fermés, — on ferme encore les rideaux, — à la lumière du gaz ou de l'électricité, on a tout l’après-midi de chaudes parties de bridge. Le soir, sous prétexte de laisser quelque repos à ses domestiques, on va diner au Carlton ou au Savoy. Dans les villes suburbaines, en province, à la campagne, le dimanche est encore rigoureusement observé. À Wimbledon cependant, j'ai entendu le choc des balles du croquet et je me suis aperçue que le tennis ne chômait pas. Étourdiment, j'en ai fait la remarque à madame Baring. La honte que lui cause cette transgression a amené une rougeur légère sur son visage, elle a eu un petit sourire résigné.

— Je sais, a-t-elle dit doucement, et c'est dommage.

J'ai constaté une foule de signes qui témoignent de l'émancipation croissante de nos voisins. Par exemple, on va maintenant à l'église avec des toques, avec de flamboyants chapeaux ronds. Le chapeau fermé n'est plus porté que par les représentantes directes de la Vieille Angleterre. Ce chapeau du dimanche, si particulièrement laid, de couleur claire, orné de fleurs ou de plumes, a un air intransigeant, respectable, qui m'impose toujours. Celui de nos dévotes n'est pas plus beau; mais sa couleur est sombre, sa simplicité le rend moins agressif. Tous deux sont bien typiques. On comprend qu'il serait impossible, non pas de tourner les têtes qu'ils coiffent — cela ne tenterait personne — mais de changer leurs idées.

Cette évolution, que l’on sent dans l'atmosphère morale, n'a pas encore sensiblement diminué l'ardeur religieuse chez nos voisins. En Angleterre, si les cellules de la spiritualité n'entrent en activité qu'une fois par semaine, elles y entrent avec frénésie. On prêche, on prie, non seulement dans les églises, mais sur les places publiques. On v traîne des pianos, des orgues, on y chante des hymnes. Des hommes, des femmes du peuple, mus on ne saurait dire par qui ou par quoi, se mettent tout à coup à parler de Dieu, à dénoncer le mal, à exhorter au bien et ils le font avec des mots extraordinaires, des visages transfigurés, comme si le charbon sacré eût touché leurs lèvres. Ce phénomène m'intéresse toujours. Il suffit, selon moi, à prouver la suggestion de l'invisible.

Dimanche dernier, vers deux heures, j'entendis tout à coup, venant du dehors, une voix de prêcheur. En dépit de mon amie qui, par amour-propre patriotique, n'aime pas que je sois témoin de scènes SAINT-OLAF. m8

prétant au ridicule, je mis mon chapeau et je sortis pour assister a ce service en plein air. Au beau mi- lieu de l’avenue, entouré d’une vingtaine de per- sonnes, un jeune homme, habillé par le bon faiseur, —- un gentleman en apparence, avec des traits fins el des yeux de ce bleu particulier aux idéalistes et aux criminels — la main gauche derriére le dos, la droite tenant sa canne et son chapeau, allait et venait sur une longueur de quelques métres. Il parlait de la bonté du Christ, de notre rachat. « Le sang de Jésus... le sang de Jésus », ces mots rythmaient curieusement les périodes de son sermon et reve- naient comme un refrain. On !’écoutait sans lombre d’un sourire, les regards demeuraient rivés 4 ses lévres. Son discours terminé, la foule se dispersa lentement. Les hommes s’éloignérent, les mains dans les poches, la téte un peu baissée, comme si leurs cerveaux eussent porlé quelques pensées de plus. Madame Baring m’apprit que ce jeune homme était le fils du propriétaire d’une des plus belles villas de Wimbledon; son pére et lui sont extrémement religieux et charitables. Pendant tout l’été, parait-il, ils donnent des « garden-parties » aux pauvres.

Un sermon préché en pleine rue par un gentleman et écouté respectueusement... & quarante-cing mi- nutes de Londres, il y avait de quoi étonner une Frangaise ! Quelle différence cela marque entre le caractére anglais et le ndtre, et de queile liberté cela témoigne !

La liberté! Le mot n’est écrit nulle part ici, mais on a la sensation de la chose, — et cette chose semble élargir l’espace devant vous. Elle fait pa-

5 raître immense l'Ile Inconnue, très petite en réalité.

Après tout, le dimanche anglais, sur lequel on a lancé des flots de raillerie, ne manque pas de charme. La cessation de l’activité matérielle fait de la paix et du silence. Dans ce silence, on entend mieux les harmonies de la nature, on s'entend mieux soi-même. Le carillon musical des clochers, muets pendant toute la semaine, répand dans l'air des notes d’allégresse religieuse. Les roues de prières, qui tournent ce jour-là chez nos voisins, produisent des ondes bienfaisantes et apaisantes. Elles doivent diminuer l’égoïsme, adoucir les insuincts, élever l'âme ; nous ne savons peut être pas tout ce que nous devons au dimanche anglais.

Saint-Olaf.

A Saint-Olaf, six personnes adorant le même Dieu et quatre cultes différents.

Edith et la cuisinière sont catholiques romaines, madame Baring et son fils appartiennent à l'Église anglicane, une des femmes de chambre est Weslyenne, l’autre baptiste. L'Église anglicane, le culte établi, a été impuissante à préserver son unité. On nomme conformistes ceux qui en font partie et non conformistes les dissidents. De l’Église anglicane sont sorties ce que l’on appelle « High Church », Haute Église et « Low Church », Basse Église. Dans la première, il y a de nombreux offices, des génuflexions, des prêtres avec d'élégants surplis, de riches étoles, l’autel, les cierges, l’encens, des fleurs, un peu de la pompe du catholicisme, la confession même, dit-on. Dans la seconde, au contraire, pas d’autel, une table nue, aucun symbole. Tout ce qui pourrait distraire la pensée, émouvoir les sens, en est rigidement exclu. Ces deux cultes, qui correspondent à deux tempéraments distincts, ont encore des degrés. Dans l’Ile Inconnue, les brebis m’ont tout l’air de mener le pasteur. L’esprit de la congrégation peut être plus ou moins Haute Église, plus ou moins Basse Eglise. Le clergyman doit subir cet esprit ou le conduire habilement, sous peine de se voir lâché par son troupeau. En général, la classe élevée est conformiste, la petite bourgeoisie, le peuple sont plutôt non-conformistes. Pour les pauvres gens, la secte religieuse et la chapelle tiennent lieu de club. Le besoin d’appartenir à une secte ou à un club est inné chez l’Anglais.

Le mouvement catholique s’accentue sensiblement en Angleterre. Ainsi, il y a une dizaine d’années, les Jésuites sont venus en missionnaires à Wimbledon, ils y ont maintenant une cathédrale et un grand collège. Nombre de religieux et de religieuses, dont les couvents ont été fermés en France, ont trouvé de ce côté-ci de la Manche une généreuse et libérale hospitalité. Le gouvernement a trop conscience de sa force pour être tyrannique ou arbitraire. Le catholicisme, refoulé dans les catacombes au XVIe siècle, remonte tout doucement à la surface, s’infiltre dans les esprits. Sans le savoir, la Haute Eglise lui a préparé la voie. Il satisfait davantage ceux qui sentent le besoin d’une religion. Le fait qu’il remonte jusqu’à saint Pierre sans solution de continuité, l’enchaînement logique et déductif de ses dogmes opèrent la majorité des conversions. Il est peu probable qu’il reprenne jamais la prépondérance dans ce pays où la mentalité est essentiellement masculine, protestante et puritaine. L’Anglais, suivant une procession, l’Anglais, agenouillé devant l’autel de la Vierge ou d’un saint, m’étonne toujours. Il a l’air gauche et mal à l’aise, comme s’il portait des vêtements féminins. Le Latin et le Slave, dont la force est plus souple, plient le genou, s’inclinent sous une bénédiction, baisent les reliques ou les icones avec une dévotion chevaleresque, innée. Du reste, le catholicisme semble se viriliser, se refroidir en traversant l’âme saxonne. Il devient plus sincère, moins sensuel et moins mystique. La confession, par exemple, est plus digne. Le prêtre anglais n’encourage pas ces confidences où les pénitentes françaises se complaisent et qui constituent un déloyalisme envers le mari. Dans le confessionnal, il reste un gentleman. À ce propos, les confessionnaux de la cathédrale de Wimbledon m’ont causé une véritable surprise. Ils se composent de deux cellules grandes et claires, séparées par une cloison percée du guichet canonique. Dans celle du prêtre, j’ai vu un fauteuil confortable, une table à écrire couverte de paperasses. À un clou, une soutane et un surplis. Dans celle du pénitent, il n’y a qu’un crucifix, une tablette et un agenouilloir devant la grille. Ce décor banal et prosaïque, cette lumière crue qui arrive de la fenêtre doit agir comme une douche sur les dévotes névrosées et les amoureuses. Je me suis rappelé les réduits clos des Pères Jésuites de la rue de Sèvres, à Paris, leur pénombre mystérieuse, ces rideaux de serge noire que les femmes écartaient d’une main tremblante, SAINT-OLAF. 7/

derrière lesquels elles ouvraient leur âme et d’où elles émergeaient un peu pâlies et toutes frissonnantes d’une émotion spéciale. Cet arrangement anglais qui supprime l’ombre et le mystère ramène le tribunal de la pénitence à sa vraie et simple fonction. Une autre chose m’a agréablement impressionnée, ïciy les cierges de l’autel sont en cire pure, on ne les truque jamais au moyen de zinc comme dans les pays latins. Dimanche dernier, à la grand’messe, j’ai eu de la peine à sentir que j’assistais à une cérémonie catholique. La liturgie et le rite ne différaient en rien, eela va sans dire, ils étaient simplement conduits avec un autre esprit, avec une correction toute saxonne. Prêtres, fidèles, bedeau, enfants de chœur, semblaient pénétrés du devoir qu’ils remplissaient, mais les physionomies n’avaient pas un rayon de ferveur. L’atmosphère psychique avait certainement plusieurs degrés de moins que dans une église de France. Le tempérament religieux différait complètement. J’en ai fait la remarque à Edith, elle ne m’a pas comprise. Elle trouve déjà le culte trop émouvant. — Il faut plusieurs générations pour faire un catholique, ajoutai-je. Les convertis ne pourront jamais le comprendre tout à fait. — Vous croyez ?... Puis avec un sourire moqueur, elle ajouta : — Mais je suis mille fois plus catholique que vous ! — Ce n’est pas difficile, répondis-je franchement, Vous l’êtes plus certainement, mais vous ne l’êtes peut-être pas autant. Je crois que ceci peut s’appliquer à toute l’Ëglise anglaise.

Saint-Olaf.

Monsieur Baring et moi nous sommes devenus une paire d’amis. Je l’appelle Rodney tout court. De temps à autre, il m’arrive de lui dire : « My dear boy. » Malgré ses vingt-sept ans, il a l’air très jeune. Pour lui, je suis maintenant un bon garçon. J’apprécie le compliment. À mon âge, on a toujours trop de respect. Il m’apporte chaque soir le Figaro. J’ai mes grandes entrées dans sa hutte. Je n’en ai pas exclu la dame du lieu, certaine pipe qui lui est très chère, une pipe discrète d’homme bien élevé. Il m’installe dans son meilleur fauteuil et avec un accent de jolie sollicitude, il me demande toujours : « Êtes-vous tout à fait confortable ? » Voilà encore une phrase bien caractéristique. Procurer du confort aux gens est le premier soin de l’Anglais, l’agrément vient ensuite. Le Français, lui, songe d’abord à l’agrément.

Dès le lendemain de mon arrivée, j’ai cherché à engager la causerie avec mon hôte. Cela n’a pas été tout seul. Il a fallu vaincre sa timidité et une instinctive méfiance. J’y ai réussi à notre mutuelle satisfaction.

Notre langue lui est plus familière que je ne l’aurais cru. Il a d’abord, non sans un effort considérable, lancé quelques phrases françaises, quand il a vu que je ne riais pas, il a continué et s’est mis bravement à nager à travers nos verbes et nos difficultés grammaticales. Je l’ai surpris lisant un roman de Balzac. Cela m’a causé le plaisir d’une victoire nationale.

Rodney m’intéresse parce qu’il est un très pur échantillon d’Anglo-Saxon. En outre, il me donne une agréable impression de droiture, de netteté physique et morale. Son esprit est vraiment ce qu’on appelle en anglais « a legal mind », un esprit de jurisconsulte. Il perçoit tout de suite le point faible d’un argument, y jette le coin de sa logique ou de son humour et le démolit avec le moins de mots possible. Si je ne me trompe pas, il y a en lui l’étoffe d’un politicien, d’un homme d’État. Comme la plupart de ses compatriotes, il ne voit que les grandes lignes des faits et il dédaigne les à côté. L’histoire l’intéresse plus que toute autre chose. Il connaît fort bien la nôtre, l’épopée napoléonienne surtout. Les Anglais nous l’ont toujours enviée et Napoléon a encore chez eux un prestige énorme.

Rodney a naturellement de nous et de notre caractère la plus fausse conception. Je m’efforce de la rectifier. Parfois sa physionomie exprime le plus naïf étonnement et il répète tout pensif : « Est-ce ainsi ? Je vois, je vois ! »

M. Baring n’avait jamais causé sur tant de sujets divers. Il fait connaissance avec ce que nous appelons les idées générales, c’est pour lui une véritable révélation. Je m’aperçois qu’il y trouve un plaisir croissant. Et comme chaque fois que je me rencontre avec un jeune homme d’une certaine intelligence, je tourne son regard vers la vie… je l’amène à la considérer sous cet angle d’où elle m’apparaît si merveilleuse et parfois sa surprise, l’éveil de son intérêt vient me causer une joie infinie.

Avant-hier, une forte migraine ayant obligé Édith à se retirer tout de suite après le bridge. M. Baring m’emmena dans la bibliothèque pour une bonne bataille, comme il dit plaisamment.

Malgré ses dispositions belliqueuses, notre conversation fut des plus pacifiques, une conversation de mœurs et de caractères comparés.

— Savez-vous, dis-je, que pour moi l’Angleterre reproduit la fourmilière et la France, la ruche ?

— Ah bah !

— Oui, voyez : dans la première des antennes, le grain comme nourriture, la force admirablement canalisée, le travail austère et gigantesque, pour but l’extension et la richesse. C’est le triomphe du masculin. Dans la seconde, dans la ruche tueuse de rois et de reines, des ailes, de la lumière, de l’azur, des fleurs, du miel, un labeur varié et capricieux, une atmosphère surchauffée… c’est le triomphe du féminin.

Rodney interrompit sa fumerie et me regardant tout ahuri :

— By George ! Quelle comparaison !

— Et il faut des fourmis et il faut des abeilles. Il faut une Angleterre, il faut une France, toutes deux croient travailler pour elles-mêmes et elles travaillent pour la vie.

— Il me semble que cet arrangement-là ne leur laisse guère de liberté.

— Aucune.

— Diable ! si la liberté est une illusion, vous pouvez être sûre que les hommes s’y cramponneront longtemps encore.

— Jusqu’au jour où ils pourront s’en passer. SAINT-OLAF. 81

Quand une croyance devient inutile à l'humanité, elle la perd comme les têtards perdent leur queue sans s'en apercevoir.

— Ah ! vous croyez qu'ils ne s'en aperçoivent pas ? me demande M. Baring avec un sérieux comique.

— Ils n'en ont pas l'air. L'humanité, en outre, change de peau à la manière des serpents et chacun de ces changements marque une de ses grandes étapes. Voyez, par exemple, la religion païenne est devenue de la mythologie. Le christianisme deviendra à son tour une mythologie quand une religion plus élevée lui aura succédé. Il en sera ainsi probablement jusqu'à la fin des temps de la terre.

— Ah ! on voit que vous avez fréquenté Darwin!

— Je ne l'ai ni lu ni étudié, ses théories me sont arrivées je ne saurais dire d'où ; je leur dois peut-être l'idée que je me fais de l'évolution morale. Sait-on jamais combien de pensée étrangère entre dans notre pensée ?

— C'est égal, reprit M. Baring avec une lueur de moquerie au coin de l'oeil... l'Angleterre, une fourmilière, la France, une ruche... et toutes deux travaillant pour la vie?... Un peu difficile à digérer votre idée, vous savez!

— Pas pour un esprit du xxè siècle, répondis-je en souriant.

Il est rare que Rodney ou moi nous n'amenions la conversation sur Paris. Comme d'habitude, nous finîmes par y arriver.

— Il m'attire toujours, confessa mon hôte, et puis au bout de quarante-huit heures, il me cause un inexplicable mécontement, une sorte d'exaspération. J'ai

5. Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/98 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/99 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/100 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/101 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/102 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/103 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/104 SAINT-OLAF. 89

lies-Bergère ou à l’Olympia, fîs-je en souriant.

— J’ai été au Concours Hippique, à l’Opéra-Comique.

— Et il n’y en avait pas là ?

— Non. Je n’ai peut-être pas su les distinguer des femmes mariées ! Quand j’ai passé quelque temps sur le continent, la vue de nos Anglaises en plein air, en liberté, vêtues simplement, me cause un vrai plaisir. Je plains les Français qui ne peuvent fréquenter que des mondaines ou des demi-mondaines, les femmes des autres enfin. Ils ne connaissent pas la camaraderie féminine, une des choses les plus saines, les plus agréables qu’il y ait.

— Assurément, je l’ai regretté maintes fois pour eux. La jeune fille purifierait notre vie. J’appelle de tous mes désirs le moment où elle entrera en scène. C’est une si grosse et si lente affaire que l’évolution des mœurs... Dites-moi, comment trouvez-vous les Parisiennes ? demandai-je curieusement.

— Très gracieuses, très agréables à voir, mais... elles manquent de jeunesse... Oh ! je ne veux pas dire qu’elles soient fanées ou ridées, elles y veillent... seulement elles en savent trop long, elles sont trop artificielles. Cela les rend terriblement inconlortables .

— Inconfortables ! répétai-je amusée par cet adjectif appliqué aux personnes.

— Oui, comment un pauvre Britisher pourrait-il deviner ce qu’il y a derrière leurs regards et sous leurs mines ?

— C’est justement cet inconnu qui les rend intéressantes.

— Pour des Français peut-être. Nous sommes 00 l’île inconnue.

beaucoup plus simples. Nous voulons trouver dans la femme une créature aimante et reposante, non pas un rébus vivant à déchiffrer. En fait de distraction, nous préférons le sport ; c’est plus sain et plus fortifiant.

— Oh ! John Bull ! John Bull ! répétai-je en riant.

— Tenez, reprit M. Baring, les Parisiennes qui m’intéressent et que j’admire toujours, ce sont vos petites ouvrières. Je les ai vues souvent sortir en masse des ateliers de la rue de la Paix. Leur physionomie brillante, leur allure joyeuse m’ont donné plus que toute autre chose une idée de votre extrême vitalité. Quelle différence avec ces pauvres petites filles mornes et silencieuses qui émergent des soubassements de Londres.

— La ruche... la ruche, nos omrières sont des abeilles. Malgré leurs ailes fripées, empoussiérées, elles volent dans les bleu. Les vôtres sont des fourmis.

— Allons, puisque vous y tenez, je le veux bien, fit Kodney avec une condescendance moqueuse.

Edith est secrè’ement ^a^■ie de me voir rectifier le jugement de son frère sur les gens et les choses de France. Je sens en lui moins de parti pris. L’Anglais, en général, n’est pas buté. Il ne se refuse pas à voir comme fait le Français. J’ai l’intime conviction que nos causeries ne sont point inutiles. Inutiles ! Non, non... Aussitôt émises, aussitôt prononcées les paroles, les idées nécessaires à notre œuvre respective ne sont-elles pas enregistrées par ce récepteur que nous avons derrière le front ? Là quelques-unes demeureront enfouies longtemps peut-être, d’autres se.

SAINT-OLAF. 91

développeront, se transformeront en actions et produiront certains effets voulus. Si Rodney Baring devient un (( leader », et il en est capable, elles pourront avoir une influence bienfaisante sur sa politique. Quelque chose de très bon marquera peut-être mon passage à Saint-Olaf. Je le désire ardemment.

