L’Île des Pingouins/Livre IV
LIVRE IV
LES TEMPS MODERNES
TRINCO
CHAPITRE PREMIER
LA ROUQUINE
Ægidius Aucupis, l’Érasme des Pingouins, ne s’était pas trompé ; son temps fut celui du libre examen. Mais ce grand homme prenait pour douceur de mœurs les élégances des humanistes et ne prévoyait pas les effets du réveil de l’intelligence chez les Pingouins. Il amena la réforme religieuse ; les catholiques massacrèrent les réformés ; les réformés massacrèrent les catholiques : tels furent les premiers progrès de la liberté de pensée. Les catholiques l’emportèrent en Pingouinie. Mais l’esprit d’examen avait, à leur insu, pénétré en eux ; ils associaient la raison à la croyance et prétendaient dépouiller la religion des pratiques superstitieuses qui la déshonoraient, comme plus tard on dégagea les cathédrales des échoppes que les savetiers, regrattiers et ravaudeuses y avaient adossées. Le mot de légende, qui indiquait d’abord ce que le fidèle doit lire, impliqua bientôt l’idée de fables pieuses et de contes puérils.
Les saints et les saintes eurent à souffrir de cet état d’esprit. Un petit chanoine, notamment, très savant, très austère et très âpre, nommé Princeteau, en signala un si grand nombre comme indignes d’être chômés, qu’on le surnomma le dénicheur de saints. Il ne pensait pas que l’oraison de sainte Marguerite, appliquée en cataplasme sur le ventre des femmes en travail, calmât les douleurs de l’enfantement.
La vénérable patronne de la Pingouinie n’échappa point à sa critique sévère. Voici ce qu’il en dit dans ses Antiquités d’Alca.
« Rien de plus incertain que l’histoire et même l’existence de sainte Orberose. Un vieil annaliste anonyme, le religieux des Dombes, rapporte qu’une femme du nom d’Orberose fut possédée par le diable dans une caverne où, de son temps encore, les petits gars et les petites garces du village venaient faire, en manière de jeu, le diable et la belle Orberose. Il ajoute que cette femme devint la concubine d’un horrible dragon qui désolait la contrée. Cela n’est guère croyable, mais l’histoire d’Orberose, telle qu’on l’a contée depuis, ne semble pas beaucoup plus digne de foi.
» La vie de cette sainte par l’abbé Simplicissimus est de trois cents ans postérieure aux prétendus événements qu’elle rapporte ; l’auteur s’y montre crédule à l’excès et dénué de toute critique. »
Le soupçon s’attaqua même aux origines surnaturelles des Pingouins. L’historien Ovidius Capito alla jusqu’à nier le miracle de leur transformation. Il commence ainsi ses Annales de la Pingouinie :
« Une épaisse obscurité enveloppe cette histoire et il n’est pas exagéré de dire qu’elle est tissue de fables puériles et de contes populaires. Les Pingouins se prétendent sortis des oiseaux baptisés par saint Maël et que Dieu changea en hommes par l’intercession de ce glorieux apôtre. Ils enseignent que, située d’abord dans l’océan glacial, leur île, flottante comme Délos, était venue mouiller dans les mers aimées du ciel dont elle est aujourd’hui la reine. Je conjecture que ce mythe rappelle les antiques migrations des Pingouins ».
Au siècle suivant, qui fut celui des philosophes, le scepticisme devint plus aigu : je n’en veux pour preuve que ce passage célèbre de l’Essai moral :
« Venus on ne sait d’où (car enfin leurs origines ne sont pas limpides), successivement envahis et conquis par quatre ou cinq peuples du midi, du couchant, du levant, du septentrion ; croisés, métissés, amalgamés, brassés, les Pingouins vantent la pureté de leur race, et ils ont raison, car ils sont devenus une race pure. Ce mélange de toutes les humanités, rouge, noire, jaune, blanche, têtes rondes, têtes longues, a formé, au cours des siècles, une famille humaine suffisamment homogène et reconnaissable à certains caractères dus à la communauté de la vie et des mœurs.
» Cette idée qu’ils appartiennent à la plus belle race du monde et qu’ils en sont la plus belle famille, leur inspire un noble orgueil, un courage indomptable et la haine du genre humain.
