L’Île des Pingouins/Livre III
LIVRE III
LE MOYEN ÂGE
ET LA RENAISSANCE
CHAPITRE PREMIER
BRIAN LE PIEUX ET LA REINE GLAMORGANE
Les rois d’Alca issus de Draco, fils de Kraken, portaient sur la tête une crête effroyable de dragon, insigne sacré dont la seule vue inspirait aux peuples la vénération, la terreur et l’amour. Ils étaient perpétuellement en lutte soit avec leurs vassaux et leurs sujets, soit avec les princes des îles et des continents voisins.
Les plus anciens de ces rois ont laissé seulement un nom. Encore ne savons-nous ni le prononcer ni l’écrire. Le premier Draconide dont on connaisse l’histoire est Brian le Pieux, estimé pour sa ruse et son courage aux guerres et dans les chasses.
Il était chrétien, aimait les lettres et favorisait les hommes voués à la vie monastique. Dans la salle de son palais où, sous les solives enfumées, pendaient les têtes, les ramures et les cornes des bêtes sauvages, il donnait des festins auxquels étaient conviés tous les joueurs de harpe d’Alca et des îles voisines, et il y chantait lui-même les louanges des héros. Équitable et magnanime, mais enflammé d’un ardent amour de la gloire, il ne pouvait s’empêcher de mettre à mort ceux qui avaient mieux chanté que lui.
Les moines d’Yvern ayant été chassés par les païens qui ravageaient la Bretagne, le roi Brian les appela dans son royaume et fit construire pour eux, près de son palais, un moustier de bois. Chaque jour, il se rendait avec la reine Glamorgane, son épouse, dans la chapelle du moustier, assistait aux cérémonies religieuses et chantait des hymnes.
Or, parmi ces moines, se trouvait un religieux, nommé Oddoul, qui, dans la fleur de sa jeunesse, s’ornait de science et de vertus. Le Diable en conçut un grand dépit et essaya plusieurs fois de l’induire en tentation. Il prit diverses formes et lui montra tour à tour un cheval de guerre, une jeune vierge, une coupe d’hydromel ; puis il lui fit sonner deux dés dans un cornet et lui dit :
— Veux-tu jouer avec moi les royaumes de ce monde contre un des cheveux de ta tête ?
Mais l’homme du Seigneur, armé du signe de la croix, repoussa l’ennemi. S’apercevant qu’il ne le pourrait séduire, le Diable imagina pour le perdre un habile artifice. Par une nuit d’été, il s’approcha de la reine endormie sur sa couche, lui représenta l’image du jeune religieux qu’elle voyait tous les jours dans le moustier de bois, et il mit un charme sur cette image. Aussitôt l’amour entra comme un poison subtil dans les veines de Glamorgane. Et l’envie d’en faire à son plaisir avec Oddoul la consumait. Elle trouvait sans cesse des prétextes pour l’attirer près d’elle. Plusieurs fois elle lui demanda d’instruire ses enfants dans la lecture et le chant.
— Je vous les confie, lui dit-elle. Et je suivrai les leçons que vous leur donnerez, afin de m’instruire moi-même. Avec les fils vous enseignerez la mère.
Mais le jeune religieux s’excusait, tantôt sur ce qu’il n’était pas un maître assez savant, tantôt sur ce que son état lui interdisait le commerce des femmes. Ce refus irrita les désirs de Glamorgane. Un jour qu’elle languissait sur sa couche, son mal étant devenu intolérable, elle fit appeler Oddoul dans sa chambre. Il vint par obéissance, mais demeura les yeux baissés sur le seuil de la porte. De ce qu’il ne la regardait point elle ressentait de l’impatience et de la douleur.
— Vois, lui dit-elle, je n’ai plus de force, une ombre est sur mes yeux. Mon corps est brûlant et glacé.
Et comme il se taisait et ne faisait pas un mouvement, elle l’appela d’une voix suppliante :
— Viens près de moi, viens !
Et, de ses bras tendus qu’allongeait le désir, elle tenta de le saisir et de l’attirer à elle.
Mais il s’enfuit en lui reprochant son impudicité.