En Angleterre, on a tout le temps la sensation du nombre. Cette sensation, oppressante à la longue, est donnée par les lignées de maisonnettes qui rayonnent en tous sens et à perte de vue, par la multitude des enfants surtout. Oh ! ces enfants ! Ils fourmillent littéralement, ils semblent sortir du sol, et prêtent à l’Ile Inconnue l’aspect d’une véritable pépinière. Évidemment, c’est la supériorité numérique que la nature a voulu établir de ce côté-ci de la Manche et selon moi, le caractère, les mœurs de nos voisins, leur politique sont la résultante du nombre aussi bien que de leur qualité d’insulaires. C’est en vue du nombre que le type de leurs habitations — • la maison — a été créée, c’est à cause du nombre que leur éducation première vise surtout à discipliner l’individu. L’institution d’un rayon spécial destiné à ïélevage des petits, de la nursery, semble n’avoir pas d’autre but.

Le couvain se compose d’une ou de plusieurs pièces. Il y en a qui sont d’une luxueuse simplicité, pourvues de salles de bains, de tout ce qui peut faciliter l’hygiène et la propreté. Il y en a aussi de très modestes, de très pauvres même. Mais dans tous, on 92 l’île inconnue.

distingue un effort visible pour procurer à l’enfant autant d’air, d’eau et de lumière que possible, pour l’impressionner agréablement et utilement au moyen de gravures, d’images, de livres, de fleurs.

Les éleveuses, c’est à dessein que j’emploie ce mot, sont pour la plupart des filles de fermiers, d’ouvriers aisés, d’employés subalternes. Leur salaire est de trente à quarante livres par an, de sept cent cinquante à mille francs. Elles ont reçu une instruction primaire qui les met à même d’apprendre à lire et à écrire aux petits, de leur enseigner les histoires de la Bible, les délicieuses chansons de la nursery, « nursery rimes » et une foule de connaissances* utiles. Aux écoles du dimanche qui, en général, sont faites par des dames, elles ont acquis un certain raffinement, la notion de ce qu’est un gentleman et une lady. En outre, elles ont soigné de nombreux frères et sœurs, achevé leur apprentissage en étant filles de nursery dans quelques riches familles où elles ont appris la discipline et les lois de l’hygiène. Quelques-unes même sortent d’institutions où l’on enseigne l’enfant, où l’on prépare les éducatrices. Une bonne mère anglaise, non seulement, surveille de près l’éducation première de ses enfants, mais elle ne laisse pas à d’autres le soin de diriger leurs cœurs vers le bien. La nurse n’est tenue, é"n réalité, qu’à les soigner, à former leurs manières et cela, elle le fait, dès qu’ils ont la connaissance. Elle doit encore les discipliner, les plier à la pratique de toutes les petites vertus. Avec une puissance de suggestion que j’ai souvent admirée, elle leur inculque le respect de la parole donnée, l’horreur du mensonge surtout.

SAINT-OLAF. 93

L’enfant anglais est celui qui ment le moins. La nurse a une instinctive considération pour ces rejetons d’une classe supérieure qui lui sont confiés. Elle pourra être dure, acariâtre, les faire souffrir même, elle ne souillera jamais leur imagination par des paroles grossières et avec une surprenante intuition, elle leur donne les habitudes qui conviennent à leur position sociale. Vingt fois par jour, vous entendrez l’une dire à quelque fils de lord : « Monsieur, un gentleman ne se conduit pas de cette manière. » N’est-ce pas curieux et touchant de voir une humble fille du peuple travailler ainsi à la formation du caractère des grands. Sa mission la rafïïne elle-même et l’économe nature y trouve son compte. La journée des bébés anglais est sagement réglée, leur nourriture bien graduée. Vers six ou sept ans, quand ils savent parfaitement manier le couteau et la fourchette, pas avant, ils prennent part au déjeuner des parents. L’éleveuse, qui est une éducatrice, mange avec les enfants et dans la nursery on ne se met pas à table sans faire toilette.

Autrefois, en Angleterre, les bébés étaient élevés comme de petits Spartiates. Leurs nurseries étaient nues et froides, leur nourriture peu variée et d’une simplicité primitive. On obtenait d’eux l’obéissance par la menace des châtiments éternels. Aujourd’hui, on place sous leurs yeux les images les plus riantes, les couleurs les plus claires, on leur parle du ciel, de récompenses, et l’ange gardien a remplacé le diable. Il plane maintenant au-dessus de tous les berceaux. Cette évolution est bien remarquable et caractéristique de notre époque.

9i, L ILE INCONNUE.

Dans la nursery, on enseigne aux enfants anglais le respect de la liberté d’autrui, de la hiérarchie, des lignes de démarcation établies pour le bon ordre de la société. Ils apprennent où est leur place et ils s’y tiennent. Ils ne songent pas à envahir le quartier de leurs parents, ils considèrent comme une faveur d’y être admis à certaines heures. En revanche, dans le couvain, ils se sentent chez eux, ils vous y invitent et vous y reçoivent avec une extrême gentillesse. Là, ils vivent leur propre vie et non celle des grandes personnes. Cette vie où il n’y a que des jouets, des animaux, des fleurs, des contes et des chansons garde une pureté exquise. Le temps de la nursery marque une époque bien distincte dans la vie de tout Britisher et souvent la pensée de l’homme d’Ëtat, de l’homme d’affaires y retourne pour s’y rafraîchir.

En Angleterre, où comme je l’ai dit, on aime l’espèce, le petite monde compte pour quelque chose. On s’y intéresse passionnément. Des légions de femmes travaillent à l’amuser et à l’instruire. Il a une brillante littérature, une foule de journaux illustrés, de « magazines ». Punch, le célèbre satirique, a pour lui une tendresse particulière. Miss Baring a écrit pendant une année dans une revue dominicale la page destinée aux enfants, qu’elle signait « Tante Cécile ». Le nombre de lettres qu’elle recevait de ses petits lecteurs l’a obligée à abandonner sa tâche ; elle n’y pouvait suffire. Elle a conservé bon nombre de ces lettres et je les ai parcourues avec un profond attendrissement. Chers bébés ! Ils racontaient leurs chagrins réels ou imaginaires. L’ne fillette présentait sa poupée favorite et demandait des conseils pour SAINT-OLAF. 95

la bien élever ! Une autre dégonflait son cœur de la peine que lui causait la mort d’un chien et je me rendais compte de tout l’effort que représentait ces premières lettres, de la joie éprouvée à coller le timbre, avec les précieux sous qu’on aurait pu employer en friandises, et puis l’attente de la réponse, les yeux guettant le facteur, la fierté de voir son nom sur une enveloppe ! Quelle multitude d’impressions nouvelles tout cela avait provoqué. Quel bond en avant ! Cette correspondance révélait certainement un besoin de confidences que la mère ne satisfaisait pas ; mais, en même temps, elle montrait la liberté laissée à l’enfant, liberté bien faite pour aider au développement de l’initiative et de l’individualité.

Hier, en rentrant par le Common avec Edith, je fus frappée du nombre de points blancs dont il était piqué, — ■ ces points blancs étaient des bébés et des nurses.

J’en fis la remarque.

— On doit être riche à Wimbledon, ajoutai-je, car le luxe des vêtements blancs coûte cher.

— Pas aussi cher qu’en France, répondit miss Baring. Et puis, voilà, la maman anglaise a des dessous très simples, les toilettes que vous savez, ces toilettes qui vous font rire, — mais elle n’économise pas sur le blanchissage de ses enfants et de leurs bonnes. Elle pourra, en outre, vous montrer une nursery riante hygiénique, de beaux spécimens, comme nous disons. Tenez, je vais vous conduire chez une petite amie, la fille de mon ex-maîtrc de peinture, un artiste qui a eu quelque talent et qui est mort pauvre. Elle a épousé un jeune homme sans 96 l’île lnconnue.

fortune. Son revenu ne dépasse pas trois cent cinquante livres, tiuit mille francs, je crois. Elle a deux enfants, une bonne à tout faire et une nurse... Pauvre Lily ! Elle doit compter pour nouer les deux bouts ! Et cependant elle a une nursery adorable, je veux que vous la voyiez. Sa demeure aussi vous intéressera. C’est une des plus vieilles maisons de Wimbledon.

Sur ces paroles, Edith me fît obliquer à gauche. Au moment où nous nous arrêtions devant la grille d’un cottage bas, précédé d’un jardinet et un peu en retrait sur la route, une bicycliste, avec sa raquette et ses chaussures de tennis attachés sur le devant de sa machine, arrivait vers nous à grands tours de roue.

— Voici justement Lily, me dit miss Baring.

— Quelle chance de n’avoir pas manqué votre visite ! s’écria la jeune femme en nous trouvant à sa porte.

Edith présenta aussitôt son amie française. Madame Arnold me donna une cordiale poignée de main et m’invita à entrer. Le temps était beau et chaud. Nous allâmes tout droit au jardin et on y apporta le thé. Je promenai les yeux autour de moi. Quel adorable coin ! Il me donna l’impression immédiate d’une autre époque. La maison, d’un seul étage, formait avec son aile de retour un angle droit ; son toit mansardé, gondolé, affaissé en certains endroits, ses petites fenêtres, son vieux lierre,» accusaient plus de deux cents ans. Mais la glycine et les roses qui tapissaient une partie de sa façade y mettaient comme un reflet de jeunesse. Le jardin n’a"ait point été gâté par le sécateur d’un professionnel, des fleurs simples de couleurs brillantes, poussaient pêle-mêle. Il y avait des arbustes âgés, deux pommiers caducs. La pelouse, avec son herbe de huit jours, était constellée d’heureuses petites marguerites qui avaient l’air d’être bien ensemble. Dans ce cadre, notre hôtesse en robe courte, en blouse de percale et en canotier, faisait l’effet d’un anachronisme vivant.

— Vous devriez mettre ici le bonnet puritain, lui dis-je pour la taquiner.

Elle se leva, courut vers la maison et revint bientôt avec la coiffe de toile au bord retourné que je demandais.

Je battis des mains.

— Mon chapeau de soleil ! dit-elle gaiement. Vous voyez, j’ai eu la même idée que vous.

Avec sa belle chevelure blonde, ses yeux rieurs, ses traits fins, sa blancheur rosée, elle était délicieusement anglaise.

Miss Baring lui demanda de me montrer la maison.

— La maison baroque ?

— Et puis la nursery et les bébés.

— Tous mes trésors ?

— Oui, oui.

— Eh bien, venez.

Et la jeune femme, toujours coiffée du bonnet puritain, nous précéda.

— Nous n’avons pas essayé de faire du style, me dit-elle, mais de la propreté et de la gaieté.

Rien de plus curieux que cette habitation bourgeoise du xviiie siècle : des pièces basses, irrégulières, un escalier très étroit, des marches à monter, à descendre, de hautes cheminées avec des moulures 98 L'ILE INCONNUE.

bien conservées, des grilles anciennes. Le rez-dechaussée, boisé et à poutrelles, était encore un peu sombre et austère, mais le premier étage avait été entièrement repeint en blanc. Avec ses meubles en bois clair, sa cretonne d’un vert jaune, de ce vert esthétique que nos voisins affectionnent, avec ses petites fenêtres, ses toilettes garnies de mousseline et ornées de rubans, il était tout à fait gai. Quelques bons tableaux, des livres en quantité, un piano, des fleurs ennoblissaient l’humble demeure. L’arrangement des choses révélait une veine artistique fortement teintée d’originalité. — La salle de purification ! notre unique salle de bains ! Voyez, je ne vous fais grâce de rien, dit madame Arnold, en me montrant une grande chambre où tout l’outillage nécessaire à la propreté avait été réuni et ingénieusement arrangé. Nous montâmes ensuite cinq ou six marches inégales, notre hôtesse ouvrit une porte. — La nursery... un ex-grenier, annonça-t-elle, La nursery ! Ah ! le joli tableau vivant ! Une vaste pièce plus longue que large avec un plafond en toile, toute claire, et qui donnait sur le jardin. L’air, la lumière, les beaux rayons du soleil couchant y arrivaient par cinq petites fenêtres festonnées de verdure. Au fond, deux lits derrière de gais paravents chinois. Son atmosphère pure était délicieuse à respirer. Près d’une des fenêtres, deux bébés en robes blanches, ceintures roses, éblouissants de propreté, les cheveux bouclés à la brosse, étaient assis devant des bols de pain et de lait fumant, l’éleveuse, en blanc aussi, les faisait souper. Des cris SAIT-OLAF. 99

de joie, des gigotements de plaisir saluèrent notre entrée. Madame Arnold s’excusa d’interrompre le repas. Elle caressa les petites tètes, me montra non sans quelque orgueil la belle chair ferme des bras nus. La porte de la chambre de la nurse se trouvait ouverte, j’y jetai un coup d’œii indiscret ; elle était d’une netteté parfaite, ornée de photographies et de fleurs.

— C’est tout ce que je peux donner à ces petits mendiants, me dit la jeune femme gaiement.

— C’est beaucoup, répondis-je, me retournant pour embrasser d’un dernier regard ce nid humain si bien tenu, embelli et poétisé par la mère.

— Je voudrais voir une nursery française, ajouta madame Arnold. Je suis sûre qu’elles sont bien élégantes !


Edith eut un sourire malicieux, je me sentis rougir.

— Des nurseries ! nous n’en avons pas, confessai-je.

— Pas de nurseries î comment pouvez-vous bien élever les enfants ?

— Nous les élevons mal, voilà tout. Oh î sous ce rapport, nous avons beaucoup à apprendre de vous.

— Nous devrions alors former une société d’enseignement mutuel, car vous pourriez aussi nous donner des leçons qui nous seraient bien utiles ! répondit la jeune femme pour ne pas être en reste d’humilité.

Hélas oui, nous les élevons mal nos enfants ! Si les Anglais doivent les qualités qui font leur force à leur éducation première, nous devons à la nôtre les défauts qui font notre faiblesse. Nous sommes la ruche, mais la ruche sans « couvain ». Les abeilles ont un rayon spécial pour les larves et les nymphes et nous n’en avons pas pour nos petits. Pourquoi et comment n’en avons-nous pas ? Ah ! voilà ! nous aimons nos enfants, mais nous n’aimons pas les enfants. La preuve est que nous en avons le moins possible et que nous ne savons pas encore fait vivre ceux que nous avons. Si l’élevage des poulains de nos haras était aussi mal compris, il ne produirait que de futurs vaincus. Là, l’intérêt veille et il est mieux inspiré.

Pour faire l’éducation première de nos fils et de nos filles, cette éducation du corps et de l’esprit naissant d’où dépendent leur santé, souvent leur bonheur et leur avenir, nous prenons des paysannes incultes, qui n’ont jamais soigné, et encore très mal, que des vaches et des cochons, — leurs enfants à elles poussent tout seuls. En y réfléchissant, cela paraît si fou que j’ai quelque peine à le croire possible. Nous débarbouillons, il est vrai, ces paysannes, nous leur donnons du linge, des robes bien taillées, des mantes très chics, des couronnes de ruban aussi large que possible pour le décorum de la maison ; mais le reste, qui est-ce qui s’en préoccupe ? Le reste ! nous savons cependant ce que c’est aujourd’hui. Jadis, le cerveau, malgré toutes les planches anatomiques, demeurait une chose assez abstraite ; la science nous a mis à même de nous rendre compte que c’est un appareil récepteur aussi bien que transmetteur, d’une effrayante sensibilité. Nous ne pouvons ignorer que les images grossières, les idées fausses qui se trouveront derrière le front de la nourrice passeront dans SAINT OLAF. 1011

le cerveau du nourrisson, s’imprimeront sur ses cellules vierges et y jetteront des germes indestructibles. De plus, ces paysannes ne possèdent aucun raffinement, aucune notion de décence, de propreté physique. Elles ignorent les lois les plus élémentaires de l’hygiène, la valeur du temps, et jusqu’au nom de discipline. Elles ne savent pas respecter l’enfance. Aux Champs-Elysées, aux Tuileries, partout, elles donnent avec leurs bébés un spectacle répugnant qui étonne et choque tous les étrangers. Si j’osais répéter certaine histoire que le hasard m’a apprise, il y aurait de quoi faire réfléchir les mamans sur ce sujet ; je pourrais la raconter, mais l’écrire... non.

Ces éleveuses paysannes bercent les petits avec les chansons plus ou moins grossières de leur village, avec des refrains de cabaret ; celles qui ont servi à Paris ajoutent à ce répertoire des chansons de caféconcert : « Ma gigolette », « Viens, poupoule », etc. J’ai entendu l’une d’elles endormir une fillette avec cette jolie rime :

Nounou câline Ta taille fine

Entrerait dans le ceinturon

Du sergent Paturon !

ou bien encore :

Pour vingt-cinq francs cinquante, Pour vingt-cinq francs. On a un pardessus Avec du poil dessus.

Les bonnes qui succèdent aux nourrices né sont 102 l’ILEINCONNUE.

pas plus affinées. Les unes et les autres sont incapables de donner aux enfants les habitudes qui aident à faire des gentlemen et des ladies. Elles ignorent l’art de manger proprement, de manier le couteau et la fourchette. Elles font du repas des bébés le plus écœurant spectacle. Voilà pourquoi nous verrons chez nous des hommes occupant de hautes positions sociales trahir à table un manque d’éducation qui les rejette dans une classe inférieure. Un monsieur qui mange comme un paysan pourra être supérieur à un monsieur qui mange comme un être policé, il ne sera jamais son égal. La différence d’éducation première sépare les individus davantage que la différence de culture.

 En outre, nourrices et bonnes sont des créatures 

frustes, en général très mal embouchées, dont la colère et l’humeur se traduisent par de gros mots, ces mots, qui en raison de leur énergie entrent plus profondément dans le cerveau de l’enfant y resteront, je vous le garantis. Plus tard, ils ressortiront à la moindre provocation. Nous les entendrons dans la famille, sur tous les champs de travail, dans les discussions politiques, à la Chambre même. Ils choquent terriblement dans la bouche de certains hommes, ces mots de la nounou !

 La nounou, croyez-le, travaille inconsciemment 

aux œuvres de basse littérature et aux illustrations dégoûtantes de certains journaux. C’est la nounou, c’est la bonne qui, avec leur langage primitif, leur esprit non stérilisé, jettent en nous cette verve de grossièreté qui stupéfie les étrangers. On la retrouve dans les hautes classes, chez de très grandes dames, Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/119 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/120 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/121 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/122 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/123 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/124 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/125 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/126 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/127 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/128

Et élevant ses bras, elle croisa nerveusement ses mains au-dessus de sa tête, paumes en dehors.

— En attendant, ajouta-t-elle en souriant, je suis joliment contente d’avoir capté une Française pour un peu de temps.

Sur cette parole aimable, la demie de onze heures sonna, je donnai, en me levant, le signal de la retraite. Mon hôtesse m’imita. Nous souhaitâmes affectueusement le bonsoir à Rodney. Il nous accompagna à la porte, la tint ouverte devant nous. Dans cette attitude de l’Anglais sur le passage de la femme, il y a non seulement un hommage, mais une sorte de protection bien virile et qui me plaît mieux que le baise-main.