» La vie d’un peuple n’est qu’une suite de misères, de crimes et de folies. Cela est vrai de la nation pingouine comme de toutes les nations. À cela près son histoire est admirable d’un bout à l’autre. »
Les deux siècles classiques des Pingouins sont trop connus pour que j’y insiste ; mais ce qui n’avait pas été suffisamment observé, c’est comment les théologiens rationalistes, tels que le chanoine Princeteau, donnèrent naissance aux incrédules du siècle suivant. Les premiers se servirent de leur raison pour détruire tout ce qui dans la religion ne leur paraissait point essentiel ; ils laissèrent seuls intacts les articles de foi stricte ; leurs successeurs intellectuels, instruits par eux à faire usage de la science et de la raison, s’en servirent contre ce qui restait de croyances ; la théologie raisonnable engendra la philosophie naturelle.
C’est pourquoi (s’il m’est permis de passer des Pingouins d’autrefois au Souverain Pontife qui gouverne aujourd’hui l’Église universelle) on ne saurait trop admirer la sagesse du pape Pie X qui condamne les études d’exégèse comme contraires à la vérité révélée, funestes à la bonne doctrine théologique et mortelles à la foi. S’il se trouve des religieux pour soutenir contre lui les droits de la science, ce sont des docteurs pernicieux et des maîtres pestilents, et si quelque chrétien les approuve, à moins que ce ne soit une grande linotte, je jure qu’il est de la vache à Colas.
À la fin du siècle des philosophes, l’antique régime de la Pingouinie fut détruit de fond en comble, le roi mis à mort, les privilèges de la noblesse abolis et la République proclamée au milieu des troubles, sous le coup d’une guerre effroyable. L’assemblée qui gouvernait alors la Pingouinie ordonna que tous les ouvrages de métal contenus dans les Églises fussent mis à la fonte. Les patriotes violèrent les tombes des rois. On raconte que, dans son cercueil ouvert, Draco le Grand apparut noir comme l’ébène et si majestueux, que les violateurs s’enfuirent épouvantés. Selon d’autres témoignages, ces hommes grossiers lui mirent une pipe à la bouche et lui offrirent, par dérision, un verre de vin.
Le dix-septième jour du mois de la fleur, la châsse de sainte Orberose, offerte depuis cinq siècles, en l’église Saint-Maël, à la vénération du peuple, fut transportée dans la maison de ville et soumise aux experts désignés par la commune ; elle était de cuivre doré, en forme de nef, toute couverte d’émaux et ornée de pierreries qui furent reconnues fausses. Dans sa prévoyance, le chapitre en avait ôté les rubis, les saphirs, les émeraudes et les grandes boules de cristal de roche, et y avait substitué des morceaux de verre. Elle ne contenait qu’un peu de poussière et de vieux linges qu’on jeta dans un grand feu allumé sur la place de Grève pour y consumer les reliques des saints. Le peuple dansait autour en chantant des chansons patriotiques.
Du seuil de leur échoppe adossée à la maison de ville, le Rouquin et la Rouquine regardaient cette ronde de forcenés. Le Rouquin tondait les chiens et coupait les chats ; il fréquentait les cabarets. La Rouquine était rempailleuse et entremetteuse ; elle ne manquait pas de sens.
— Tu le vois, Rouquin, dit-elle à son homme : ils commettent un sacrilège. Ils s’en repentiront.
— Tu n’y connais rien, ma femme, répliqua le Rouquin ; ils sont devenus philosophes, et quand on est philosophe, c’est pour la vie.
— Je te dis, Rouquin, qu’ils regretteront tôt ou tard ce qu’ils font aujourd’hui. Ils maltraitent les saints qui ne les ont pas suffisamment assistés ; mais les cailles ne leur tomberont pas pour cela toutes rôties dans le bec ; ils se trouveront aussi gueux que devant et quand ils auront beaucoup tiré la langue, ils redeviendront dévots. Un jour arrivera, et plus tôt qu’on ne croit, où la Pingouinie recommencera d’honorer sa benoîte patronne. Rouquin, il serait sage de garder pour ce jour-là, en notre logis, au fond d’un vieux pot, une poignée de cendre, quelques os et des chiffons. Nous dirons que ce sont les reliques de sainte Orberose, que nous avons sauvées des flammes, au péril de notre vie. Je me trompe bien, si nous n’en recueillerons pas honneur et profit. Cette bonne action pourra nous valoir, dans notre vieillesse, d’être chargés par monsieur le curé de vendre les cierges et de louer les chaises dans la chapelle de sainte Orberose.
Ce jour même, la Rouquine prit à son foyer un peu de cendres et quelques os rongés et les mit dans un vieux pot de confitures, sur l’armoire.
CHAPITRE II
TRINCO
La Nation souveraine avait repris les terres de la noblesse et du clergé pour les vendre à vil prix aux bourgeois et aux paysans. Les bourgeois et les paysans jugèrent que la révolution était bonne pour y acquérir des terres et mauvaise pour les y conserver.
