L’Île inconnue/Introduction

Calmann-Lévy, éditeurs (p. iii-viii).


INTRODUCTION


L’Île Inconnue ! Elle n’est pas, comme on pourrait le supposer, dans l’océan Pacifique ou dans l’océan Glacial, mais à sept heures et demie de Paris, via Calais-Douvres. Quand le temps est clair, on aperçoit même, de la côte de France, ses falaises blanches. Cette île, c’est l’Angleterre, le corps aux bras multiples du grand empire britannique. Des paquebots font la navette entre elle et nous, un câble nous relie, nous sommes en communication, nous ne sommes pas encore en communion. Pour la majorité des Français, elle est terra incognita. Ils ne connaissent ni sa langue, ni le caractère vrai de ses habitants, ni leur histoire, ni leur littérature. Pendant des années, ils ont répété des paroles qui traînaient dans des cerveaux incultes, sans se demander si elles étaient vraies ou si elles l’avaient jamais été. Les insulaires, nos voisins, en ont usé de même à notre égard. Nous nous sommes calomniés mutuellement, nous nous sommes lancé des injures à la tête comme pourraient le faire deux peuples enfants. « Vous êtes des gens sans moralité, sans tenue », nous criait-on de l’autre côté du détroit. « Vous êtes des hypocrites, des sépulcres blanchis, des égoïstes », répliquait-on de ce côté-ci. Et chaque jour, quelques-uns de ces adjectifs projectiles allaient faire des blessures à la vanité, à l’amour patriotique, blessures qui se cicatrisent difficilement.

Dans les couches inférieures des deux nations, il y avait cette haine de race, qui ne devrait plus se rencontrer que sous la paillote du sauvage. Dans les couches intermédiaires, la haine très vivace était entretenue par le souvenir des défaites, des invasions audacieuses, des revendications injustes, par l’incompréhension, l’ignorance et l’envie. Dans les classes supérieures, elle était très atténuée. En France, aujourd’hui encore, on déteste les Anglais parce qu’ils nous ont vaincus à Waterloo, qu’ils viennent à l’Opéra en costumes de touristes, qu’ils remplissent de colis sans nombre les compartiments de chemin de fer. Le comique de la chose est que ces griefs sont articulés par des gens qui n’ont pas lu le récit de la bataille de Waterloo, aussi glorieuse pour les vaincus que pour les vainqueurs, qui ne vont jamais à l’Opéra et qui ne voyagent pas.

En Angleterre, dans la même classe, il n’y a pas plus de justice et de bon sens. Dans les chapelles presbytériennes, on prêche volontiers contre les Français ; une foule d’honorables vieilles filles, de braves mères de famille, d’hommes sérieux mais qui ne sont pas sortis de leur pays, nous jugent de confiance comme des êtres de toute immoralité. Ils parlent de nous en baissant la voix, d’un air pudique, comme ils parleraient de quelque chose d’inconvenant ou « of the old gentleman », du diable, avec lequel ils nous supposent une étroite parenté.

Dans les romans, au théâtre, le personnage odieux est toujours français ; s’il y a quelque Anglaise perverse, soyez sûr qu’elle est habillée par Doucet ou par Paquin. Il faut que nous y soyons toujours pour quelque chose. Les Français et les Françaises de fabrique anglaise n’ont pas un trait vrai. Ou les auteurs manquent d’intuition, ou ils ne prennent pas la peine d’étudier notre caractère. C’est aussi fâcheux pour eux que pour nous.

Cette mauvaise réputation n’empêche pas nos voisins de nous rendre visite — au contraire. Ils viennent à Paris comme on va vers la lumière. Malheureusement ils se contentent d’explorer les champs de courses, les boulevards, de fréquenter les music-halls. Ils repartent sans avoir échangé un mot ou une pensée avec un Français, sans avoir rien vu de notre vie élevée ou familiale, sans avoir acquis une seule notion juste sur nos mœurs et notre pays. Il en sera ainsi pendant des années. Ces petits voyages donnent à l’Anglais une sorte de prestige. Dans son cercle intime, on s’imagine qu’il a vu et fait des choses inouïes. Il ne s’en défend pas, soyez-en sûr.

Quant aux Français, la plupart évitent systématiquement d’aller en Angleterre, persuadés qu’ils n’ont rien à y apprendre. Lorsqu’ils y vont pour leurs affaires, ils ne voient que le vilain climat, le ciel gris, et reviennent avec la douce conviction que tout est mieux chez eux.

On comprend difficilement que deux peuples aussi proches voisins n’aient pas tenté un effort pour se comprendre mieux. L’ignorance mutuelle de la langue est la cause de tous les malentendus entre John Bull et Madame la France.

Et cependant, ce n’est pas sans dessein que la Providence a placé Anglais et Français en face les uns des autres. L’élément masculin et l’élément féminin doivent exister dans tout l’univers, chez le Créateur même. Les races saxonnes et germaines sont éminemment masculines, les races latines et slaves sont éminemment féminines. Quand on y regarde de près, on s’aperçoit que leurs querelles sont surtout des querelles de sexe. Au sud de l’Europe, les trois grandes sœurs latines, la France tenant par la main l’Italie et l’Espagne, sont comme maintenues par l’Angleterre et l’Allemagne. De ces nations mâles, elles reçoivent l’impulsion, le mouvement initial souvent, mais en retour elles exercent sur elles une influence psychique puissante, bienfaisante et civilisatrice. Depuis qu’une sorte d’interrupteur a été placé du côté de l’Allemagne, le courant d’action s’est augmenté avec nos voisins. Nous approvisionnons l’Angleterre et son argent répand le bien-être dans plusieurs de nos départements. Nous enrichissons son dictionnaire d’une multitude de mots nécessaires à exprimer des états d’âme, des nuances de sentiment, elle enrichit le nôtre avec des mots de sport et d’action. En dépit de notre mauvaise volonté réciproque, de notre résistance individuelle, nous nous affectons de plus en plus. Le VIII INTRODUCTION.

français devient en faveur dans l'I] Inconnue. Chez nous, les « miss » remplacent les « Fräulein » et notre petit monde commence à parler anglais.

La muraille chinoise que l'ignorance avait élevée au milieu de la Manche s’abaisse de plus en plus. Quand elle aura disparu, Anglais et Français seront bien étonnés de découvrir que, derrière, il y avait tant de braves gens. L'œuvre de démolition est commencée depuis longtemps. En donnant ces pages de mon journal écrites sur le sol même de l'Ile Inconnue, j'y vais de mon petit coup de marteau.