Edith n’avait pas encore trahi aussi ouvertement son état d’âme, un état d’âme que madame Baring ne comprendrait assurément pas, et qui la choquerait terriblement. La vie dans une petite ville de banlieue, l’oppressante médiocrité qui l’entoure, doivent cruellement gêner le jeu de son esprit et de tous ses instincts. Elle n’a jamais dû bien respirer dans cette atmosphère lourde et grise. C’est le cas de répéter la fameuse phrase : « Elle a besoin d’un changement… », oui, d’un grand changement. Plus je la vois, plus je m’étonne qu’elle ne soit pas mariée, d’autant mieux qu’ici, l’homme riche recherche par-dessus tout la beauté de la race. Quelle admirable châtelaine elle ferait ! Avec sa robe du soir, elle a grand air, tellement qu’elle semble sortir du cadre de la salle à manger. Et quelle compagne précieuse pour un Anglais, que cette femme aimant le cheval, le sport, la politique. Elle possède, de plus, un instinctif besoin de dévouement. Elle se dérange à chaque instant pour celui-ci, ou celle-là, pour les animaux mêmes. Et rien ne l’embarrasse. Elle aime à préparer un pique-nique, à faire l’itinéraire d’un voyage, à organiser des fêtes pour les enfants. Elle a l’art de combiner les mouvements avec une justesse de coup d’œil, un art tout à fait anglais et qu’elle doit à la camaraderie masculine. Comme nombre de ses compatriotes, elle a le corps hardi et musclé, l’âme timide, l’esprit tranchant et caustique, hérissé de quelques préjugés invétérés. La bourgeoisie et les Américaines sont ses deux bêtes noires. Ces dernières surtout excitent sa verve railleuse. Elle se moque sans pitié de leur accent, de leurs manières. Elle manque absolument de justice envers elles. Oh ! ces rivalités de races, comme elles sont implacables ! Miss Baring est plutôt hautaine avec ses égaux, avec les petits, au contraire, elle est très affable. Le sentiment que je lui inspire est bien curieux. Il y a dedans un peu de son amour pour la France, c’est la Française qu’elle aime en moi. Il y a encore la curiosité du romancier que je suis, puis, beaucoup de pitié pour ma solitude. Je pourrais être sa mère, mais elle me traite comme une sœur aînée. Quand nous causons ensemble, j’oublie que je suis une vieille femme. Certaines personnes jeunes ont ce pouvoir sur moi. Malgré notre intimité, elle ne m’a fait aucune confidence sur sa prime jeunesse. Ce n’est pas un cœur fermé que le sien, c’est un cœur clos. Elle m’a seulement appris qu’elle avait dû se marier à dix-neuf ans et que son fiancé était mort quinze jours avant de s’embarquer pour l’Europe. Mon intuition me fait deviner qu’il y a un autre regret dans son cœur, un regret plus vivant. Le sourire de ses lèvres ne monte pas jusqu’à ses prunelles bleues et dans leur profondeur veloutée, il y a une gravité émouvante. Par moments, sa tête fière et droite se courbe sous un poids invisible. Ces défaillances sont de courte durée et elles sont toujours suivies d’un redoublement d’activité ou bien de quelque trait satirique. La Providence l’aurait-elle mise à part pour quelque grande œuvre de charité ? Eh bien, là, j’en serais désolée. Je sais qu’il y a dans l’altruisme des joies que nous, le commun des mortels, ne soupçonnons pas, des joies très fines, très profondes. Miss Baring, j’en suis sûre, n’en demande pas tant, « un simple grain de mil », un bonheur bien humain ferait mieux son affaire. Je le lui souhaite de toute mon âme.


Saint-Olaf.

Le sport ! C’est en Angleterre seulement qu’on sent son action, son esprit, sa raison d’être. Il y crée une ardente émulation, une extériorisation de jeunesse, un mouvement, qui font de la lumière en quelque sorte. La nature en a usé avec nos voisins comme une mère qui aurait une trop nombreuse famille et qui serait tenue à la discipliner plus rigidement. À cet effet, elle n’eût pu trouver de meilleur moyen que le sport. Il est à la fois un stimulant et un frein, un dérivatif et un éducateur. Pour réagir contre leur climat et accomplir l’œuvre immense qui leur a été dévolue, les Britishers ont besoin de beaucoup de nourriture, de beaucoup d’oxygène, de beaucoup d’exercice. Le sport les met à même d’acquérir ces éléments de force. Les Écossais, par exemple, doivent beaucoup au golf, leur jeu populaire et national dont l’origine remonte à des temps immémoriaux. Les links sont de vastes terrains plats et sablonneux au bord de la mer, couverts d’une herbe toujours courte, « furze ». Là, depuis des sièches, pêcheurs, paysans, gens du peuple, viennent armés d’un bâton lancer la petite balle dans les trous creusés de distance en distance et formant des figures géométriques. Ils exercent ainsi leur œil, leurs membres, emplissent leurs poumons d’air salin et vivifiant. Tout cela en fait des hommes robustes et des valeurs réelles pour l’Empire Britannique.

Avec la dépense de force qu’il exige, les émotions renouvelées qu’il procure, l’ambition qu’il entretient, le sport opère une saine dérivation et conserve au corps une longue jeunesse. Il forme encore le caractère. Les habitants de Tlle Inconnue lui sont redevables de leur sang-froid, de leur netteté dans l’action, de leur horreur de la défaite. Les exercices du sport font des muscles, son esprit fait des gentlemen. Tout ce qui est mesquin, tout ce qui s’écarte de la stricte correction « n’est pas du sport ». Cet esprit demeure chez beaucoup d’Anglais qui ont forfait à l’honneur et les retient quelquefois longtemps encore sur la pente.

Les intellectuels d’ici déplorent une passion qui diminue le goût de Tétude, de la science et de l’art. La population de la Grande-Bretagne est assez considérable, pour fournir, sans détriment à sa puissance cérébrale, des entraîneurs au monde entier. Ses athlètes, ses amazones à pied ne sont pas autre chose. Avec le secours de ces entraîneurs, la nature va préparant l’homme à un effort croissant. Il faut qu’il se fasse un corps plus résistant, plus agile surtout ; il y travaille inconsciemment.

Wimbledon et Wimbledon Park possèdent, naturellement, tous les champs de sport et ils leur font un décor d’une rare beauté. Hier, j’ai assisté à deux grands matches de tennis, l’un masculin, l’autre féminin. Les noms des champions et des championnes avaient attiré beaucoup de monde. On était venu de tous les environs, de Londres même. J’avais de quoi m’amuser. De loin, la foule anglaise, où les couleurs claires dominent, paraît plus brillante que la foule française ; mais quand on examine les femmes de près, on est surpris de la qualité inférieure de tout ce qui compose leurs toilettes : étoffes pauvres, méchants rubans, fleurs cruellement artificielles, plumes à bon marché, ornements de cou et de bras absolument barbares. Tout cela révèle un goût très primitif, un grand besoin de paraître. Dans les tribunes, je distinguai quelques groupes sombres… c’était les sportswomen. Oh ! ces sportswomen, les vraies, quels types curieux ! L’art inconscient qu’elles mettent à s’enlaidir, leur ignorance de tout ce qui est élégance et chiffons les rendent singulièrement originales et intéressantes. Je les regardais et elles me fascinaient ces entraîneuses dans la vie desquelles il n’y a qu’une petite balle ! — une petite balle qui leur donne, il est vrai, l’excitation de la lutte, l’espoir et la sensation de la victoire. Des robes courtes, des jaquettes sacs, des blouses de coton ou de flanelle, des canotiers, des feutres mous, des cheveux tirés derrière les oieilles, nattés aussi serrés que possible, la peau durcie, bronzée par l’air et le soleil, des yeux perçants sans rayons, avec un regard fixe, comme des yeux qui ne voient que le but, des mains grandes, bien modelées, gantées de hàle, ornées de bagnaes massives. Une seule coquetterie… le nœud de la cravate, un nœud toujours bien fait… et masculin, cela va sans dire. Malgré cet accoutrement antifcminin, la plupart gardaient une certaine distinction et avaient l’air de « ladies ». On deinait des natures simples et droites qui devaient apporter dans la vie « cet esprit du sport » dont j’ai parlé plus haut.

Le match masculin de tennis a été vraiment intéressant, même pour une profane telle que moi. Il ne m’a cependant pas empoignée assez complètement pour m’empêcher de jouir de la beauté classique de tous ces mouvements d’athlètes amenés par l’entraînement à leur perfection de souplesse, de justesse et d’harmonie. J'ai été peut-être la seule à les admirer. La foule n’y songeait guère, elle ! Haletante, immobile, silencieuse, elle suivait les péripéties de la parlie aec une passion intense, admirablement contenue. Le Latin est joueur, le Saxon est parieur. Outre l’intérêt que provoque chez lui le spectacle d’une lutte quelconque, il y a l’excitation du pari fait avec un autre ou avec lui-même. La ictoire ou la défaite est sienne. Après la bataille vous en voyez le reflet sur sa physionomie.

Hier, pour la centième fois peut-être, j’ai remarqué la coquetterie particulière que l’Anglais trahit dans le sport. Les champions et la plupart des joueurs sont arrivés sur le terrain avec de longs paletots d’épaisse flanelle blanche, garnis de gros boutons de nacre. Ils avaient autour du cou une large cravate de flanelle blanche également. C’était très seyant, très chic et ils le savaient. Ils ont pris ainsi leur thé, puis paradé devant tous les groupes féminins, fait la roue, moins inconsciemment que le paon peut-être, mais évidemment dans le même but. Oh ! moqueuse nature !…

Je n’avais jamais assisté à un match féminin. Eh bien, ce n’est pas beau. Le jeu qui se joue chez nous en causant et en fleuretant ne saurait guère en donner une idée. Des instantanés pourraient seuls rendre les gestes désordonnés qu’il produit. L’élan violent du bras fait lever les jambes en avant, en arrière, à des hauteurs invraisemblables. C’est une désarticulation du corps humain, à la fois pénible et ridicule. Quelques joueuses tirent même la langue. À un moment, cela devint si drôle que je fus prise d’un iou rire.

— De quoi riez-vous ? me demanda tout bas miss Baring.

— Vous ne voyez donc pas… ces bras, ces jambes.

— Mais c’est du sport, fît mon amie étonnée. Une Française ne peut pas comprendre, ajouta-t-elle avec une nuance de dédain.

Une Française ! Non, elle ne consentirait pas à se désarticuler ainsi, même pour gagner le paradis. Et personne ne souriait. La verve humoristique et satirique si facilement excitée chez l’Anglais n’était pas chatouillée par la vue de ces joueuses aux gestes de pantins, dont tous les membres semblaient mus par d’invisibles fils. C’était du sport.

Du reste, le seul jeu seyant pour la femme est le tir à l’arc. Sous l’Empire il a eu chez nous un moment de faveur. Les amazones en crinoline étaient grotesques. Le costume moderne s’y prête mieux. Rien n’est joli comme de voir bander ou débander l’arc. J’aime le sifflement de la flèche, le son mat qu’elle donne en touchant la cible, j’aime cet effort concentré vers le symbolique point d’or qui marque le plus haut but… le but idéal. Ce sport n’est plus guère à la mode, il y reviendra un de ces jours. Les amateurs sont si peu nombreux à Wimbledon que le club ne possède pas de terrain en propre, il a ses cibles dans un champ prêté ou loué. Les jours de tir, on dresse une tente pour le thé, on apporte des chaises et tout est dit. J’y ai accompagné Edith plusieurs fois, et il m’a fourni une étude comparée du féminin anglais et du féminin français. Les amazones de la Grande-Bretagne ne songent guère à en faire un instrument de coquetterie. Elles arrivent coiffées de chapeaux baroques, ou trop simples, ou trop emplumés, avec des jupes mal montées, des blouses informes, une ceinture de cuir autour de la taille d’où pendent le carquois, le carnet pour les scores, une sorte de gros mouchet qui fait l’office d’essuie-flèches. Ainsi équipées, elles se placent à la distance voulue des cibles, tendent l’arc, visent, lancent le dard, vident leur carquois puis, sans échanger un mot, un sourire, elles marchent vers les cibles d’un pas gymnastique, ramassent les flèches perdues, comptent les points gagnés par celles qui sont arrivées à bon port, et les inscrivent aussitôt. Dans le même ordre, de la même allure, elles vont reprendre position et le petit exercice recommence et se poui’suit avec une précision mathématique.

J’ai remarqué sur le terrain des femmes de quarante, de cinquante ans. L’une d’elles, une grand’mère, m’a particulièrement amusée. Elle était là, tout à fait inconsciente de l’effet que pouvait produire un carquois et un arc avec sa taille épaissie et ses cheveux blancs. Elle envoyait flèche après flèche avec une rapidité, une sûreté presque automatiques. Le plaisir qu’elle y prenait rajeunissait sa physionomie. L’Anglaise n’abandonne un sport que quand elle s’y sent inférieure. Une Française l’abandonnera aussitôt qu’elle ne s’y sent plus jolie. Je me représentais des Parisiennes dans ce jeu aux beaux mouvements classiques, je les voyais, moulées dans des robes bien faites, tendant lentement et leurs corps et leurs arcs, mettant instinctivement en relief soit leur buste, soit leur hanche, visant, la pensée mal concentrée, le poignet nerveux, puis riant et babillant autour des cibles. Ce serait bien joli, mais ce ne serait pas à coup sûr du sport.

Le sport est entré dans nos mœurs, dans notre vie, dans notre sang comme un sérum. Nous observons ses règles mathématiques, mais nous y apportons nos défauts, nos qualités, nous y mettons de la passion, de la fougue, de l’âme même, une foule d’éléments qui n’y ont que faire, des éléments qui, cependant, ont souvent décidé et décideront encore de la victoire en notre faveur. Le sport saxon sera toujours plus correct, plus mâle, plus rude ; le sport latin, plus nuancé, plus fin, plus chaud. Ils doivent se compléter pour produire j’imagine l’harmonie voulue.

Saint-Olaf.

Edith prétend que pour apprécier Wimbledon, il faut aller à Londres. J’en ai déjà fait l’expérience plusieurs fois. Ces petits voyages m’amusent extrêmement. Nous descendons la colline à pied et nous prenons un des nombreux trains qui desservent la banlieue, le chemin de fer souterrain de préférence. Il file d’abord dans un joli décor de campagne suburbaine, puis arrivé aux premières agglomérations humaines, il rase des pâtés de petites maisons grises, très laides, avec des courettes où sèchent toujours quelques bardes. Plus loin, il surplombe des rues interminables bordées de maisons plus confortables en briques rouges, collées les unes aux autres et toutes du même modèle. Il traverse ensuite la Tamise à marée haute ou à marée basse et ne tarde pas à rejoindre les faubourgs. Pendant quelques minutes, il pénètre dans le formidable entassement de la métropole, juste assez pour vous donner une saisissante impression, et il s’engouffre sous terre. L’atmosphère se raréfie, les vitres s’embuent. Aux arrêts très fréquents, oîi il arrive à toute vapeur, on monte, on descend pour changer de plateforme, tout cela sans bruit, sans confusion. Les portières claquent et l’on repart. L’air devient plus lourd, le noir augmente, c’est Londres ! Sloane street, Victoria, Charing Cross. Nous descendons généralement à l’une ou l’autre de ces deux grandes stations.

Cet après-midi, miss Baring et moi avons refait ce trajet. La chaleur était suffocante. En émergeant à ciel ouvert, nous avons eu une longue aspiration simultanée.

— Est-il assez laid, assez enfumé notre chemin de fer ! Heureusement que nous avons le tube pour rivaliser avec votre Métropolitain si joli, si élégant.

— Ne soyez donc pas ingrate. Les fourmis anglaises ont été les premières, je crois, à creuser ces parcours souterrains, ces tunnels dont la nature avait besoin pour activer notre mobilisation. Quels efforts de pensée et de muscles cela leur a coûté ! Songez-y donc ! Combien de pierres n’ont-elles pas portées, combien de pelletées de terre n’ont-elles pas enle’ées avec ces pauvres antennes que nous appelons des bras. Et elles travaillaient pour la masse, pour l’avenir, pour ous, pour moi après tout.

Mon amie s’arrêta net et me regarda avec une expression d’étonnement :

— Je n’avais jamais songé à cela, fît-elle.

— Non, nous vivons notre vie comme des enfants, nous sommes encore incapables d’apprécier la vie en elle-même. Il faut être aussi vieille que je le suis-, aussi détachée de soi-même pour voir ces choses qui lui donnent un prix infini, une saveur extraordinaire. Il m’arrive quelquefois d’envoyer de muets remerciements aux mains disparues qui ont pavé ma route, ou qui l’ont embellie. Ces remerciements arrivent-ils à leur adresse ? Je l’ignore, mais j’ai la sensation qu’ils ne sont pas perdus.

Miss Boring passa brusquement son bras sous le mien.

— Vous ne savez pas tout ce que vous faites pour moi, me dit-elle d’une voix émue. Vous me rendez consciente que j’ai toujours tourné sur la même piste comme un cheval de manège. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je sois souvent dégoûtée de tout,

À ce moment, la foule montante nous bouscula légèrement et nous sépara.

— Impossible de philosopher sur tes trottoirs du Strand, dis-je alors, ils sont trop étroits, ceux de nos boulevards se prêtent mieux à cet exercice.

— Vous avez raison, fit mon amie en souriant, gardons la philosophie peut Saint-Olaf.

J’ai accompagné Edith dans deux de ces magasinsbazars qui rappellent t Louvre et le Bon Marché, d’assez loin il est vra’John Bull n’entend rien aux chiffons, on sent qu’il ne les comprend pas. Il manque d’œil pour les couleurs ; il présente mal les étoffes, les plie mal, il manie gauchement les fanfreluches, ses étalages témoignent d’un goût très primitif. À Paris, l’objet est fait pour attirer l’attention, ici c’est le prix ; il est toujours marqué en chiffres énormes du plus vilain effet. En cela, Madame la France est bien supérieure à sa voisine. Elle le reconnaît de bonne grâce, du reste. J’ai de nouveau été frappée de l’indifférence des vendeurs et des vendeuses. Ils ne s’intéressent ni à vous ni à vos emplettes, ne prononcent pas une parole de plus qu’il ne faut. Ils ont une correction, une sécheresse de machines. Est-ce bien ? Est-ce mal ? Est-ce mieux ainsi ? Je ne sais.

Mentalement, je leur comparais nos vendeurs et nos vendeuses. Ils connaissent assurément moins le prix du temps, mais ils se dépensent aussi plus généreusement. Ils aiment leurs marchandises quelles qu’elles soient. Ils font l’article avec habileté et délicatesse. Dans leur métier, ils mettent quelque chose qui le relève, un peu d’art, un peu d’âme. Leur amabilité n’est pas toujours de commande, elle a des nuances, elle est provoquée par le plus ou moins de bienveillance du client. Le sourire, le petit mot dont ils vous remercient vous laissent parfois une agréable sensation de sympathie. John Bull pensera que c’est de trop. De trop ? Eh bien, je n’en suis pas sûre. Aujourd’hui, en promenant les yeux autour de moi, j’ai eu une impression de froid sec, de banalité que je n’ai jamais ressentie ni au Louvre, ni au Bon Marché, ni dans le plus petit de nos bazars.

En sortant de Régent Street, dont la laideur me frappe toujours, nous nous sommes dirigées vers New Bond Street, à la recherche d’une tasse de thé. A Londres, les femmes du monde déjeunent et dînent davantage au restaurant que les Parisiennes, mais en revanche, elles restent chez elles pour le five o’clock. Il s’ensuit que les maisons de thé laissent beaucoup à désirer comme confort et élégance. Quelques-unes sont dirigées par de soi-disant « ladies », qui se distinguent plutôt par des robes à traîne que par le breuvage qu’elles vous servent.

New Bond Street a une caractéristique qui vaut la peine d’être signalée, elle pourrait s’appeler « la rue des oracles ». Elle compte un nombre inimaginable de somnambules, de chiromanciennes, de cartomanciennes. Vous voyez leurs plaques à côté de celles des dentistes ou des couturières. À Paris, elles demeurent dans des quartiers perdus, on se glisse chez elles en catimini. Ici, elles ont élu domicile en plein centre élégant. Beaucoup sont installées au-dessus des salles de thé. Notre Colombin et notre Rumpelmeyer auront-ils un jour des devineresses ? La consultation coûte une guinée ou une demi-guinée. Quelques-unes de ces voyantes se sont fait, le diable seul sait comment, une véritable renommée. Le métier est bon, paraît-il. Je n’en suis pas surprise. Le Saxon a conservé plus de traits de l’homme primitif que le Latin, Il y a en lui un fond de superstitions ataviques, une crédulité enfantine, une passion pour tout ce qui est occulte. Cela explique l’anachronisme des pythonisses et des trépieds fonctionnant encore si activement au cœur de la métropole anglaise.

Comme je faisais intérieurement cette réflexion, une enseigne arrêta mon regard : « The old oak tree tea rooms » (Au vieux chêne, salles de thé). Ou’est-ce que le thé avait à faire avec le vieux chêne, — ou le vieux chêne avec le thé, — je ne le voyais pas et je voulus voir.