Les législateurs de la République firent des lois terribles pour la défense de la propriété et édictèrent la mort contre quiconque proposerait le partage des biens. Mais cela ne servit de rien à la république. Les paysans, devenus propriétaires, s’avisaient qu’elle avait, en les enrichissant, porté le trouble dans les fortunes et ils souhaitaient l’avènement d’un régime plus respectueux du bien des particuliers et plus capable d’assurer la stabilité des institutions nouvelles.
Ils ne devaient pas l’attendre longtemps. La république, comme Agrippine, portait dans ses flancs son meurtrier.
Ayant de grandes guerres à soutenir, elle créa les forces militaires qui devaient la sauver et la détruire. Ses législateurs pensaient contenir les généraux par la terreur des supplices ; mais s’ils tranchèrent quelquefois la tête aux soldats malheureux, ils n’en pouvaient faire autant aux soldats heureux qui se donnaient sur elle l’avantage de la sauver.
Dans l’enthousiasme de la victoire, les Pingouins régénérés se livrèrent à un dragon plus terrible que celui de leurs fables qui, comme une cigogne au milieu des grenouilles, durant quatorze années, d’un bec insatiable les dévora.
Un demi-siècle après le règne du nouveau dragon, un jeune maharajah de Malaisie, nommé Djambi, désireux de s’instruire en voyageant, comme le scythe Anacharsis, visita la Pingouinie et fit de son séjour une intéressante relation, dont voici la première page :
Après quatre-vingt-dix jours de navigation j’abordai dans le port vaste et désert des Pingouins philomaques et me rendis à travers des campagnes incultes jusqu’à la capitale en ruines. Ceinte de remparts, pleine de casernes et d’arsenaux, elle avait l’air martial et désolé. Dans les rues des hommes rachitiques et bistournés traînaient avec fierté de vieux uniformes et des ferrailles rouillées.
— Qu’est-ce que vous voulez ? me demanda rudement, sous la porte de la ville, un militaire dont les moustaches menaçaient le ciel.
— Monsieur, répondis-je, je viens, en curieux, visiter cette île.
— Ce n’est pas une île, répliqua le soldat.
— Quoi ! m’écriai-je, l’île des Pingouins n’est point une île ?
— Non, monsieur, c’est une insule. On l’appelait autrefois île, mais depuis un siècle, elle porta par décret le nom d’insule. C’est la seule insule de tout l’univers. Vous avez un passeport ?
— Le voici.
— Allez le faire viser au ministère des relations extérieures.
Un guide boiteux, qui me conduisait, s’arrêta sur une vaste place.
— L’insule, dit-il, a donné le jour, vous ne l’ignorez pas, au plus grand génie de l’univers, Trinco, dont vous voyez la statue devant vous ; cet obélisque, dressé à votre droite, commémore la naissance de Trinco ; la colonne qui s’élève à votre gauche porte à son faîte Trinco, ceint du diadème. Vous découvrez d’ici l’arc de triomphe dédié à la gloire de Trinco et de sa famille.
— Qu’a-t-il fait de si extraordinaire, Trinco ? demandai-je.
— La guerre.
— Ce n’est pas une chose extraordinaire. Nous la faisons constamment, nous autres Malais.
— C’est possible, mais Trinco est le plus grand homme de guerre de tous les pays et de tous les temps. Il n’a jamais existé d’aussi grand conquérant que lui. En venant mouiller dans notre port, vous avez vu, à l’est, une île volcanique, en forme de cône, de médiocre étendue, mais renommée pour ses vins, Ampélophore, et, à l’ouest, une île plus spacieuse, qui dresse sous le ciel une longue rangée de dents aiguës ; aussi l’appelle-t-on la Mâchoire-du-Chien. Elle est riche en mines de cuivre. Nous les possédions toutes deux avant le règne de Trinco ; là se bornait notre empire. Trinco étendit la domination pingouine sur l’archipel des Turquoises et le Continent Vert, soumit la sombre Marsouinie, planta ses drapeaux dans les glaces du pôle et dans les sables brûlants du désert africain. Il levait des troupes dans tous les pays qu’il avait conquis et, quand défilaient ses armées, à la suite de nos voltigeurs philomaques et de nos grenadiers insulaires, de nos hussards et de nos dragons, de nos artilleurs et de nos tringlots, on voyait des guerriers jaunes, pareils, dans leurs armures bleues, à des écrevisses dressées sur leurs queues ; des hommes rouges coiffés de plumes de perroquets, tatoués de figures solaires et génésiques, faisant sonner sur leur dos un carquois de flèches empoisonnées ; des noirs tout nus, armés de leurs dents et de leurs ongles ; des pygmées montés sur des grues ; des gorilles, se soutenant d’un tronc d’arbre, conduits par un vieux mâle qui portait à sa poitrine velue la croix de la Légion d’honneur. Et toutes ces troupes, emportées sous les étendards de Trinco par le souffle d’un patriotisme ardent, volaient de victoire en victoire. Durant trente ans de guerres Trinco conquit la moitié du monde connu.