— Entrons ici, dis-je alors.

— Sous votre responsabilité ? stipula miss Baring.

— Sous ma responsabilité.

Oh ! la curieuse maison de thé ! Un escalier étroit, trois salles dont l’une donnait sur la rue, les deux autres sur des cours, des tables, des chaises d’une lourdeur antique, d’un bois foncé simulant assez bien le vieux chêne, des potiches et des porcelaines hollandaises ; des verdures, des fleurs, des vitraux peints. Pour compléter l’illusion artistique, les « tea girls » étaient vêtues de robes de drap rouge, jupes très courtes. Elles portaient des coiffes de toile blanche, des tabliers bleus rapiécés et d’énormes sabots blancs. Vous voyez l’effet, ous entendez le bruit de ces sabots dans un espace de quelques mètres carrés !… L’une d’elles, blonde, avec des traits d’une régularité classique, une fraîcheur flamande, était tout à fait suggestie. Un orchestre invisible accompagnait d’une musique lilée et bizarre ce rite prosaïque du lîve o’clock. Les fidèles appartenaient à la classe moyenne. Il y aait là plusieurs de ces couples de fleureteurs intellectuels que l’on rencontre partout. Ceux qui ont des prétentions artistiques ou esthétiques font ma joie. Lui, a généralement la raie au milieu de la tête, les cheeux plats un peu longs, les épaules tombantes, le teint brouillé, les idées aussi je suppose, le regard vague. Elle… plus fréquemment brune que blonde, est souvent très belle, toujours étrange, avec dans les yeux des lueurs d’Orient. Ses gestes sont lents, étudiés, sa physionomie langoureuse. Elle porte des chapeaux immenses, des robes claires d’étoffes souples, des ceintures extraordinaires, ornées d’invraisemblables cabochons. Ses bracelets, son collier, ses bagues, trahissent le bazar et sont outrageusement exotiques. Lui et elle ont l’air de se dire des choses ineffables, ils ont l’air surtout de s’admirer réciproquement, de vivre dans les yeux l’un de l’autre. Ce sont des Anglais que la nature a greffés dans un de ses moments d’humour… Avec quelle greffe ?… Je l’ignore, mais je suppose qu’elle doit venir de quelque colonie lointaine. D’un clin d’œil, je désignais à miss Baring les spécimens qui se trouvaient là.

— Horribles créatures ! fit-elle avec une expression comique. Est-ce que vous ne préférez pas les sportswomen ?

— Assurément, elles sont plus saines, mais moins curieuses et moins intéressantes, répondis-je.

Le thé et les scones (gâteaux beurrés) étaient délicieux. Ils auraient pu se passer de vieux chêne et de travestis. Ces costumes hollandais… ces sabots… à lew Bond Street à quoi cela rimait-il ? La fantaisie de nos voisins est insondable.

Pour rentrer à Wimbledon, nous avons pris le chemin de fer souterrain à la plus proche station. Notre train s’est trouvé celui des hommes de la Cité que j’ai surnommés « baggies », parce qu’au lieu de la serviette de cuir, ils ont un « bag » (sac). J’ai été, comme toujours, frappée de la fatigue que trahissaient leurs physionomies et leurs attitudes. Quelques-uns avaient à peine la force de tourner les pages de leurs journaux. Leurs confrères parisiens n’ont jamais l’air aussi vannés. Dans une journée relativement courte, ils doivent fournir une énorme somme de travail, cela les oblige à une grande tension de corps et d’esprit. En les regardant, je me suis prise à désirer l’arrivée de cette bienheureuse fin de semaine qui leur donne trente-six heures de repos. J’admire toujours la manière dont les Britishers montent dans les trains et en descendent. Pas de maladresse, pas de précipitation. Leurs mouvements me semblent réglés plus mathématiquement que les nôtres.

Sur toutes les plateformes, dans le noir et la fumée des stations souterraines, on voit des femmes, des jeunes filles, en robes très claires, blanches même, avec des boas de plumes, des chapeaux de portraits. Elles monteront avec des toilettes semblables sur rimpériale des omnibus. L’Anglaise n’a pas le sens de l’harmonie des choses. Les murs du tunnel sont tapissés d’affiches du haut en bas, cela va sans dire. Les affiches ne sont jamais ni aussi jolies, ni aussi artistiques que les nôtres, mais elles sont plus ingénieuses, plus iolentes. Elles pénètrent brutalement dans le cerveau. Quand on a passé une semaine en Angleterre, on peut être sûr d’en emporter toute une collection. Pour ma part, j’ai là derrière mon front : Scrubb’s Ammonia, Sunlight Soap, etc. Il y a quelques années, le gros pâté qui s’étale sur l’affiche de l’encre Stephen ayant attrapé mon œil au passage, j’ai acheté ladite composition et je n’en use pas d’autre. Voilà un bel exemple de suggestion. Et toutes ces réclames vulgaires, absurdes même, ne sont pas inutiles, elles ont un petit effet à produire… elles aident à la vie.

Edith avait raison de dire que Londres fait apprécier Wimbledon. Nous avons remonté la colline en voiture. Après New Bond Street, sa foule mêlée, ses somnambules, cela m’a paru délicieux de me retrouver à la campagne, de respirer à nouveau l’air du Common, de reposer mes yeux sur les grappes jaunes des laburnums, de traverser des chemins verts et fleuris. Il me semblait que je subissais une sorte d. ? purification, La vue de Saint-Olaf a dissipé les dernières traces de ma fatigue. Oui, oui, la banlieue a du bon.

Saint-Olaf.

Je m’étais bien doutée que Rodney était amoureux. J’aurais même regretté qu’il ne le fût pas. Le soir, quand nous sommes réunis dans la bibliothèque, Edith, lui et moi, il lui arrive souvent de nous lâcher. Pendant ces absences, j’avais remarqué que sa physionomie s’adoucissait graduellement et j’aurais parié, à coup sûr, que derrière son front s’ébauchait alors quelque silhouette féminine. Je cherche toujours la lueur de l’amour dans le coin de l’œil du Saxon et sur les lèvres du Français. C’est là, pour moi, qu’elle est le plus visible. Je l’avais bien vue chez M. Baring, et ma curiosité de romancier ne laissait pas d’être éveillée.

Hier, après le dîner, Edith reçut une lettre qui lui arracha une exclamation de surprise.

— Ruby à Londres, chez sa tante ! Elle demande quand elle pourra venir nous voir. J’ai en ie d’aller la chercher demain et de l’amener passer le « week end » à Saint-Olaf. Qu’en dites-vous, mère ?

— Vous ferez très bien, répondit promptement madame Baring.

J’eus assez curieusement la sensation que cette nou elle affectait le jeune homme debout à mes côtés.

— Lue bonne idée ! s’écria-t-il avec une intonation joyeuse.

— Ruby, répétai-je… Rubis en français, quel joli nom !

— Un Aieux nom anglais, dit mon hôtesse, assez démodé, on ne le donne plus guère que lorsqu’il est dans la famille.

Pendant le reste de la soirée, la manière d’être de Rodney fut une ample révélation. Je m’amusais intérieurement de ce qu’il était trahi par les notes claironnantes de sa voix, par ses distractions au bridge, et par les petits mots affectueux qu’il prodiguait à sa sœur et qui témoignaient de sa reconnaissance.

Selon son habitude, Edith m’accompagna dans ma chambre.

— Je désire beaucoup que vous voyiez Ruby Talbot, me dit-elle. C’est une de ces jeunes filles dont nous sommes plutôt fiers, et puis il est probable qu’elle entrera dans la famille.

— Votre frère est fiancé ?

— Non, amoureux seulement. Les Talbot sont nos plus vieux amis. Jusqu’à cette année, il n’y a eu entre lui et Ruby qu’une camaraderie fraternelle. Au mois de février, ils ont passé huit jours en visite dans la même maison et le mal se sera déclaré. Il nous est reenu tout changé, préoccupé, inégal. J’ai vite deviné de quoi il retournait. Il n’a pas encore posé la question a la jeune personne, j’imagine, de là son inquiétude. Pour moi, je suis bien tranquille, je crois qu’elle l’a toujours aimé.

— Est-elle jolie ?

— Très jolie… d’après notre goût anglais. Et puis, elle n’est pas banale. Son éducation l’a admirablement préparée à devenir la femme d’un homme qui, comme Rodney, a sa carrière à faire. Son père est un de nos grands économistes, depuis trois ans elle lui sert de secrétaire. Elle a été ainsi mise au courant des grandes questions sociales. En outre, elle a un peu élevé les trois frères et les quatre sœurs dont elle est l’aînée, cela lui a valu une expérience assez rare chez une jeune fille. Pas de fortune naturellement. Je ne sais pas pourquoi les gens bien s’obstinent à être pauvres, ajouta miss Baring avec une pointe d’humour. En conséquence, pour que mon frère puisse se marier, il faudrait que ma mère héritât, ou que notre oncle l’associât. Mais voilà, Sir Richard blâme les mariages prématurés parce qu’ils augmentent la population de notre pays, et il ne fera rien pour faciliter celui de son neveu. Quand un Anglais se met à avoir un principe, il y tient mordicus et il y sacrifiera tous les siens. Je voudrais au moins que ces amoureux fussent fiancés. Je leur ai ménagé deux journées d’intimité, à eux d’en profiter. C’est assez méritoire de ma part, ajouta Edith avec un petit sourire nerveux, car Rodney est mon unique camarade ; mais si je peux l’empêcher, il n’y aura pas une autre vie gâchée dans la famille.

Sur cette allusion à elle-même, elle me tendit la main pour prendre congé et je la serrai avec une prompte sympathie.

Le lendemain, miss Baring se rendit à Londres, ainsi qu’elle l’avait annoncé et, vers l’heure du thé, un cab s’arrêtait devant le porche de Saint-Olaf. chargé de la petite malle des « week ends », et une jeune fille sautait lestement à terre. Du hall où je me trouvais, mon œil en prit un fidèle instantané. Il saisit à la fois la silhouette élégante, les traits fins, la jolie che elure blond foncé, les yeux d’un brun roux, le teint éblouissant, puis la robe de serge bleue, le chapeau de paille bise relevé de fleurs. Telle que, elle me parut charmante. La camaraderie avec cette fraîche créature ne devait pas manquer d’agréments. Je me rappelai les paroles de Rodney et je ne m’étonnai plus de son dédain superbe pour les mondaines et les demi-mondaines.

Edith avait dû vanter outre mesure à miss Talbot son hôte française, car lorsqu’elle eut embrassé madame Baring, elle vint à moi, un joli sourire sur les lèvres, et me dit qu’elle était heureuse de faire ma connaissance. A travers cette phrase banale, je sentis une sincérité, une chaleur juvénile qui me firent plaisir. Et pendant le thé, malgré la différence de nos âges et tout l’inconnu qui se trouvait entre nous, nous nous mîmes à causer comme d’anciennes amies.

J’en manifestai plus tard mon étonnement à miss Baring.

— Mais il en a été de même avec moi, me répondit-elle. Je me souviens du plaisir que j’ai éprouvé quand mes yeux sont tombés sur vous. Il ne fallait rien moins que l’arrivée d’une Française pour remettre mes nerfs exaspérés par un contact journalier avec ces horripilantes Yankees.

— Edith, fis-je en souriant, je commence à croire que vous avez eu quelque rivale parmi elles.

Mon amie fut comme touchée par cette taquinerie lancée sans intention, son regard vacilla, ses paupières s’abaissèrent, une fugitive émotion traversa sa physionomie. Elle se ressaisit instantanément.

— Une rivale ! répéta-t-elle dédaigneusement… non, pas cela. Elles me font grincer les dents parce qu’elles n’ont pas encore été mises au diapason, voilà tout. Dans deux cents ans, je suis sûre que je les trouverai charmantes, ajouta-t-elle avec un sérieux comique.

— C’est cependant madame Cahart, une Américaine, qui nous a présentées l’une à l’autre.

— Oui, et je lui en garde de la reconnaissance. Du reste, celle-là était une excellente créature, si bonne, si droite. Je sais apprécier ces qualités quand je les rencontre.

— Surtout quand la bonté et la droiture sont anglaises, hé ?

— Tout au moins quand elles parlent anglais correctement et qu’elles n’ont pas un accent intolérable, répondit mon amie avec ce joli regard qui tempère souvent la causticité de ses paroles.

M. Baring a raison, sa sœur est plus « vieille Angleterre » qu’elle ne croit. Ne se pourrait-il pas aussi que son antipathie pour ses cousines américaines ne fût nourrie par quelque grief personnel ?

Tout le reste de l’après-midi, je fus impatiente de voir arriver Rodney comme un spectateur qui, au théâtre, désire l’apparition de l’amoureux. Je ne le vis pas avant l’heure du dîner. Bien que j’eusse attendu jusqu’à la dernière minute pour descendre au salon, je l’y trouvai seul. Je le regardai d’un œil critique. Il me parut très mâle, très élégant, admirablement découplé dans son smoking du bon faiseur. J’eus la sensation que je n’étais pas absolument bien venue. Dame ! quand on attend l’amour et qu’on voit entrer l’amitié… Miss Talbot me suivit de près avec Edith.

— Très content de vous voir, Ruby ! lui dit-il, en « ’avançant au-devant d’elle.

— Je l’espère bien ! répondit gaiement la jeune fille.

Et sur ces mots qui révélaient la vieille camaraderie, ils échangèrent une poignée de main.

Malgré le parfait contrôle qu’ils exerçaient sur eux-mêmes, dans leurs voix, sur leurs visages, je saisis cette fine émotion d’amour que l’on ressent aux premières heures et que rien ne surpassera jamais.

Ruby était tout simplement délicieuse dans sa toilette du soir, une toilette toute blanche, bien anglaise et qui n’avait pas dû coûter gros. Sa robe était taillée sans art, faite à la maison je suppose, elle laissait au corps une imprécision, une liberté de mouvements qui me parurent rafraîchissantes. De l’empiècement transparent en dentelle d’Irlande découpé en carré, émergeait un cou rond d’une blancheur de lait. Les cheveux un peu frisés et dorés autour du front, relevés par plusieurs petits peignes, encadraient bien le visage brillant de vie fraîche. Une chaîne d’or d’où pendait un médaillon semé de turquoises, une bague et des bracelets ornés de la même pierre faisaient une parure complète des plus seyantes. Personne, je gage, n’eût voulu voir cette jeune fille-là habillée par Doucet ou par Paquin.

— Pour combien de temps à Londres, Ruby ? demanda M. Baring aussitôt que nous fûmes à table.

— Je suis invitée pour une quinzaine chez ma tante Lucie, et puis j’ai le fol espoir de passer encore une semaine ou deux chez madame Nerwind. Elle va écrire à papa qu’elle a absolument besoin de moi.

— Madame Nerwind ! répétai-je saisie, l’Honorable madame Nerwind, Portman Square ?

— Précisément, elle est une chère vieille amie. Est-ce que vous la connaîtriez ?

— Oui.

— Oh !

Cette exclamation fut jetée en même temps par Edith et par son frère,

— Est-ce possible ? me demanda madame Baring.

— Madame Nerwind descend à mon hôtel. Pendant plusieurs années, je l’ai vue arriver en décembre, repasser en avril, nous avons fini par faire connaissance et nous avons beaucoup causé. Je me propose de la voir pendant mon séjour à Londres.

— Oh ! je serai si contente de vous rencontrer chez elle ! dit gentiment la jeune fille, mais n’est-ce pas bien curieux, cette coïncidence ?

— Elle prouve, une fois de plus, que le groupement des individus n’est pas le fait du hasard. La Providence se mêle de nos affaires davantage que nous ne le croyons.

Cette réflexion m’était échappée. En rencontrant les yeux de madame Baring, j’eus conscience de l’avoir choquée et, un peu honteuse, je me pris à rompre les chiens, en demandant à Rodney pour quand était la promenade en bateau qu’il nous avait promise.

— Pour lundi, me répondit-il. Demain, nous laisserons la Tamise à la foule des samedistes. Je travaillerai tout l’après-midi à certaine affaire importante que nous avons sur les bras, afin de pouvoir prendre un jour entier de congé. J’ai prévenu Sir Richard, il s’est contenté de croaner.

Le canotage est évidemment le sport préféré du jeune homme. Il était considéré comme une des meilleures rames de Cambridge et a été un des vainqueurs d'Henle>. Si ses moyens le lui permettaient, il aurait toute une flottille, je crois. Il possède quatre bateaux ; le dernier, un cadeau de son oncle, a été construit sur ses propres dessins II s’est étendu sur ses qualités extraordinaires.

— Quel nom avez-vous donné à ce chef-d’œuvre ? demandai-je.

— Il n’est pas encore baptisé. Trop de marraines, je ne sais à laquelle donner la préférence.

Ces paroles touchèrent le but, un éclair jaillit des yeux roux de miss Talbot.

— Trop de marraines ! répéta-t-elle avec une jolie colère. Ne vous vantez donc pas ainsi, Rod !

— J’espère que lundi nous aurons beau temps, dit miss Baring. Nous ferons une fête complète. Nous déjeunerons sur le bateau et puis, en redescendant, nous nous arrêterons à Cosy Farm pour le thé. Pierre de Coulevain, ajouta-t-elle en s’adressant à moi, nous vous ferons connaître un des derniers produits de la société moderne : une dame lermière sortie de l’école d’agriculture. Miss Norcroft est une lady par sa naissance et son éducation. Elle a mis toute sa petite fortune dans une ferme qu’elle dirige elle-même et avec plein succès ; ses fruits, ses légumes, sont très appréciés à Londres. Dernièrement, elle a obtenu une médaille d’or pour ses fraises. Chez nous, le nombre des femmes est tellement supérieur à celui des hommes, qu’elles sont mises en demeure de se suffire à elles-mêmes. Nous croyons, du reste, qu’une lady peut exercer le plus humble des métiers sans déchoir.

— Assurément, répondis-je avec conviction. Nous avons fait une révolution qui a aidé au progrès du monde entier, renversé je ne sais combien de trônes et nous n’avons pas réussi à secouer un tas de préjugés ridicules. En France, le travail déclasse encore la femme autant que le vice.

— Oh ! il en était ainsi chez nous, il n’y a pas plus d’une quarantaine d’années, dit madame Baring avec sa stricte justice. Et puis il s’est fait tout à coup une évolution dans les idées, dans la manière de voir, une évolution si rapide que j’ai quelquefois de la peine à m’y reconnaître, ajouta-l-elle avec un petit sourire pathétique.

— Nous avons maintenant, des dames modistes, couturières, gouvernantes, cuisinières même, dit Ruby d’un ton moqueur.

— Oui, mais la plupart ne sont que des farceuses, fit Rodney.

— En tout cas, miss Norcroft est sérieuse, elle î

— D’accord.

Tout en causant, je ne cessais d’observer miss Talbot, sa physionomie intelligente et spirituelle trahissait une grande sensibilité ; dans son geste cependant, dans son attitude, il y avait de la volonté, de la fermeté. Je fus bien vite convaincue qu’elle aimait Rodney. A l’entremets, elle lui offrit de certaine tarte aux groseilles placée devant elle. Il n’eut garde de refuser, et elle lui en coupa délicatement un morceau. La femme de chambre lui passa l’assiette, mais elle, l’accompagna du regard comme pour le servir elle-même… et avec quelle joie inlimc ! Ce regard si joliment maternel me rassura mieux que des paroles sur le bonheur de mon hôte et, curieusement, il alla réveiller en moi un très ancien souenir. J’avais seize ans à peu près, lorsque j’entendis un vieil Anglais, inconsolable de la perte de sa femme, dire en matière de suprême éloge : « Pendant quarante ans, elle ne m’a jamais servi un morceau que je n’aimais pas. » J’avais trouvé cela odieux, d’un haut comique. Ma mère s’était contentée de me répondre : « Tu comprendras plus tard ! » J’ai compris… oh ! j’ai compris. Si je ne me trompe, Ruby aura cette précieuse intuition, — une chose très rare, et j’en félicitai intérieurement M. Baring.

Ce soir-là, au bridge, les cartes désignèrent trois fois de suite les jeunes gens comme partenaires. À la troisième fois, Rodney poussa un hourra de triomphe, miss Talbol se tut, mais un beau ton de rose il s’étala indiscrètement sur ses pommettes. Afin de prouver à nouveau la fausseté du proverbe, la victoire souffla constamment du côté des amoureux, les schlems, les sans atouts se succédèrent impitoyablement et nous perdîmes aec des cartes magnifiques.

Après la partie, nous nous rendîmes dans la bibliothèque selon notre habitude. Miss Talbot alla chercher la petite guitare, qu’à la prière d’Edith elle avait apportée, un vrai joujou, acheté à Paris sur le boulevard Bonne-Nouvelle pour la somme de huit francs et dont elle tire un accompagnement suffisant. Elle nous chanta de vieilles chansons avec un goût, un sentiment bien rares chez une Anglaise.

Rodney l’écouta aec une expression d’intense plaisir. Il est musicien lui aussi, heureusement. C’est si triste quand, dans le mariage, il y en a un qui ne peut pas comprendre. Allons, ils ont du bonheur sur la planche, ces deux êtres-là !… Que Dieu en soit loué !

Saint-Olaf.

Je voudrais vivre encore beaucoup de journées comme celle d’avant-hier, une journée où il y a eu du soleil, de l’air pur, de la jeunesse, de l’amour. C’était une sensation de printemps dans mon hiver et j’en ai joui profondément. Notre promenade sur la Tamise restera, j’en suis sûre, un des plus jolis souvenirs que j’emporterai de Tlle Inconnue. Par un temps merveilleux, nous prîmes le train jusqu’à Kingston, le lieu de l’embarquement. Là, Rodney me présenta son fameux bateau, un bateau peint en Aert pâle, et sans nom. Il me parut très « smart ». Sa forme élancée, son air fringant à croire qu’il allait partir tout seul, ne laissèrent pas que de m’effrayer un peu. Aussitôt que j’y eus mis le pied, je sentis son équilibre parfait et j’eus confiance en lui. Je voudrais pouvoir dire en « elle », comme font les Anglais. Tandis que chez eux l’enfant est du genre neutre, toute embarcation, depuis le canot jusqu’au cuirassé, est du sexe féminin. On a voulu voir dans cela une sorte de courtoisie chevaleresque. Est-ce que l’attribution du féminin à ces choses qu’ils manient si habilement, qu’ils plient à leur volonté, qu’ils forcent à l’obéissance, ne serait pas plutôt une affirmation de leur pouvoir de mâles ? J’en ai peur ! Ne donnent-ils pas aussi le féminin à un seul animal, au chat, qui a des griffes et une réputation de traîtrise ? Ce fait m’empêche de croire à leur galanterie. N’importe, ils aiment profondément leurs bateaux et le « elle » est bien joli.

Edith s’assit au gouvernail, sa place habituelle ; son frère saisit les avirons et nous partîmes. L’Anglais de race n’est jamais aussi bien qu’en frac et qu’en tenue de sport. Dans son costume de flanelle blanche, Rodney retenait toute son élégance de gentleman. Il était superbe dans le déploiement de sa force, et quel coup de rame ! moelleux, léger et puissant ! Il me donna cette sensation de rythme parfait que l’on éprouve dans la gondole seulement. Les bords de la Tamise, moins pittoresques que ceux de la Seine, sont remarquablement jolis. En certains endroits, le fleuve est très large et d’une profondeur qui le rend dangereux. Malgré le beau soleil, j’ai eu pendant toute la promenade une impression de nord. Le paysage anglais, dont les tons verts, gris et jaunes sont absolument fondus, n’a pas cette allégresse de couleurs qui rend le paysage français si riant, le bleu lui manque. Les écluses nous obligèrent plusieurs fois à mettre pied à terre, et je remarquai l’expression intense avec laquelle tous les canotiers suivaient le passage de leurs bateaux respectifs, le plaisir qu’ils paraissaient prendre à la manœuvre parfois difficile et compliquée.

Un peu avant d’arriver à l’endroit choisi pour le déjeuner, la vue d’une vingtaine de tentes dressées dans une grande prairie m’arracha une exclamation de surprise.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je.

— Un camp de gentlemen, me répondit M. Baring… de gens qui ont besoin de plein air, de nourriture simple, de vivre un peu à la dure enfin. Voilà où ramène l’excès de la civilisation.

Les tentes étaient en toile grise, plutôt hautes et de forme élégante… Quelques-unes avaient comme décoration de gros bouquets de fleurs des champs. Les nomades amateurs lunchaient en joyeuse compagnie. Il y avait là bon nombre de blouses blanches et de chapeaux féminins… et on ne s’ennuyait pas, je gage.

— Le drapeau français ! m’écriai-je, apercevant tout à coup nos couleurs dans ce camp de Britishers, si je m’attendais à le trouer là !

— Eh bien, « hurrah » pour la France ! fit gaiement Rodney.

À cet instant, un canot monté par deux jeunes gens croisait le nôtre, l’un d’eux leva son chapeau et nous sourit. C’était le propriétaire de la tente, sans doute. Il avait entendu et remerciait. Je fus ravie de cet échange de politesses.

Nous déjeunâmes à l’ombre d’un grand saule, dont les branches retombantes formaient un rideau autour de nous. Le repas fut égayé par les taquineries de Rodney et les ripostes brillantes de Ruby. Sous l’amour qui mettait de jolies lueurs dans leurs yeux et créait entre eux de petits silences émus, il y avait comme un sentiment ancien, fraternel et profond, on sentait que leurs vies étaient liées par une infinité de souvenirs et de choses. Pendant la montée de la rivière, j’avais remarqué que miss Talbot faisait de l’ombre avec son parasol autour de la tête nue du jeune homme. Aussitôt le bateau amarré, elle l’obligea à mettre sa cravate de flanelle et sans en avoir l’air… avec un instinct bien féminin, elle lui servit les meilleurs morceaux. Involontairement, je comparai cette manière d’agir avec celle de l’Américaine. Une Américaine ! Elle eût tyrannisé le malheureux garçon toute la journée, tiré de lui toutes les satisfactions possibles sans jamais donner une pensée à son confort ou à sa santé. Ruby est vieux jeu, vieux monde. Le nouveau jeu et le nouveau monde sont plutôt cruels aux hommes.

Après un déjeuner assez prolongé, nous redescendîmes la Tamise et, vers trois heures et demie, nous mîmes pied à terre sur la rive droite pour nous rendre à Cosy Farm, qui se trouvait à un kilomètre de là. On m’y conduisit par un de ces chemins étroits bordés d’arbres et de hautes haies, véritables allées de verdure qui sont une des beautés de la campagne anglaise. Nous dûmes ensuite franchir quelques « stiles ». Les « stiles » ! Ah ! cela vaut une explication. Beaucoup de propriétaires sont obligés, sous peine d’impopu » larité, d’accorder le droit de passage à travers leurs champs. Ces champs, cependant, demeurent fermés par une porte à claire-voie ou une barrière quelconque qui maintient leur droit imprescriptible. La porte est cadenassée, la barrière fixe, mais vous pouvez les enjamber et, à cet effet, il y a quelques marches de chaque côté… deux, trois, selon la hauteur. Est-ce assez caractéristique de l’esprit anglais.

ce petit arrangement-là ? À ma première visite en Angleterre, il y a bon nombre d’années, hélas ! je les enjambais lestement, moi aussi, les stiles ! La manœuvre est plutôt difficile maintenant. C’est sui ces « stiles » marches que les amoureux de la campagne se donnent rendez-vous pour causer à l’aise. Elles en entendent, des serments ! Si les baisers dont elles sont témoins chaque jour venaient à les allumer comme dans une féerie, il y aurait au crépuscule des points de feu sur toute l’Ile Inconnue. Quelle jolie illumination !

Lorsque nous eûmes poussé le portail de Cosy Farm, suivi pendant quelques minutes un petit sentier montant bordé d’arbres fruitiers, nous arrivâmes devant la maison. Deux terriers se précipitèrent à notre rencontre en aboyant follement, un collie se leva avec dignité, un chat angora gris, réveillé en sursaut, arrondit son dos, un couple de pigeons s’envola, et une femme en chapeau de soleil, qui faisait la toilette aux plantes grimpantes du porche, se retourna vivement et, après une exclamation joyeuse, accourut au-devant de nous. On me présenta. Miss Norcroft me tendit la main et me dit quelques paroles de bienvenue. Puis enlevant sa hideuse coiffure, elle me laissa voir un visage aux traits menus, irréguliers, avec un petit nez, une large bouche souriante, des yeux bruns très vifs et très intelligents. Sa robe courte, de drap gris foncé, sa chemisette de percale, sa cravate bien nouée, lui donnaient un air d’extrême netteté, de jeunesse même, bien qu’elle eût près de trente-cinq ans. Et cette fermière était une dame, il n’y avait pas à s’y tromper.

Cosy Farm me ravit. Pas de fausse rusticité pas de pelouses tondues, de plantes exotiques ; des prairies, des arbres fruitiers, un immense jardin potager... Dans ce décor, un bâtiment long et bas avec un vieux toit aux mansardes fleuries, un porche enguirlandé de roses et de clématites, des murs recouverts de lierre que les fenêtres trouaient de place en place et tout autour une bordure de fleurs simples aux couleurs vives. Et quel intérieur délicieux ! Sur le derrière, au rez-de-chaussée se trouvent la cuisine, la salle des domestiques, l’office ; sur le devant, une chambre toute boisée avec un plafond à solives et une haute cheminée. C’est là que miss Norcroft règle ses affaires et tient ses comptes. Les meubles sont des plus rustiques. Il y a des vitrines pour les semences, les échantillons de plantes, puis des rayons chargés de livres de botanique et d’agriculture. A droite du hall, elle a une petite salle à manger et faisant suite une charmante pièce arrangée pour le repos, la causerie, l’intimité. Au premier étage, quatre chambres à coucher, une salle de bains, une lingerie. Par les fenêtres ouvertes, l’air embaumé et vivifiant circule. Quelques centaines de francs ont dû suffire à meubler cette demeure et elle est parfaite. Dans l’écurie, j’ai vu un cheval de fatigue et un poney ; dans la remise, une charrette, un dog-cart, une bicyclette. Trois femmes, deux jardiniers, un voiturier, composent tout le domestique. Il n’y pas de laiterie à Cosy Farm, un poulailler, un jardin potager, sont sa seule richesse. Le jardin est très grand, admirablement cultivé. Miss Norcroft y travaille en toute saison. Elle fait venir des chaussons et des sabots de la Bretagne. Elle m’en a montré avec orgueil une demi-douzaine de paires. Elle prétend qu’il n’y a pas de chaussures plus pratiques et plus hygiéniques. Cette ferme qu’elle possède depuis cinq ans, qu’elle a déjà agrandie plusieurs fois, lui rapporte de quoi vivre largement, de quoi offrir une généreuse hospitalité. Ses chambres d’hôtes sont presque toujours occupées. Elle donne souvent un changement à de pauvres créatures surmenées. Elle est invitée à Londres, va au théâtre, joue au golf, monte à bicyclette, reçoit des journaux, des revues et est au courant de tout. Quand à sept heures du matin en hiver, à six heures en été, on est habillée, on peut faire beaucoup de choses.

On nous servit le thé dehors sous un vieux pommier, un thé accompagné de fraises et de crème, d’appétissantes tartines et de sandwiches d’invention anglaise, une fine rondelle de concombre assaisonnée de sel et de poivre entre deux tranches de pain beurré. C’est exquis. Au beau milieu de notre goûter, deux jeunes filles, puis un jeune homme arrivèrent à bicyclette et furent chaleureusement accueillis. La vue du plus luxueux hôtel parisien me laisse indifférente ; mais vrai, j’ai envié Cosy Farm. Je ne pouvais en détacher mes yeux. Je me disais que si quelque bonne fée m’offrait une demeure semblable, je descendrais volontiers de « ma branche » pour y vivre jusqu’à la fin.

La nécessité de rentrer par la rivière nous obligea à partir de bonne heure. Pendant qu’Edith et moi nous nous attardions aux adieux sous le porche fleuri de Cosy Farm, miss Talbot et Rodney prirent les devants. D’un accord tacite, nous ne les suivîmes que de loin. Comme nous débouchions dans un sentier bordé de haies, je m’arrêtai saisie et charmée. Tout au bout, contre Thorizon, sous un hêtre large et bas, dans un décor d’un vert intense, se dessinaient nettement les silhouettes blanches des deux jeunes gens. Les rayons du soleil concentrés par une brume légère leur faisaient un fond d"or chaud. Ils étaient là, face à face… elle, les mains derrière le dos, écoutait… et lui… ah ! lui, il répétait sans doute les mots éternels que la nature a donnés à l’homme pour ses conquêtes d’amour.

— Tenez, fis-je étourdiment, voilà la scène humaine qui a dû fournir au poète de la Genèse la légende symbolique de l’Éden.

— Quelle idée ! se récria miss Baring. Ils ne sont pas sous un pommier, j’espère !

— Non, rassurez-vous, sous un vénérable hêtre anglais et ils sont vêtus ; mais ils ne reproduisent pas moins le tableau primordial, retouché, affiné et perfectionné,

— Ah ! Pierre de Coulevain ! ne soyez pas si française, si profane !

A ce moment, nous vîmes Rodney placer ses deux mains sur les épaules de sa compagne.

— J’espère qu’il ne va pas l’embrasser ! dit Edith avec une inquiétude drôle.

— On s’embrasse beaucoup en plein air dans vos romans, au fond des parcs seigneuriaux aussi bien que sur les « stiles ».

— Il n’y a pas que dans les romans, je le crains.

Comme elle achevait ce mot, son frère passa brusquement, joyeusement, son bras sous celui de Ruby, et tous deux disparurent derrière le tournant du chemin.

— Il s’est déclaré sûrement, dit miss Baring, nous allons bien deviner la réponse.

Quand nous arrivâmes au bateau, notre curiosité fut pleinement satisfaite. Nos regards rencontrèrent deux visages indûment colorés. L’un rayonnant de triomphe, l’autre de bonheur.

— Ruby va prendre le gouvernail maintenant, dit Edith, avec un sourire un peu forcé. Je ne serai pas fâchée de me reposer.

Rodney acquiesça avec une promptitude qui dût contracter le cœur de sa sœur.

Le retour fut plutôt silencieux. Cette petite barque humaine qui filait si rapidement était chargée à pleins bords d’amour, de joie, d’espérances, de regrets, de ces choses invisibles, intangibles, qui comptent seules cependant. J’en eus conscience pour une brève minute et comme toujours cette sensation de la profondeur réelle de notre vie me donna le frisson du vertige.

Vers six heures et demie, nous étions à Saint-Olaf. Les jeunes gens se rendirent tout droit chez madame Baring, puis j’entendis leurs voix joyeuses appeler Edith. J’en conclus que la confidence était faite.

Lorsque je descendis pour le dîner, je trouvai mon hôte au salon, le dos à la cheminée remplie de verdure. Ses yeux vinrent à moi avec une expression à la fois triomphante et timide… puis souriant :

— Voulez-vous voir un Anglais qui vient de faire une grosse sottise ?

— Ce ne serait pas le premier. Il s’inclina.

— Mais vous n’en avez peut-être jamais rencontré un qui s’en vante et qui en soit heureux ?

— Non, en effet.

— Eh bien, regardez-moi.

— Hum ! Vous avez plutôt l’air d’un homme qui aurait gagné le gros lot ou quelque chose de précieux. Ne serait-ce point un rubis ? dis-je en jouant sur le prénom de miss Talbot.

Une rougeur bien juvénile colora le visage du jeune homme.

— C’est cela même, répondit-il avec un petit rire heureux.

— Vendredi, quand, pour la première fois, on a parlé de miss Talbot devant moi, j’ai deviné.

— Diable ! Je ne croyais pas être aussi transparent. Il faudra que je me surveille.

— L’amour se sent comme le froid et la chaleur ! Il n’y a pas de Britisher qui tienne ! Et, aujourd’hui, vous vous êtes déclaré au retour de Cosy Farm sous un vieil arbre.

M. Baring ouvrit ses yeux tout grands.

— Il y avait un arbre, vous croyez ?

— Oh ! ingratitude !... un vieil arbre dont vous aviez instinctivement cherché l’ombre et la protection. Et vous ne sauriez imaginer comme vous étiez bibliques tous les deux.

— Ne vous moquez pas. Ce matin, en quittant Wimbledon, je ne savais pas si j’aurais le courage de parler. Il faut croire que la rivière m’a inspiré. Elle m’a toujours porté bonheur.

— Et Edith vous avait ménagé là une splendide occasion.

Oh ! she is a brick [1].

— Je suis bien heureuse de pouvoir vous féliciter sincèrement. En vérité, miss Talbot et vous me paraissez faits l’un pour Tautre. C’est une phrase banale celle-là, mais la signification que je lui donne ne l’est pas.

— Et puis, nous sommes de si vieux camarades ! ajouta Rodney dune voix assourdie par l’émotion. Il me semble que nous avons toujours été fiancés.

— "ous Tétiez assurément par le destin.

— Pendant des années, j’ai passé mes vacances chez ses parents, dans le comté de Sussex, à Saint-Clement’s Court. C’est moi qui lui ai appris à manier la voile et la rame. Que de brouilles, de raccommodements, de batailles entre nous ! Je me demande comment on peut épouser une jeune fille dont on ne connaît ni le caractère, ni les goûts. Et dire que cela se fait encore ainsi en France et dans tous les pays latins.

— Un reste de barbarie, de mœurs orientales qui ne va pas sans risques. Selon moi, la diversité des caractères est plutôt favorable au bonheur conjugal, mais la di^ersité des goûts lui est fatale. Deux créatures humaines ont beau être mariées par les parents, le maire, le curé ou le clergyman, si leurs goûts ne se marient pas, ils demeurent toujours

séparés et je ne sais rien de plus douloureux que la séparation dans le mariage.

— Je le crois. Me voyez-vous handicapped par une femme qui n’aimerait ni la campagne ni le sport ? demanda îc jeune homme avec une expression d’effroi comique.

— Eh bien, vous n’avez pas cela à craindre avec miss Talbot, répondis-je en souriant ; de plus, elle s’intéresse à la vie élevée.

— Oui… elle est parfaite, fit-il lentement, comme s’il se complaisait dans l’image de la perfection qu’il évoquait.

L’entrée de Ruby, de madame Baring et d’Edith coupa court à cet éloge. Le dîner fut aussi solennel, aussi correct que d’habitude ; mais de jolis regards, des notes joyeuses dans les voix, un rayonnement de satisfaction réchauffèrent singulièrement l’atmosphère ambiante. Après la partie de cartes, sous prétexte de fatigue, mon amie et moi nous nous retirâmes en même temps que madame Baring et nous abandonnâmes la bibliothèque aux amoureux. Là, ils ont probablement scellé leurs fiançailles de ce baiser anglais très parjiculier, très différent du baiser français, plus encore du « baccio » italien et beaucoup moins dangereux.

Lorsque nous fûmes dans ma chambre, j’in’itai Edith à s’asseoir un moment.

— Rodney vous a appris ? commença-t-elle.

— Oui, et je l’ai félicité.

— Vous voyez comme nous faisons simplement les choses en Angleterre : on s’aime, on se le dit et on se fiance. Ne trouvez-vous pas nos mœurs plus rationnelles que les vôtres. Il me semble que le mariage doit naître de l’amour et non l’amour du mariage.

— lié ! hé ! vous devez tenir compte de la différence des tempéraments. Celui de l’Anglais veut du connu, celui du Français veut de l’inconnu. Le Français possède une faculté maîtresse et insatiable, l’imagination. A cette faculté, il faut, coûte que coûte, des aliments, l’inconnu peut seul lui en fournir. Chez nous, le bonheur conjugal a plus d’imprévu, d’idéalité, de nuances que chez vous.

— Vous croyez ?

— Les confidences de bon nombre de vos compatriotes m’ont édifiée là-dessus. Si nous en jugeons d’après les résultats, il y a, en France, moins d’unions malheureuses que partout ailleurs.

— Oh ! exclama mon amie, avec une intonation d’incrédulité.