— Quoi, m’écriai-je, vous possédez la moitié du monde !
— Trinco nous l’a conquis et nous l’a perdu. Aussi grand dans ses défaites que dans ses victoires, il a rendu tout ce qu’il avait conquis. Il s’est fait prendre même ces deux îles que nous possédions avant lui, Ampélophore et la Mâchoire-du-Chien. Il a laissé la Pingouinie appauvrie et dépeuplée. La fleur de l’insule a péri dans ses guerres. Lors de sa chute, il ne restait dans notre patrie que les bossus et les boiteux dont nous descendons. Mais il nous a donné la gloire.
— Il vous l’a fait payer cher !
— La gloire ne se paye jamais trop cher, répliqua mon guide.
CHAPITRE III
VOYAGE DU DOCTEUR OBNUBILE
Après une succession de vicissitudes inouïes, dont le souvenir est perdu en grande partie par l’injure du temps et le mauvais style des historiens, les Pingouins établirent le gouvernement des Pingouins par eux-mêmes. Ils élurent une diète ou assemblée et l’investirent du privilège de nommer le chef de l’État. Celui-ci, choisi parmi les simples Pingouins, ne portait pas au front la crête formidable du monstre, et n’exerçait point sur le peuple une autorité absolue. Il était lui-même soumis aux lois de la nation. On ne lui donnait pas le titre de roi ; un nombre ordinal ne suivait pas son nom. Il se nommait Paturle, Janvion, Truffaldin, Coquenpot, Bredouille. Ces magistrats ne faisaient point la guerre. Ils n’avaient pas d’habit pour cela.
Le nouvel État reçut le nom de chose publique ou république. Ses partisans étaient appelés républicanistes ou républicains. On les nommait aussi chosards et parfois fripouilles ; mais ce dernier terme était pris en mauvaise part.
La démocratie pingouine ne se gouvernait point par elle-même ; elle obéissait à une oligarchie financière qui faisait l’opinion par les journaux, et tenait dans sa main les députés, les ministres et le président. Elle ordonnait souverainement des finances de la république et dirigeait la politique extérieure du pays.
Les empires et les royaumes entretenaient alors des armées et des flottes énormes ; obligée, pour sa sûreté, de faire comme eux, la Pingouinie succombait sous le poids des armements. Tout le monde déplorait ou feignait de déplorer une si dure nécessité ; cependant les riches, les gens de négoce et d’affaires s’y soumettaient de bon cœur par patriotisme et par ce qu’ils comptaient sur les soldats et les marins pour défendre leurs biens et acquérir au dehors des marchés et des territoires ; les grands industriels poussaient à la fabrication des canons et des navires par zèle pour la défense nationale et afin d’obtenir des commandes. Parmi les citoyens de condition moyenne et de professions libérales, les uns se résignaient sans plainte à cet état de choses, estimant qu’il durerait toujours ; les autres en attendaient impatiemment la fin et pensaient amener les puissances au désarmement simultané.
L’illustre professeur Obnubile était de ces derniers.
— La guerre, disait-il, est une barbarie que le progrès de la civilisation fera disparaître. Les grandes démocraties sont pacifiques et leur esprit s’imposera bientôt aux autocrates eux-mêmes.
Le professeur Obnubile, qui menait depuis soixante ans une vie solitaire et recluse, dans son laboratoire où ne pénétraient point les bruits du dehors, résolut d’observer par lui-même l’esprit des peuples. Il commença ses études par la plus grande des démocraties et s’embarqua pour la Nouvelle-Atlantide.