Un petit coup discrètement frappé mit un point à cette phrase, ma porte s’entre-bâilla et la tête de Ruby parut.

— Puis-je entrer me faire congratuler ? demandal-elle d’une voix joyeuse.

— Entrez, entrez, répondis-je avec empressement. Elle s’avança toute rayonnante.

— Je vous félicite de grand cœur, dis-je alors.

— Vous le pouvez, car je suis si heureuse ! déclara-l-elle en serrant fortement les deux mains que je lui avais tendues.

— Eh bien, asseyez-vous et causons un peu de ce grand bonheur.

Elle se laissa glisser sur le tapis.

— Voici, dit-elle.

Puis croisant ses doig :. autour de ses genoux :

— Rodney m’accompagnera demain à Londres ; de là, il ira à Arundel voir mes parents. Pierre de Coulevain, ne soyez pas choquée, c’est ainsi que cela se pratique dans mon bien-aimé pays. L’amour n’est pas permis aux jeunes filles en France, hein ?

— Non, pas encore.

— Oh ! comme je les plains ! s’écria naïvement Ruby. Le temps des fiançailles doit être le plus beau de la vie ! Et si l’amour ne vient pas après le mariage ?


— Dame ! il ne reste que la résignation, le devoir, l’héroïsme ! Il faut de cela aussi, vous savez.

Miss Talbot eut une grimace expressive ; ces vertus lui semblaient amères sans doute après la douceur qu’elle venait de connaître.

— Et puis, épouser un monsieur choisi par d’autres, un inconnu ? non, merci ! C’est à faire dresser les cheveux sur la tête. Je peux à peine le croire possible. Chez nous, les mariages arrangés tournent presque toujours mal, n’est-ce pas, Edith ?

— Oui, plutôt.

— Selon moi, continua Ruby avec un joli sérieux, l’amour qui a des racines profondes, jusque dans la petite jeunesse, a plus de chances de durer. Tenez, il me semble qu’on peut très bien cesser d’aimer un homme dont on s’est épris tout d’un coup ; mais cesser d’aimer un ami d’enfance avec lequel on a un tas de souvenirs communs, c’est impossible.

— D’accord. Cependant cette camaraderie qui est dans vos mœurs, que la campagne, le sport favorisent, n’est pas sans danger. Elle produit bon nombre de catastrophes intimes, de déceptions cruelles, de cœurs brisés.

— Je sais, oh ! je sais, c’est inévitable ; mais les cœurs brisés avant le mariage, ça se raccommode, tandis qu’après, brr ! Non, voyez-vous, je n’ai jamais si bien apprécié le bonheur d’être une libre Anglaise.

Puis avec un sourire de gamine :

— Quel choc tante Lucie et madame Nerwind auront demain en me voyant revenir fiancée !

— Dites moi, est-ce que vous ne vous doutiez pas un peu que Rodney allait vous poser la question de confiance ? Là, n’induisez pas en erreur un pauvre romancier qui cherche à s’instruire.

Un ton de rose vif s’épandit sur le visage de miss Talbot.

— Oui… oui, j’en ai eu le pressentiment… Cependant quand Edith est venue pour m’emmener à Saint-Olaf, mon premier mouvement a été de refuser.

— C’est cela… l’instinct féminin de la résistance.

— Et puis, le second mouvement m’a amenée. Ce devait être pour aujourd’hui, paraît-il, la question de confiance, comme vous dites, ajouta Ruby en sautant lestement sur ses pieds.

— Eh bien, j’espère que cet aujourd’hui sera le commencement d’une longue, longue chaîne de jours heureux.

Comme je formulais ce souhait, mon regard rencontra un gros point lumineux sous les arbres qui bordaient la pelouse inondée de lune.

— Tenez, dis-je, voici Rodney qui fume là-bas devant sa hutte le cigare du bonheur.

— Dear boy !

La plume ne saurait rendre tout ce que la jeune fille mit dans ce mot.

— Dieu vous avait préparé un joli « week end », hé ? vous ne l’oublierez pas celui-là ?

— Jamais.

Avec une charmante impulsion, Ruby passa un bras autour de mon cou et m’embrassa.

— Vous êtes de la famille maintenant, dit elle, n’est-ce pas, Edith ?

— Naturellement, répondit mon amie en me tendant la main.

Demeurée seule, j’eus la sensation physique, très nette, qu’en s’éloignant la fiancée avait emporté un peu de lumière et que ma chambre était plus sombre.

. . . . .

. . . . .

Ainsi qu’il avait été convenu entre les deux jeunes gens, Rodney a reconduit miss Talbot chez sa tante puis il est parti pour Arundel. Un télégramme ayant annoncé son plein succès et son retour par le dernier train, Edith et moi l’avons attendu. Il est arrivé heureux et affamé. Nous avons assisté à son souper. Devant cette table où il y avait une énorme pièce de roastbeef aux tons d’un rouge vif, un jambon rose, des feuilles de laitue non assaisonnée, une épaisse miche de pain, une bouteille d’ale, M. Baring, bien éclairé par la suspension, offrait, avec sa belle carrure, son air de santé, une splendide image de vitalité humaine. Tout en nous racontant son voyage jet sa visite à Saint-Clement’s Court, il satisfaisait son appétit, mais d’une manière absolument machinale ; sous l’empire du sentiment qui le dominait, l’âme paraissait seule consciente. Elle brillait dans ses yeux, souriait sur ses lèvres, répandait sur son visage une joie diffuse qui l’adoucissait, le rajeunissait et, comme toujours, j’étais ravie de pouvoir saisir ce dédoublement de l’individu, qui ne se produit qu’aux heures de surexcitation.

— Ils sont tous contents, ajouta-t-il après avoir terminé son récit. Cependant, Sir Charles n’est pas fâché d’en être quitte pour des fiançailles. Il tient à conserver sa secrétaire aussi longtemps que possible. Je comprends cela. Je suis bien résigné à patienter une année. Si au bout de ce temps quelqu’un ne fait pas quelque chose pour moi, j’achète un permis de mariage, — coût trois livres, — et j’épouse Ruby d’autorité. Deux témoins, nos noms sur le registre d’une paroisse quelconque et nous voilà unis, « for better and for worse » (pour le mieux et pour le pire). Cette facilité de prendre femme serait un peu dangereuse en France, n’est-ce pas ? me demande le jeune homme en souriant.

— Ah ! il faudrait faire la part du feu. Cependant, si la loi donnait aux parents, comme chez vous, la liberté de tester et punissait la bigamie d’une forte peine, cette liberté ne pourrait faire grand mal et elle produirait beaucoup de bien. Du reste, en Angleterre, elle n’est pas non plus sans périls.

— Je vous l’accorde.

— D’autant mieux que l’Anglais de dix-huit à vingt ou vingt-trois ans a généralement la fièvre du mariage. Cet âge est plus dangereux pour lui que pour le Français. Quand il a quelques verres de Champagne dans la tête, il le proposerait à un singe coiffé.

Savez-vous que je considère le Champagne comme un important agent matrimonial de la nature en Angleterre ?

Mes hôtes se mirent à rire, puis la physionomie d’Edith reprit aussitôt son sérieux.

— Un agent qui a fait souvent de tristes mariages, dit-elle, sous son influence des jeunes gens, de véritables enfants, ont donné le nom de leurs pères, des noms qui appartiennent à l’histoire, au pays même, à des créatures indignes. La noblesse lui doit une grande partie des brebis galeuses qui sont entrées dans ses rangs.

— Évidemment, ajouta Rodney, la liberté dont nous jouissons est mauaise pour les faibles, pour certains jeunes idiots, mais qu’importe l’individu, le principe seul doit compter.

— Vous avez mille fois raison. En Angleterre, on considère le bien de la masse avant celui de l’individu ; en France, c’est le contraire. Savez-vous qu’à soixante ans nous sommes obligés, pour nous marier, d’avoir le consentement de nos parents ou de fournir leur acte de décès ?

Dans sa suprise, Rodney reposa le verre qu’il portait à ses lèvres.

— Ce n’est pas possible ?

— Absolument. On a un Code ou on n’en a pas ! Et les formalités, les démarches, les paperasses, le mariage civil, le mariage religieux ! Un garçon d’hôtel, un Suisse qui voulait épouser une Française m’a dit un jour : « Il faut être vraiment honnête pour ne pas se passer du maire et du curé. » Son honnêteté lui a coûté trois mois d’attente et deux cents francs d’argent. Je ne puis m’empêclier de croire que la nature nous a donné des rouages compliqués à seule fin de limiter notre nombre et d’enrayer notre progrès.

— Votre manière d’en isager le rôle de Tliumanité TOUS fait trouver des raisons extraordinaires.

— Elles vous paraissent mauvaises ?

— Non, elles expliquent même les choses assez Lien.

— Alors, mon point de vue ne doit pas être tout à fait faux.

— Ce qui me surprend, dit Edith, c’est de voir la pompe avec laquelle, en France, les gens du peuple et de la petite bourgeoisie se marient. Ces noces que l’on rencontre à Paris le samedi au Bois de Boulogne, m’amusent et me touchent. Lui, est généralement grotesque dans son habit mal taillé ; elle, est souvent gentille et paraît beaucoup plus affinée.

— Elle l’est, vous avez bien observé.

— Et ils ont l’air si triomphant ! si radieux ! Cette journée doit cependant diminuer leur petit pécule !

— Oui, mais elle met un peu de clarté dans leur vie, comme un point brillant. Si le ménage est heureux, elle reste un cher souvenir. Dès le surlendemain, ils reprendront le harnais du travail pour ne plus le quitter peut-être. La robe blanche sera teinte ; mais le bouquet de fleurs d’oranger, le bouquet symbolique, sera précieusement conservé. Autrefois, on le plaçait même sous verre. Je vous l’ai dit, nous sommes des Imaginatifs. Nous apportons en naissant le désir de certaine petite fleur bleue, — de la fleur d’idéal, — et il nous en faut à tout prix, les plus humbles même trouvent le moyen de s’en procurer un brin.

— En Angleterre, les gens de la basse classe et même de la classe moyenne se marient sans frais, sans cérémonie, avec leurs habits du dimanche et la plupart du temps sans prévenir personne.

— Oh ! en général, vous avez le mariage plus discret que nous et cela ne me déplait pas, au contraire. Savez-vous que j’envie les romanciers anglais ? Vos mœurs peuvent leur fournir une foule de situations, d’effets variés. Les nôtres, au contraire, ne nous laissent aucun jeu, nous sommes obligés de nous rabattre sur la psychologie et comme réactif nous n’avons guère que l’adultère.

Un accès de rire secoua M. Baring.

— Ma parole ! c’est vrai, dit-il.

— Et je trouve que ces unions contractées devant Dieu et devant le prêtre seulement sont d’une poésie sévère mais très mâle. L’épouse, en costume de voyage, a l’air d’être équipée pour suivre son mari au bout du monde, c’est d’un beau symbolisme. Un jour à Londres, à Sainte-Mary’s Church, j’ai surpris une de ces unions et elle m’a émue jusqu’aux larmes.

— Quant à moi, dit Rodney, je trouve les mariages mondains horripilants.

— D’autant plus, ajoutai-je, que, dans cette exhibition, l’homme paraît toujours ridicule.

— Là ! Edith, vous entendez… une agréable perspective ! Si j’avais le choix, nous nous marierions à Arundel, en présence de la famille seule. Ruby serait vêtue d’un chic costume de yacht en serge bleue foncé, gilet blanc, bouton d’or et, au sortir de l’église, je l’emmènerais tout droit en Norvège où je la conduirais dans quelque jolie house-boat (maison-bateau).

— Vous avez sûrement encore du sang de lacustre dans les veines, fîs-je sérieusement,

— Ou du sang danois, Scandinave. En attendant, j’imagine que je serai condamné à subir l’épreuve en plein. On ne me fera grâce ni des tambours, ni des trompettes, ni des demoiselles d’honneur, ni des poignées de riz, ni même des pantoufles qui doivent conjurer le mauvais sort… Oh ! je suis résigné à tous les sacrifices. Ma petite camarade me dédommagera.

— J’en suis sûre, répondis-je avec conviction.

Sur ce mot, je me levai, tendant imprudemment la main à mon hôte. Inconsciemment, il la serra avec une force qui me fît faire la grimace. Chez l’Anglais, le sentiment va aux muscles, comme chez le Français il va à la tête, et dans un moment de joie ou de chagrin, son étreinte est plutôt douloureuse.

Je suis ravie d’avoir eu cette jolie idylle à me mettre sous la plume. Elle m’a reposée de tous ces tableaux sévères que j’ai dû dessiner ; de plus, elle a fait ressortir pour moi la différence qui existe entre l’amour conjugal anglais et l’amour conjugal fran çais. Le premier m’apparaît comme un beau fleuve large et profond, aux rives plates, filant doucement mais sûrement à la mer. Le second, ou contraire, me fait l’effet d’un fleuve tumultueux plein de remous, coulant entre des bords escarpés, sautant bravement les obstacles, formant des gerbes d’écume pour attraper de la lumière, s’égarant souvent, se perdant parfois dans quelque abîme et ressortant plus loin, calmé mais triomphant et, malgré tout, arrivant à l’océan… à l’infini.

Saint-Olaf.

Au cours d’une de nos conversations, il m’arriva de dire à miss Baring que j’avais toujours de la peine à m’habituer au service muet et glacial des domestiques anglais. Hier matin, la fille de chambre est entrée chez moi avec un visage ému et nerveux, elle m’a regardée d’un air de détresse comique, puis passant son broc de la main droite dans la main gauche et rougissant violemment :

— Bonjour, madame, m’a-t-elle dit en français. J’eus l’air surpris et charmé.

— Bonjour Rose, ai-je répondu en souriant.

Edith lui avait expliqué que chez ces êtres extraordinaires qui demeurent de l’autre côté de la Manche, il est d’usage de souhaiter à ses maîtres le bonjour et le bonsoir. Elle lui avait enseigné à me saluer en français, soi-disant pour m’être agréable ; en réalité, je le soupçonne, pour que l’incorrection fût moins grave et moins dangereuse.

Dans ce pays, il n’y a rien de plus caractéristique que les relations entre maîtres et serviteurs. En France, en Italie, dans l’aristocratique Autriche même, les domestiques font partie de la famille ; en Angleterre, ils font partie de la maison seulement. Ils y sont cependant mieux logés, mieux nourris, mieux traités que partout ailleurs. Ils ont des chambres propres et saines, on ne néglige rien pour leur confort ou leur agrément. Leur salle est toujours convenablement, quelquefois joliment meublée, ornée de gravures, des portraits du roi et de la reine, décorée de fleurs.

Le nombre et les menus de leurs repas feraient ouvrir de grands yeux à une maîtresse de maison française.

Le matin, les femmes de chambre portent une robe de coton bleu ou rose, un tablier blanc à bavette, une « cap » unie ; l’après-midi, une robe de laine noire, un tablier garni, une « cap » plus élégante. Pas de ces costumes sombres oîi la saleté ne se voit pas, ce <|ui est encore, en France, notre manière de comprendre la propreté. La femme de chambre, « lady’s maid », est seule exemptée de la « cap ».

Aux domestiques supérieurs tels que cocher, maître d’hôtel, chef, cuisinière, femme de chambre (parlour maid), on donne leur nom de famille, c’est une distinction. Aux domestiques inférieurs : fille de chambre, valet de pied, groom, le nom de baptême.

Dans une maison anglaise, chacun sait ce qu’il a à faire, l’un n’empiète pas sur les fonctions de l’autre. Les domestiques sont à cheval sur l’étiquette ( t la hiérarchie. La cuisinière d’une dame de ma connaissance lui a rendu son tablier parce qu’elle avait d’abord adressé la parole à la fille de cuisine.

A l’office, on connaît aussi bien qu’au salon la règle des préséances. Dans les intérieurs modestes comme à Saint-Olaf, la cuisinière est à la tête de la table, la femme de chambre au bout. Dans les grandes maisons, ces deux places d’honneur sont occupées par la femme de charge et le maître d’hôtel ; Les domestiques des hôles se placent selon le rang de leurs niailres. La femme de chambre d’une duchesse, par exemple, à la droite du maître d’hôtel ; celle d’une marquise, à sa gauche ; le valet d’un lord, à droite de la femme de charge ; celui d’un bourgeois à gauche et ainsi de suite.

Les Anglais, en général, parlent à leurs gens avec une politesse parfaite. Ils respectent scrupuleusement les heures de leurs repas, leur accordent de nombreuses sorties, deux ou trois semaines de vacances. Ils ménagent leurs forces avec intelligence et humanité et tout cela ne provoque chez eux aucune reconnaissance. Pourquoi ?… Parce que le snobisme du décorum en a fait des automates. Ils ne saluent pas, ils ne parlent que lorsqu’ils sont interrogés. Ils sont tenus à garder les yeux baissés, la physionomie impassible. Ce service que ne traversent ni regards, ni sourire, ni sympathie, ne crée aucun lien entre maîtres et serviteurs. Ces derniers y ont gagné une indépendance à laquelle ils ne renonceraient pas volontiers. Déliés de toute solidarité, ils n’écoutent que leur intérêt ou leur caprice, donnent congé sous le plus futile prétexte et montrent des prétentions croissantes. Les gens qui ne veulent pas passer leur vie à chercher des cuisinières ou des femmes de chambre, doivent fermer les yeux sur beaucoup de choses. Ce qu’il y a d’irrésistiblement comique, c’est que par snobisme également, les domestiques tiennent à cette correction qu’ils jugent « comme il faut ». Ils auront en petite estime la maîtresse qui les traitera avec une affectueuse familiarité, qui leur témoignera quelque intérêt. Ils ne manqueront pas de dire : « Elle n’a pas eu l’habitude d’être servie, » Et à la plus légère provocation, ils la quitteront parce que, selon eux, elle ne saurait être une « lady ».

A tout cela, il y a des exceptions. Dans beaucoup de familles, on sait faire naître l’affection et le dévouement, tout en respectant la discipline. Dans ces familles, on a de vieux serviteurs qu’on soigne, qu’on aime, avec lesquels on va causer et se souvenir.

Parmi les bonnes à tout faire, qui sont plus en contact avec les maîtres et avec les enfants, on rencontre d’excellentes créatures. Et Dieu sait pourtant qu’elles n’ont pas la vie douce, celles-là !

Pour ma part, j’aime les domestiques anglais. Ils sont moins affinés, mais plus raffinés que les nôtres, moins intelligents, moins intuitifs, mais plus instruits, moins serviables et plus corrects. Quoi qu’on en dise, ils sont très capables d’attachement. On rencontre parmi eux des mentalités étonnantes qui n’existent pas chez nous. Il arrive souvent aux maîtresses de maison des aventures bien typiques et bien drôles.

Il y a deux ans, pendant que j’étais à Londres, une de mes amies vit un beau dimanche après-midi, son maître d’hôtel, un maître d’hôtel qu’elle considérait comme un trésor, émerger du sous-sol, revêtu de l’uniforme de l’Armée du Salut.

— Perkins ! s’écria-t-elle saisie, qu’est-ce que ce déguisement ? Où allez-vous ? C’est l’heure du thé.

— Madame m’excusera, je suis appelé pour un service plus sacré que le sien. Il faut que j’obéisse.

La musique des Salutistes que l’on entendait dans le lointain, expliquait suffisamment ces paroles.

— Vous auriez dû me prévenir quand je vous ai ’engagé. Votre religion est plutôt incorfortable, dit madame N…, non sans une pointe d’humour,

— Je le regrette, mais la volonté de Dieu avant celle de Madame.

Le son des tambourins devint plus distinct et Perkins, comme irrésistiblement attiré par l’Esprit de l’étrange secte, s’élança hors de la maison.

Madame N… dut s’en séparer. C’eût été vraiment un peu angoissant d’avoir un maître d’hôtel qui pouvait être « appelé », selon son expression, à l’heure du déjeuner ou du dîner.

Une autre dame qui demeurait dans les environs de Brighton, m’a raconté qu’un dimanche, en revenant de l’église, elle aperçut un de ces rassemblements qui, en Angleterre, indiquent un sermon en plein vent. Elle s’aprocha et, à son horreur, elle reconnut dans la prédicalrice une de ses femmes de chambre. Elle put l’écouter sans être vue et demeura stupéfaite de l’élévation de ses idées, de la manière claire dont elle les exposait. C’était là l’automate qui la servait ! j’imagine) sa stupéfaction. Elle la renvoya, parce que, m’avoua-t-elle, ce souvenir la gênait.

La semaine dernière, j’ai entendu une petite histoire qui m’a semblé d’un haut comique et dont je rirai longtemps. J’avais accompagné miss Baring chez une de ses amies, une Anglaise francophile qui avait été particulièrement aimable pour moi. Elle nous rejoignit au salon avec une physionomie émue qui exprimait l’amusement, la contrariété, la colère et qui trahissait quelque orage d’intérieur.

— Un trait de mœurs qui vous divertira, me dit-elle, en me serrant la main. Figurez-vous que nous dînons à une heure et demie le dimanche, uniquement pour laisser plus de liberté à nos domestiques ; eh bien, la cuisinière vient de me signifier qu’elle se refusait à cuire de grosses pièces de viande ce jourlà parce qu’elle n’aimait pas à avoir les joues rouges pour se promener avec son amoureux. Comment trouvez-vous cela ?

— Délicieux ! m’écriai-je en riant de bon cœur. Et que lui avez-vous répondu ?

— Qu’elle pouvait se chercher une autre place, naturellement. Ces horribles créatures empoisonnent notre vie, ajouta madame S… avec colère. Est-ce qu’une chose semblable arriverait en France, je vous le demande un peu ?

— Non, non, assurément ; mais dans notre pays, on commence à se plaindre terriblement des domestiques. Le luxe, la vanité, l’amour du plaisir ont augmenté partout. La religion a diminué dans les basses classes, leur conscience n’est pas encore formée, il en résulte un joli manque d’équilibre. C’est le fait de l’époque de transition où nous ivons. Rien n’est encore à sa place. Chez nous, maintenant, les bons maîtres seuls ont chance de trouver de bons domestiques, mais ils en trouvent.

— Je voudrais que nous en pussions dire autant, fît miss Baring.

— Une de mes amies, reprit madame S…, m’a raconté qu’à Paris, valets de chambre et femmes de chambre étaient logés au sixième étage et qu’ils se pervertissaient les uns les autres, est-ce vrai ?

— Parfaitement vrai. Et ce sixième étage exerce une irrésistible fascination sur une foule de jeunes filles de la province et de la campagne, qui viennent s’y engouffrer et s’y perdre. Les maîtres de maison ont au-dessus de leurs têtes un véritable foyer de corruption dont ils sont les premières victimes. — Pourquoi souffrent-ils cela ?

— Parce qu’ils ne peuvent pas l’empêcher. Nos architectes n’ont pas encore songé à créer un type d’habitation où l’hygiène morale et physique puisse être observée. En dessinant leurs plans, ils ne donnent pas une pensée à la santé, au bonheur des êtres qui doivent vivre entre les lignes qu’ils tracent. Il faudrait qu’ils fussent des hygiénistes, des physiologistes et des psychologues.

— Des gentlemen surtout, ajouta Edith.

— Oui, des gentlemen par l’éducation, sinon par la naissance. Ils pourraient alors contribuer grandement à l’amélioration de notre race. Nous manquons d’espace.

— Nous ne pourrions jamais être en contact avec nos domestiques comme vous l’êtes avec les vôtres, me dit madame S… Chez nous, l’appartement est intolérable à cause de cela.

— Je le comprends ; mais voyez-vous, nous, nous aimons nos serviteurs. Là encore se manifeste la différence de nos caractères. Nous tenons à leur bonjour, à leur bonsoir. Leurs regards, leurs sourires, leurs physionomies ouvertes, réchauffent l’atmosphère de la maison. Vous ne vous doutez pas à quel point ce rayonnement humain fait naître de la bienveillance d’un côté, de l’affection de l’autre. Vos domestiques sont disciplinés, les nôtres sont stylés. Ils ne supporteraient jamais l’étiquette anglaise. Elle tuerait tout sentiment chez eux aussi bien que chez nous et nous avons besoin de sentiment. C’est à la fois une force et un frein.

— Je vois… je vois, fit mon inlerlocutrice avec un air de compréhension.

— Je vais vous en donner la preuve, continuai-je : une jeune maman de ma connaissance, prise d’un beau zèle pour l’hygiène, enjoignit à la nounou de ne jamais embrasser son enfant tout en lui donnant les raisons de cette prohibition. Au bout d’une quinzaine, la pauvre nounou, les larmes aux yeux, lui dit textuellement ceci : « Madame me défend d’embrasser la petite et je ne peux m’y attacher, je préfère la quitter, je ne la soignerais pas de bon cœur. »

— N’est-ce pas un peu votre éducation qui vous rend ces démonstrations nécessaires ? me demanda madame S…

— Notre éducation ou notre âme, je ne sais. Le baiser, après tout, est un des moyens mystérieux dont la nature se sert pour faire naître et entretenir l’affection, l’amour quel qu’il soit. Il ne doit pas produire qu’un échange de microbes.

— Espérons que non, dit Edith en riant.

— Quand je suis sur le continent, dit madame S…, j’ai grand plaisir à causer avec les femmes de chambre. En Angleterre, cela serait impossible, n’est-ce pas, miss Baring ?

— Oh ! absolument. Je suis la première à le regretter. Quand nous serons chez nous, à Loftshall, mère et moi, nous pourrons être moins réservées avec les domestiques parce qu’ils sauront qui nous sommes. A Wimbledon, la moindre dérogation aux usages nous enlèverait tout prestige, prestige très difficile à garder dans une ville suburbaine et avec une fortune modeste. Je ne sais si une Française peut comprendre cela ; mais en Angleterre, les basses classes ne respectent que les gens qui ont de la naissance. Les domestiques tiennent avant tout à ce que leurs maîtres soient des genllemen et des ladies. Ils s’en trouvent relevés à leurs propres yeux, j’imagine. Nous ne sommes pas républicains vous savez, ajouta mon amie avec un sourire malicieux.

— Non, vous êtes même tous plus royalistes que le roi.

— J’en ai peur.

— En nous reconduisant, madame S… s’excusa de m’avoir parlé domestiques.

— Comment donc ! m’écriai-je, mais cela valait le voyage.

Et je fus reprise d’un accès de rire à la pensée de cette brave fille qui ne voulait pas avoir les joues rouges pour se promener avec son amoureux.

Hier, sur le Common, j’ai croisé une des femmes de chambre de Saint-Olaf. Elle était à bicyclette, aec une jupe de percale, un chapeau garni de fleurs éclatantes. Elle paraissait toute jeune, son visage était gai et animé. Quand deux heures plus tard, je la revis dans la salle à manger en « cap » et en tablier, debout derrière madame Baring, je demeurai saisie de sa transformation. Sa physionomie était fermée, dure, hostile même, elle semblait de dix ans plus âgée. J’eus la sensation presque physique de la barrière qui existe ici entre maîtres et serviteurs. C’est une de ces barrières morales qui s’élèvent très vite, mais qui ne peuvent se démolir que lentement et en commençant par la base.

Saint-Olaf.

Cet après-midi, miss Talbot est arrivée à Saint-Olaf sans crier gare. Elle est venue nous annoncer son départ. Sir Charles Talbot a besoin d’elle pour corriger les épreuves d’un livre qui doit paraître incessamment, plus tôt qu’il ne comptait, et il la rappelle sans façon. Elle accepte ce contre-temps avec une bonne humeur assez méritoire. A cette seconde visite, elle m’a plu davantage encore. Elle est moderne, sans être nouveau jeu. De temps à autre, quand elle émet une idée un peu audacieuse, ou qu’elle emploie quelque mot d’argot, je vois à mon secret amusement frémir « la vieille Angleterre » dans la personne de madame Baring. La vie à la campagne, son amour d’enfance, lui ont conservé une délicieuse et rare fraîcheur morale ; comme elle se disposait à prendre congé, une inspiration gamine lui est venue. Elle a demandé une feuille de papier et au crayon rouge, en gros cai’aclères, elle a écrit :

« Pater a la goutte à sa main droite n" 1, il réclame sa main droite n° 2. Pars demain à la première heure. Pour plus amples explications, demander à Edith. Ne pas grogner surtout ! Les bonnes fdles font les bonnes épouses. Etes attendu à Saint-Clement’s pour le « week end ».

Ruby.
P. P. C.

En riant, miss Talbot a épingle ce billet dans la bibliothèque, à droite de la cheminée, et nous a enjoint de laisser la surprise à Rodney. Nous le lui avons promis.

M. Baring, ignorant le désappointement qui l’attendait, fut très gai pendant toute la soirée. Après le bridge, comme nous entrions dans la bibliothèque, la pancarte blanche lui sauta aux yeux.

— Allo ! Qu’est-ce que cela ? dit-il en s’approchant vivement.

La surprise, l’indignation amenèrent une onde de sang sous sa peau fine.

— Quoi ? s’écria-t-il en se tournant vers sa sœur, Sir Charles rappelle Ruby ?

Miss Baring se hâta d’en donner la raison.

— Il n’y a rien d’aussi tyrannique, d’aussi égoïste qu’un père anglais ! fit-il saisi d’une belle colère.

— Rien… si ce n’est un mari anglais, riposta promptement Edith. Après tout, c’est nous qui sommes lésées, car nous ne vous aurons ni l’un ni l’autre pour le « week end ».

— C’est vrai, chère, fit Rodney avec un sourire affectueux.

Puis détachant le P. P. C. de sa fiancée, il le plia lentement, tendrement, et le mit dans son portefeuille

Pour mon compte, je regrette aussi que miss Talbot quitte Londres. J’espérais l’y retrouver la semaine prochaine. C’est très curieux, depuis ou troijours, il y a « du départ » dans l’atmosphère de Saint-Olaf. Vers le 15 juillet, il sera vide. Mes hôtesses partiront pour la mer. Rodney ira sur le yacht d’un ami et, à tour de rôle, les domestiques prendront leurs vacances. En outre, les Baring ont loué de moitié avec les Talbot une maison en Ecosse pour août et septembre. Ceci en l’honneur du frère cadet qui revient en Angleterre après trois ans d’absence.

— Nous n’irons pas dans le Midi, l’hiver prochain, voilà tout, ajouta Edith après m’avoir fait part de ces arrangements. Chez nous, quand on dépense un peu plus d’un côté, on est obligé d’économiser de l’autre. Mère est rompue à ce jeu d’équilibre qui m’a toujours exaspérée.

La fin de ma visite approche. Miss Baring n’aime pas à ce que j’y fasse allusion.

— Saint-Olaf va me sembler horrible après votre départ, m’a-t-elle dit hier malin. Je voudrais partir aussitôt pour la mer. Elle seule me consolerait de votre absence. Vous ne savez pas ce que la mer est pour des insulaires. Je ne puis rester longtemps sans la voir. Elle m’enlève une partie de mes regrets, de mes ennuis. Je la quitte toujours mieux portante physiquement et moralement.

A ces paroles, au regard qui les accompagnait, je sentis que l’inéluctable, la mystérieuse nostalgie du changement avait de nouveau pris possession de l’âme de mon amie.

Saint-Olaf.

Dans ce moment, en Angleterre, il y a partout des « garden-parties ». C’est le plaisir par excellence de la saison, un plaisir d’invention britannique du reste. Ces réceptions en plein air permettent d’inviter beaucoup de monde à la fois — les gens qu’on n’admet pas dans son intimité surtout — et de se débarrasser d’une foule d’obligations criardes. Ensuite, elles représentent plus qu’elles ne coûtent. Pour qu’elles soient jolies cependant, il ne faut rien moins qu’un beau décor de parc et d’arbres, des pelouses épaisses et veloutées, des valets de pied en riches livrées, des accessoires luxueux, des femmes jeunes, belles ou gracieuses, habillées à la perfection et des hommes élégants. Les « garden-parties » bourgeoises ou provinciales sont plutôt pénibles à voir. Le plein jour fait ressortir cruellement l’imperfection des toilettes claires, la crudité des fleurs artificielles, la gaucherie des serviteurs loués, toute la médiocrité des gens et des choses. Le rite est le même pourtant. La poignée de main aux hôtes, la causerie par groupes, la promenade sur les pelouses, le fleuretage si possible, le thé accompagné de friandises plus ou moins recherchées parmi lesquelles, invariablement, des fraises à la crème et du Champagne. Je serais tentée de croire que ce n’est pas la pelouse qui a créé la « garden-party » comme je l’avais imaginé, mais bien les fraises à la crème et le Champagne.

A Wimbledon, il y a chaque jour une de ces petites réunions. Devant les grandes villas, on voit des files d’équipages et la musique d’orchestres plus ou moins hongrois vous arrive par-dessus les murs. Dans les chemins verts, on rencontre des théories de femmes et de jeunes filles en robes claires, en larges chapeaux fleuris. Ces petites fêtes modestes s’organisent avec une extrême facilité, paraît-il. On écrit à Whiteley, le célèbre bazar londonien, celui qui se vante de pouvoir fournir depuis une souris blanche jusqu’à un éléphant blanc, depuis un écheveau de fil jusqu’à une femme ou un mari. On lui indique le nombre des invités, la somme qu’on veut dépenser. Il procure musiciens, chanteurs, diseurs, amuseurs de toutes sortes. Il se charge du buffet et du service. Un employé vient voir le jardin, on décide avec lui l’emplacement des accessoires. Au jour dit, les fourgons arrivent de Londres. En quelques heures, tout est organisé et la maîtresse de maison n’a plus qu’à recevoir ses hôtes. Avec la même célérité, tout s’enlève, tout disparaît. On invite toujours le soleil et on compte même sur lui. S’il joue le mauvais tour d’envoyer la pluie à sa place, on se réfugie dans les salons, on s’y empile et on ne s’amuse pas moins.

En France, les gens très riches peuvent seuls donner des « garden-parties ». Les bourgeois aisés fourniraient au besoin les fraises à la crème et le Champagne, mais ils manqueraient de pelouses. Les allées caillouteuses de leurs jardins mal tenus seraient un mauvais terrain pour ce genre de fête et ils y seraient grotesques.

Nos voisins ont plus d’amusements que nous et ils s’amusent moins. La gaieté française brille d’elle-même ; la gaieté anglaise est comme l’allumette, elle a besoin de frottement pour prendre feu… mais elle prend feu, je l’assure. De là cet insatiable besoin de réunions, de clubs, de déplacements qui nous étonne toujours.

Saint-Olaf.

J’avais entendu dire maintes fois en Angleterre, qu’il est plus facile de s’élever du ruisseau que de la banlieue, socialement parlant. Je croyais que c’était là un verdict de snobs. Eh bien, aujourd’hui, je m’en rends compte parfaitement. Dans un grand centre d’activité, l’intelligence, la volonté, la vie même peuvent porter un individu au haut de l’échelle et, une fois arrivé, ses qualités lui rendront encore l’assimilation possible. Dans la banlieue, tout est forcément médiocre et la médiocrité enlize davantage l’individu que la pauvreté. Londres est la Haute Eglise de la Société. Il a l’encens, des cierges, des fleurs, la banlieue en est la Basse Eglise. Sa mentalité bourgeoise crée autour d’elle une sorte d’isolateur qui la maintient en dehors du mouvement. Elle me donne l’impression d’une plage que les grandes vagues du large ne toucheraient jamais.

Les Wimbledoniens ne cessent de répéter : « Nous sommes de la banlieue, mais nous ne sommes pas banlieue. » Ils le sont peut-être moins qu’ailleurs, grâce à leur situation unique ; mais ils le sont. Ils vont entendre les pièces nouvelles, assistent aux grands concerts, lisent les derniers romans, visitent religieusement l’Académie de peinture, suivent la saison d’aussi près que possible. Malgré cela, ils ne parviennent pas à être de Londres. Ils ne sont pas la chose, comme on dit en argot américain. Leur atmosphère morale a une rigidité particulière, une honnêteté oppressante. Leurs conversations ne s’élèvent guère au-dessus des préoccupations de santé, de l’éternel sujet des déplacements ou de la question des domestiques. La plupart des femmes, jeunes et vieilles, ont heureusement la passion du sport et de la politique. Elles se tiennent au courant du mouvement athlétique, attendent les scores d’un champion favori, le résultat des principaux matches avec autant d’anxiété qu’un boursier la cote de la rente. Elles lisent les débats parlementaires avec une compréhension parfaite. Elles sont ardemment conservatrices ou libérales. Le chien de l'une refusera héroïquement le morceau de sucre offert au nom de Balfour, le chien de l’autre n’acceptera pas celui qu’on lui tendra au nom de lord Rosebery ; mais ces deux mêmes chiens sauront tomber sur le flanc et mourir « pour leur roi et leur pays ». Comme ils sont caractéristiques, ces petits traits-là !

Le bridge a mis deux ans pour arriver de Londres ici. Il y est bel et bien implanté. Des clubs se sont formés et l’hiver, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, on a des après-midi de jeu. La partie de cartes dans la journée ! Autrefois, un autrefois qui n’a guère plus de cinq ou six ans, on considérait cela comme un signe de mœurs relâchées, comme une sorte de péché. Nombre de vieilles dames protestent encore par leur abstention, mais elles ne sont plus en force.

Les Wimbledoniens se raccrochent désespérément à la métropole. Ils mettent déjà sur leur papier à lettres S. W. sud-ouest. Londres est sous-entendu. Cela donne à eux et aux autres l’illusion qu’ils en font partie. Le jour viendra, sans doute, où à leur satisfaction, ils pourront l’écrire en toutes lettres. A ce moment, la population de Wimbledon se sera accrue du double ; partout, les maisons couperont la vue et diminueront l’espace ouvert. En attendant, il a encore des aspects inattendus de vraie campagne, des champs où paissent et ruminent des vaches, des arbres magnifiques. Je suis en train de dire adieu à ses chemins verts, à son lumineux Common, à certaines maisons qui me plaisent particulièrement et mes adieux ne vont pas sans regrets. Dans un mois, il sera désert, ses jolies villas fermées, ses jardins en fleurs abandonnés aux oiseaux. Ses habitants seront à la mer, à la montagne, sur le continent. Ils verront autre chose… autre chose, voilà ce que veut la Providence.

Saint-Olaf.

Toute seule à Saint-Olaf et mes hôtes en route pour Loftshall !… Hier jeudi, par la mort de son cousin germain, madame Baring est entrée en possession de son héritage familial… là, pendant que je suis sous son toit. Cette coïncidence est si jolie, elle m’a causé un si vif plaisir que le romancier et l’amie sont tentés de crier : « Bravo » à la Providence. Ce serait peut-être plus respectueux de la remercier. Autrefois, les coïncidences de la vie me donnaient, comme à la plupart des gens, une idée de hasard, de rencontres fortuites ; aujourd’hui, j’y vois la volonté consciente des dieux qui nous gouvernent et elles me semblent infiniment plus curieuses et plus intéressantes. Cette dernière a été pour moi une précieuse leçon, elle m’a permis de prendre une idée plus juste des procédés de la nature. Je m’étais imaginé qu’un grand coup de fortune devait produire chez la créature une explosion de joie et j’avais toujours désiré en être témoin. Un jour même, j’étais allée acheter des croissants chez un boulanger de la rue Saint-Honoré, pour voir la physionomie du garçon qui venait de gagner un lot de deux cent cinquante mille francs. Je m’attendais à la trouver transfigurée. Mon espoir bête avait été déçu. Elle ne rayonnait pas du tout. Je viens d’être plus désappointée encore. Mes amis de Saint-Olaf n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils ont passé de la médiocrité à la richesse. Il faut croire que la conscience d’un changement heureux ou malheureux n’arrive à l’âme que peu à peu… et cela sans doute, afin que ses effets soient amortis. Je suis persuadée, du reste, que nous exagérons toujours, non seulement, le bonheur et le malheur d’autrui, mais le nôtre même.