Après quinze jours de navigation son paquebot entra, la nuit, dans le bassin de Titanport où mouillaient des milliers de navires. Un pont de fer, jeté au-dessus des eaux, tout resplendissant de lumières, s’étendait entre deux quais si distants l’un de l’autre que le professeur Obnubile crut naviguer sur les mers de Saturne et voir l’anneau merveilleux qui ceint la planète du Vieillard. Et cet immense transbordeur charriait plus du quart des richesses du monde. Le savant pingouin, ayant débarqué, fut servi dans un hôtel de quarante-huit étages par des automates, puis il prit la grande voie ferrée qui conduit à Gigantopolis, capitale de la Nouvelle-Atlantide. Il y avait dans le train des restaurants, des salles de jeux, des arènes athlétiques, un bureau de dépêches commerciales et financières, une chapelle évangélique et l’imprimerie d’un grand journal que le docteur ne put lire, parce qu’il ne connaissait point la langue des Nouveaux Atlantes. Le train rencontrait, au bord des grands fleuves, des villes manufacturières qui obscurcissaient le ciel de la fumée de leurs fourneaux : villes noires le jour, villes rouges la nuit, pleines de clameurs sous le soleil et de clameurs dans l’ombre.
— Voilà, songeait le docteur, un peuple bien trop occupé d’industrie et de négoce pour faire la guerre. Je suis, dès à présent, certain que les Nouveaux Atlantes suivent une politique de paix. Car c’est un axiome admis par tous les économistes que la paix au dehors et la paix au dedans sont nécessaires au progrès du commerce et de l’industrie.
En parcourant Gigantopolis, il se confirma dans cette opinion. Les gens allaient par les voies, emportés d’un tel mouvement, qu’ils culbutaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Obnubile, plusieurs fois renversé, y gagna d’apprendre à se mieux comporter : après une heure de course, il renversa lui-même un Atlante.
Parvenu sur une grande place, il vit le portique d’un palais de style classique dont les colonnes corinthiennes élevaient à soixante-dix mètres au-dessus du stylobate leurs chapiteaux d’acanthe arborescente.
Comme il admirait immobile, la tête renversée, un homme d’apparence modeste, l’aborda et lui dit en pingouin :
— Je vois à votre habit que vous êtes de Pingouinie. Je connais votre langue ; je suis interprète juré. Ce palais est celui du Parlement. En ce moment, les députés des États délibèrent. Voulez-vous assister à la séance ?
Introduit dans une tribune, le docteur plongea ses regards sur la multitude des législateurs qui siégeaient dans des fauteuils de jonc, les pieds sur leur pupitre.
Le président se leva et murmura plutôt qu’il n’articula, au milieu de l’inattention générale, les formules suivantes, que l’interprète traduisit aussitôt au docteur :
— La guerre pour l’ouverture des marchés mongols étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d’en envoyer les comptes à la commission des finances…
» Il n’y a pas d’opposition ?…
» La proposition est adoptée.
» La guerre pour l’ouverture des marchés de la Troisième-Zélande étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d’en envoyer les comptes à la commission des finances…
» Il n’y a pas d’opposition ?…
» La proposition est adoptée.
— Ai-je bien entendu ? demanda le professeur Obnubile. Quoi ? vous, un peuple industriel, vous vous êtes engagés dans toutes ces guerres !
— Sans doute, répondit l’interprète : ce sont des guerres industrielles. Les peuples qui n’ont ni commerce ni industrie ne sont pas obligés de faire la guerre ; mais un peuple d’affaires est astreint à une politique de conquêtes. Le nombre de nos guerres augmente nécessairement avec notre activité productrice. Dès qu’une de nos industries ne trouve pas à écouler ses produits, il faut qu’une guerre lui ouvre de nouveaux débouchés. C’est ainsi que nous avons eu cette année une guerre de charbon, une guerre de cuivre, une guerre de coton. Dans la Troisième-Zélande nous avons tué les deux tiers des habitants afin d’obliger le reste à nous acheter des parapluies et des bretelles.
À ce moment, un gros homme qui siégeait au centre de l’assemblée monta à la tribune.
— Je réclame, dit-il, une guerre contre le gouvernement de la république d’Émeraude, qui dispute insolemment à nos porcs l’hégémonie des jambons et des saucissons sur tous les marchés de l’univers.
— Qu’est-ce que ce législateur ? demanda le docteur Obnubile.
— C’est un marchand de cochons.
— Il n’y a pas d’opposition ? dit le président. Je mets la proposition aux voix.
La guerre contre la république d’Émeraude fut votée à mains levées à une très forte majorité.
— Comment ? dit Obnubile à l’interprète ; vous avez voté une guerre avec cette rapidité et cette indifférence !…
— Oh ! c’est une guerre sans importance, qui coûtera à peine huit millions de dollars.
— Et des hommes…
— Les hommes sont compris dans les huit millions de dollars.
Alors le docteur Obnubile se prit la tête dans les mains et songea amèrement :
— Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l’espace une amélioration imperceptible sera accomplie dans l’univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle, qui d’ailleurs n’existe pas.