Hier matin jeudi, Edith et moi devions aller à Londres par le même train que Rodney. En conséquence, nous étions descendues au déjeuner toute chapeautées. Le courrier arriva très en retard, vers la fin de notre repas seulement et il n’apporta que les journaux et une lettre pour madame Baring, — une lettre oblongue cachetée de cire. Elle la tourna, la retourna, comme si elle ne connaissait pas l’écriture de son correspondant. Subissant inconsciemment l’attraction que le récepteur d’une missive exerce toujours, j’observai mon hôtesse. Je vis son visage pâlir, ses doigts trembler fortement, puis son regard aller de l’un à l’autre de ses enfants avec une indéfinissable expression.

— Qu’il y a-t-il, mère ? demanda Edith qui, seule, avait rencontré ses yeux.

— Thomas est dangereusement malade… Une onde de sang trahit l’émotion de Rodney.

— Oh ! exclama-t-il. Paralysie ?

— Une congestion cérébrale, à ce qu’écrit le recteur.

— Quel âge a-l-il réellement ?

— Soixante-seize ans.

— Mauvais pour lui, je le crains !

Sur ces paroles prononcées d’un ton bref, le déjeuner s’acheva. Madame Baring dit les grâces et nous la suivîmes dans la bibliothèque. Là, visiblement affectée, elle se laissa tomber sur le premier siège venu.

— Ne serait-ce pas mieux de remettre notre voyage à Londres ? dis-je alors à Edith.

— Oui, je le crois, me répondit-elle. Nous attendrons d’autres nouvelles.

Ceci décidé, Rodney se disposait à partir lorsque nous entendîmes les roues d’une bicyclette.

— Une dépêche, je parie, fît-il.

Et c’était une dépêche. La pâleur soudaine qu’elle causa nous en révéla le contenu. Sans un mot, madame Baring la tendit à son fds et secouée d’un tremblement nerveux, elle étreignit les bras de son fauteuil.

Le jeune homme lut tout haut :

« Le squire s’est éteint doucement ce matin à 5 h. 20, sans avoir repris connaissance.

 » LYNDALL. »

Un de ces silences qui donnent la sensation de l’invisible se fît autour de nous. Les trois intéressés se regardèrent avec une expresion où il y avait de la stupeur, de l’effroi et que le mot anglais « awe » peut seul rendre.

— Je suis fâché pour M. Wilkes, mais content pour vous, chère mère, fit Rodney d’une voix un peu assourdie en repliant lentement la dépêche.

— Taisez-vous, mon enfant, dit madame Baring. Puis comme se parlant à elle-même’.

— C’est une chose si terrible, si sacrée que la mort… elle fait tout oublier.

Edith qui se trouvait debout à ses côtés se pencha vers elle.

— Mère chérie… murmura-t-elle tendrement. J’étais horriblement embarrassée. Les condoléances

eussent été fausses, les félicitations de mauvais goût. Je me contentai de presser très affectueusement une des mains pâles et glacées que mon hôtesse tenait allongée sur le bras de son fauteuil. Puis, pour mettre fin à mon indiscrétion involontaire, je me glissai vers la porte-fenêtre et je passai au jardin.

Au bout d’une demi-heure, mon amie vint m’y rejoindre.

— Il faut que j’aille à Londres pour acheter des vêtements de deuil, me dit-elle. Est-ce que cela vous ennuie de venir avec moi ?

— Pas le moins du monde.

— Nous partirons demain pour Loftshall par le train de 2 h. 40. Mère ne veut pas que vous quittiez Saint-Olaf avant dimanche. Vous savez que vous ne pouvez avoir votre chambre plus tôt à l’hôtel Claridge.

Je voulus refuser, mais Edith insista de la façon la plus pressante.

— Restez, je vous en prie, ajouta-t-elle, afin que nous ne soyons pas trop honteux de cette nécessité qui nous oblige à quitter Wimbledon.

— Eh bien, je resterai pour que vous ne noyez pas honteux, répondis-je en souriant.

A ce moment, un couple de corneilles s’abattit sur la pelouse, puis s’éleva de nouveau en jetant des cris aigus et, après avoir décrit quelques cercles, alla se percher sur un arbre voisin.

Miss Baring l’avait suivi du regard,

— Les corneilles le savent, dit-elle en baissant la voix. Pendant trois années de suite, elles sont venues inspecter Saint-Olaf. J’avais toujours pensé que nous aurions Loftshall quand elles s’y établiraient. Et ce printemps, elles y ont fait leur nid. Nous croyons qu’elles portent bonheur.

— J’espère qu’elles n’ont pas été seules à vous porter bonheur ? fis-je alors.

— J’en suis sûre, répondit miss Baring en pressant contre elle le bras que je venais de glisser sous le sien.

Nous partîmes donc aussitôt pour Londres. Pendant le trajet, je m’obstinai à chercher quelque chose d’extraordinaire sur les visages de Rodney et de sa sœur. Ils ne rayonnaient pas plus que celui de mon garçon boulanger. Le jeune homme essaya de lire son journal, mais il le rejeta bientôt sur la banquette et s’abandonna à ses pensées, des pensées qui ne devaient pas être déplaisantes. Dans un cas semblable, le mieux discipliné des Britishers n’eût pas réussi, je gage, à fixer son esprit sur la politique.

Nous descendîmes à Charing Cross, laissant il. Baring continuer vers la Cité où il devait voir son oncle et l’homme d’affaires de la famille.

La liste des emplettes qu’Edith avait emportée, nous prit plusieurs heures. Nous déjeunâmes à l’hôtel Claridge. Dans l’après-midi nous eûmes, je ne sais où, une abominable lasse de thé et, vers six heures seulement, nous rentrâmes à Wimbledon. Pendant que la voiture achevait de monter au pas la raide colline, je regardai de nouveau mon amie.

— Commencez-vous à vous rendre compte du changement qui vient de se faire dans a votre vie ? lui demandai-je, poussée par mon irrésistible curiosité de romancier.

— Oui, oui, n’avez-vous donc pas remarqué avec quelle belle facilité j’ai dépensé l’argent aujourd’hui ? fit-elle avec un demi-sourire. Vous avez hâte de me voir heureuse, hein ? Cela viendra j’espère. Mais, je m’aperçois que le sang est plus épais que l’eau, comme nous disons en anglais. Notre cousin a été un assez mauvais parent, eh bien… je sens sa mort… et il me serait impossible de me réjouir.

L’expression des beaux yeux bleus, tournés vers moi ne me laissa aucun doute sur la sincérité de ces paroles.

— Vous souvenez-vous de Loftshall ?

— Parfaitement. Du temps de George Wilkes, le frère aîné, nous y faisions de longues visites. Lors de la dernière, j’avais quatorze ans déjà. Cher cousin George ! c’est lui qui m’a mise à cheval… Nous étions de bien bons camarades. Voyez-vous, continua mon amie en baissant la voix, Thomas a aimé ma mère qui était fort belle. Elle lui a préféré mon père. Il n’a jamais pardonné ni à elle ni à lui.

— Je crois qu’un Anglais ressent plus profondément qu’aucun autre homme ces sortes d’échecs, dis-je alors.

Non sans surprise, je vis comme une onde d’émotion passer sur le visage de miss Baring.

— Oh ! il n’y a pas de doute. Une défaite quelle qu’elle soit lui est intolérable.

— C’est bien heureux que Loftshall ait été un fidéicommis.

— Assurément. Cependant, je ne veux pas croire que la rancune de M. Wilkes eût été jusqu’à nous en dépouiller au profit de la branche collatérale qui a fait souche en Amérique. Mère, seule, aura le droit de changer la ligne de descendance ; mais elle ne le fera pas. Loftshall passera d’abord aux mâles, à Rodney qui ajoutera le nom de Wilkes à celui de Baring. Par je ne sais quel arrangement, une partie de la fortune n’est pas liée. Elle devrait revenir à mon frère Jack et à moi ; si nous n’en sommes pas dépossédés, je serai une ieille fille riche voilà tout. Nous saurons cela après demain.

Sur ce mot, la voiture franchit la grille de Saint-Olaf.

Madame Baring dîna chez elle. Je devinai que les domestiques étaient au courant. Il y avait dans l’atmosphère de la maison une surexcitation mal contenue. La femme de chambre qui servait à table en avait perdu un peu de sa raideur d’automate. Elle lançait de furtifs regards vers ses maîtres et tendait ses oreilles visiblement. M. Baring avait télégraphie aux Talbot, écrit à Ruby, vu son oncle, coniéré avec l’homme d’affaires de la famille. Tout cela n’avait pas laissé que de lui donner la conscience de sa nouvelle position. Bien qu’il se contînt admirablement, le son de sa voix, ses gestes trahissaient de temps à autre son exultation intérieure. Évidemment, il sentait qu’il avait fait un pas vers la fortune.

Après le dîner, nous nous promenâmes assez longtemps dans le jardin. Jamais il n’avait été aussi embaumé, jamais ses tilleuls, ses acacias, ses belles-denuit, ses roses n’avaient cédé aussi généreusement leurs parfums. Et la pensée que ses arbres, ses fleurs, ses oiseaux allaient passer en d’autres mains me causa une peine enfantine, un peu ridicule même. Nous rentrâmes pour prendre notre dernière « night cap », littéralement bonnet de nuit, la boisson que l’on prend avant de se coucher. Avec toutes les visions de grandeur, les images de maisons seigneuriales qui, depuis le matin, hantaient mon cerveau, la simplicité et la pauvreté de la bibliothèque me frappèrent. Elle ne me parut ni moins intime, ni moins charmante ; mais en regardant les deux jeunes gens, je fus obligée de convenir qu’elle était un cadre trop mesquin pour leurs figures aristocratiques.

Je me laissai tomber assez lourdement dans mon fauteuil.

— Les jeux de la destinée ne sont-ils pas bien curieux, dis-je alors. Ce matin, Edith, vous vous apprêtiez à aller à Londres pour faire l’acquisition d’un chapeau vert.

— Bleu, rectifia mon amie. — Bleu, répétai-je docilement, et c’était après tout un chapeau de deuil que vous deviez acheter.

— Oui, et mes projets pour l’été, la mer, l’Ëcossc ! Quelle peine ne me’suis-je pas donnée pour arranger tout cela !

— La voilà la liberté humaine ! Qu’en pensez-vous, monsieur Baring ?

Le jeune homme qui se promenait de long en large vint se placer le dos à la cheminée et, avec un sourire moqueur :

— Vous avez jubilé intérieurement aujourd’hui, hein ? Je l’ai bien vu du coin de l’œil. Vos théories me sont revenues plusieurs fois à l’esprit. Tout cet inattendu semble les justifier dans une certaine mesure. Du reste, puisque nos mouvements sont combinés avec ceux d’autres individus, mouvements que nous ne connaissons pas, il faut bien admettre que notre liberté est fort restreinte ; mais de là, à croire comme vous, que nous n’en possédons aucune, que nous sommes de simples facteurs, il y a loin.

— Songez-y donc, une liberté partielle serait cruelle, odieuse, impossible. Elle nous rendrait semblables à des hannetons attachés par la patte qui, malgré leurs ailes, ne pourraient aller et venir que sur la longueur de leur fil.

— Mais il en est ainsi, je crois.

— Pas du tout, nous sommes dirigés tout simplement.

— Par des dieux aveugles, alors. Comment expliquerez-vous ces contremarches, ces machines arrière, ces poursuites vaines auxquelles ils nous obligent ? Ainsi la volonté qui suggérait à Edith tout un plan pour l’été, qui lui inspirait le désir de s’acheter un chapeau vert. — Bleu, corrigea de nouveau miss Baring.

— Bleu, si vous voulez. Cette volonté ignorait donc l’avenir tout proche ?

— Non, elle ne l’ignorait point ; mais nous ne devons pas travailler pour nous seuls en ce monde. Avec l’intention d’aller à la mer, votre sœur a fait diverses emplettes, elle s’est commandé entre autres deux costumes de flanelle. Elle a ainsi donné de l’ouvrage à quelqu’un. La location d’une maison en Ecosse a mis en mouvement plusieurs personnes, nécessité tout un échange de lettres, que sais-je encore ?

— Mais ce chapeau bleu… ce chapeau bleu… fit Rodney les yeux brillants de taquinerie.

— Eh bien, elle y a pensé, elle l’a imaginé, il l’a occupée. Il faut toujours qu’il y ait du grain sous la meule, la nature le sait bien.

Rodney se mit à rire.

— Pas mal trouvé… pas mal.

— Plaisanterie à part, continuai-je, l’objection que vous faites m’a longtemps gênée. Je ne pouvais m’expliquer les espoirs nourris puis déçus, les projets qui n’aboutissent pas, les rêves irréalisables, les insuccès, les blocs jetés sur notre route. Maintenant, je me rends compte qu’ils ne sont jamais, jamais inutiles, ,. ni à nous-mêmes, ni aux autres, qu’ils servent à la vie. Nos succès sont les succès des dieux, nos défaites sont les leurs aussi. Voilà qui consolera l’humanité quand elle sera plus éclairée.

— C’est vexant en diable de ne pouvoir comprendre l’œuvre dans laquelle nous sommes engagés !

— Si nous arrivions à la concevoir avec nos facultés de Terriens, elle serait plutôt infime. C’est déjà joli de sentir que cette œuvre est divine, éternelle et que nous en faisons partie. Là, vous m’aviez mise dans le coin, en suis-je sortie ?…

— Oui… oui, fit M. Baring d’un air pensif, mais à considérer ainsi les choses, tout devient tellement immense…

— Tout est immense, même notre petitesse, répondis-je avec conviction. Pour passer de l’abstrait au concret, soyez sûr que si j’ai jubilé aujourd’hui, comme vous le dites, c’était moins parce que l’événement de ce matin me donnait raison, que parce qu’il mettait votre mère en possession de Loftshall.

— « Dear mater », fit le jeune homme avec une expression tendre, elle n’aura plus besoin de retourner vingt fois les shillings avant de les dépenser.

— Et pour vous, Rodney, Loftshall sera le pied dans l’étrier, ce sera aussi Ruby, si je ne me trompe.

Une belle couleur monta au visage de mon hôte.

— Ce sera Ruby, assurément.

— Et pour moi, ce sera Dick ! ajouta mon amie avec un petit rire amer et ironique. Cher Dick ! Il aura au moins un box digne de lui.

— Jack ne se doute guère de la surprise qui l’attend au débarqué. J’ai envoyé à tout hasard une dépêche à Montréal ; mais il est en route, il revient par l’Amérique qu’il est en train de visiter.

C’est curieux, continua M. Baring, je n’ai qu’un souvenir assez vague de Loftshall ; mais son boulingrin, l’emplacement de l’ancien jeu de boules m’est resté nettement dans la mémoire. Notre cousin George nous avait appris à le considérer comme un endroit sacré, il l’entretenait avec un soin religieux.

— Je suis sûre que vous aimerez la vieille demeure, me dit mon amie. C’est une authentique maison Élizabeth avec la forme de l’E posé à plat. Vous viendrez la voir avant de quitter l’Angleterre. Avouez que vous en mourez d’envie.

— Je l’avoue parfaitement.

— A la bonne heure ! Je serai sans doute obligée de revenir plusieurs fois à Wimbledon, mais je me logerai avec vous à l’hôtel Claridge. Rien ne m’aidera mieux à prendre conscience du poids nouveau de ma bourse. Quand ous aurez assez de Londres, je vous emmènerai à Loflshall.

— Il me semble que si j’étais vous, je regretterais beaucoup ce joli Saint-Olaf.

— On voit bien que vous n’y avez pas passé votre jeunesse, répondit miss Baring en souriant.

Rodney avait préparé soigneusement comme d’habitude nos respectives « night caps » du soda teinté de whisky. Nous prîmes ensemble nos grands verres pétillants, nous les tînmes élevés pendant quelques secondes en un toast d’amitié et de bons souhaits. Je me retirai ensuite pour laisser les jeunes gens parler de leurs affaires. Sur le seuil de la bibliothèque dont Rodney tenait la porte ouverte, je me retournai et le charmant tableau vivant s’imprima à la fois dans mon cœur et dans mon cerveau.

Et c’est moi qui ai conduit mes hôtes à la station, qui les ai mis en chemin de fer ! Ils m’ont fait mille excuses de me quitter. Nous étions tous passablement émus. Au moment où le train s’ébranlait, Ëdilh m’a crié : « Invitez les chiens et le chat à prendre le thé avec vous ! » En me voyant seule sur la plateforme de Wimbledon, j’ai éprouvé un peu de stupeur, puis la bizarrerie de la chose m’a fait sourire. Voilà au moins une fin de visite qui n’est pas banale, me suis-je dit.

Sur cette réflexion, j’ai rejoint la Victoria louée à mon intention. Madame Baring avait exigé que je fisse une longue promenade en voiture. Je lui ai obéi, mais je n’ai vu ni la verdure, ni les fleurs, ni le paysage. Toutes mes facultés de romancier sont demeurées tendues pour imaginer la fin de ce joli chapitre. J’ai essayé de me représenter madame Baring arrivant dans cette maison où elle n’avait pas mis le pied depuis vingt ans et où l’homme qui l’avait aimée reposait dans la mort. J’aurais voulu voir l’expression des physionomies, l’accueil des serviteurs, assister aux funérailles, entendre la lecture du testament.

Aussitôt rentrée à la maison, j’ai demandé le thé et me le suis fait servir dans un angle de la pelouse, mon coin favori, un coin abrité et embaumé par un magnifique tilleul. Je n’ai pas manqué de convier les animaux ainsi qu’Edith me l’avait recommandé. Lord, le chat, un vrai Britisher s’il en fut, prend son thé tous les jours avec nous, on le lui sert dans un large bol acheté à Aix-les-Bains à son intention. Les chiens, eux, ne sont invités que le dimanche. Aujourd’hui, ils ont donc eu une surprise agréable. Je les ai servis généreusement. Comme d’habitude, ils eurent bientôt lapé le contenu de leurs tasses.et alors ils demeurèrent trépignants d’enie deant le chat qui, avec sa petite langue, n’était pas allé aussi vite en besogne. Ils eussent pu l’écarter d’un coup de museau, mais ils savaient bien qu’ils ne devaient pas le faire. Je voyais le reflet de la lutte sur leurs physionomies. On eût dit que Lord avait conscience du supplice qu’il leur imposait et qu’il en jouissait. Il s’arrêtait de boire, fermait les yeux à demi, puis au premier mouvement en avant de ses compagnons, il recommençait. Quand il eut fini, il se redressa, s’étira, Jack et Bob se précipitèrent sur son reste de thé et n’en firent qu’une lampée. Bob se mit ensuite à lui lécher les babines jusqu’à ce qu’un coup de griffe înt mettre fin à cette effusion intéressée. Cette petite scène s’était souvent jouée devant moi, mais je n’avais jamais aussi bien remarqué les traits de sentiments humains qu’elle renfermait. Non, en vérité, il n’y a point de solution de continuité dans la chaîne des êtres.

Je m’attardai à mon goûter. Des couples de merles soupaient sans crainte sur la pelouse, suivis de près comme toujours par des moineaux. Je me suis demandé le motif qui amenait ces derniers dans leur sillage. Serait-ce le snobisme, la vanité d’escorter un grand oiseau ? Je promenai un long regard affectueux sur toutes les créatures qui m’entouraient, sur les beaux arbres, sur les plates-bandes de fleurs. La jolie maison reine Anne qu’éclairait le soleil couchant avait toutes ses fenêtres ouvertes, on aurait pu la croire inhabitée. Par un sentiment entièrement subjectif, il me sembla que dans son aspect il y avait déjà de la tristesse, de l’abandon. Pauvre demeure urbaine, les châtelains de Loftshall ne la regretteront-ils jamais ? Je le souhaite.

Aujourd’hui, j’ai achevé ma malle, écrit bon nombre de pages, promené Jack et Bob. Un télégramme d’Édith m’apprend que « tout est comme je le désirais », ce qui veut dire que M. Wilkes a fait un testament juste.

Demain dimanche, je dirai adieu à ce toit hospitalier où, pendant un mois entier, j’ai vécu dans une atmosphère de bonté et je sens d’avance que cet adieu me serrera le cœur très fort !

  1. Littéralement : elle est une brique, une image d’argot pour exprimer la solidité de caractère.