Alors, outrée de colère, et craignant qu’Oddoul ne publiât la honte où elle était tombée, elle imagina de le perdre lui-même pour n’être point perdue par lui.
D’une voix éplorée qui retentit dans tout le palais, elle appela à l’aide, comme si vraiment elle courait un grand danger. Ses servantes accourues virent le jeune moine qui fuyait et la reine qui ramenait sur elle les draps de sa couche ; elles crièrent toutes ensemble au meurtre. Et lorsque, attiré par le bruit, le roi Brian entra dans la chambre, Glamorgane, lui montrant ses cheveux épars, ses yeux luisants de larmes et sa poitrine, que, dans la fureur de son amour, elle avait déchiré de ses ongles :
— Mon seigneur et mon époux, voyez, dit-elle, la trace des outrages que j’ai subis. Poussé d’un désir infâme, Oddoul s’est approché de moi et a tenté de me faire violence.
En entendant ces plaintes, en voyant ce sang, le roi, transporté de fureur, ordonna à ses gardes de s’emparer du jeune religieux et de le brûler vif devant le palais, sous les yeux de la reine.
Instruit de cette aventure, l’abbé d’Yvern alla trouver le roi et lui dit :
— Roi Brian, connaissez par cet exemple la différence d’une femme chrétienne et d’une femme païenne. Lucrèce romaine fut la plus vertueuse des princesses idolâtres ; pourtant elle n’eut pas la force de se défendre contre les attaques d’un jeune efféminé, et, confuse de sa faiblesse, elle tomba dans le désespoir, tandis que Glamorgane a résisté victorieusement aux assauts d’un criminel plein de rage et possédé du plus redoutable des démons.
Cependant Oddoul, dans la prison du palais, attendait le moment d’être brûlé vif. Mais Dieu ne souffrit pas que l’innocent pérît. Il lui envoya un ange qui, ayant pris la forme d’une servante de la reine, nommée Gudrune, le tira de sa prison et le conduisit dans la chambre même qu’habitait cette femme dont il avait l’apparence.
Et l’ange dit au jeune Oddoul :
— Je t’aime parce que tu oses.
Et le jeune Oddoul, croyant entendre Gudrune elle-même, répondit, les yeux baissés :
— C’est par la grâce du Seigneur que j’ai résisté aux violences de la reine et bravé le courroux de cette femme puissante.
Et l’ange demanda :
— Comment ? tu n’as pas fait ce dont la reine t’accuse ?
— En vérité ! non, je ne l’ai pas fait, répondit Oddoul, la main sur son cœur.
— Tu ne l’as pas fait ?
— Non ! je ne l’ai pas fait. La seule pensée d’une pareille action me remplit d’horreur.
— Alors, s’écria l’ange, qu’est-ce que tu fiches ici, espèce d’andouille[1] ?
Et il ouvrit la porte pour favoriser la fuite du jeune religieux.
Oddoul se sentit violemment poussé dehors. À peine était-il descendu dans la rue qu’une main lui versa un pot de chambre sur la tête ; et il songea :
— Tes desseins sont mystérieux, Seigneur, et tes voies impénétrables.
CHAPITRE II
DRACO LE GRAND — TRANSLATION
DES RELIQUES DE SAINTE ORBEROSE
La postérité directe de Brian le Pieux s’éteignit vers l’an 900, en la personne de Collic au Court-Nez. Un cousin de ce prince, Bosco le Magnanime, lui succéda et prit soin, pour s’assurer le trône, d’assassiner tous ses parents. Il sortit de lui une longue lignée de rois puissants.
L’un d’eux, Draco le Grand, atteignit à une haute renommée d’homme de guerre. Il fut plus souvent battu que les autres. C’est à cette constance dans la défaite qu’on reconnaît les grands capitaines. En vingt ans, il incendia plus de cent mille hameaux, bourgs, faubourgs, villages, villes, cités et universités. Il portait la flamme indifféremment sur les terres ennemies et sur son propre domaine. Et il avait coutume de dire, pour expliquer sa conduite :
— Guerre sans incendie est comme tripes sans moutarde : c’est chose insipide.
Sa justice était rigoureuse. Quand les paysans qu’il faisait prisonniers ne pouvaient acquitter leur rançon, il les faisait pendre à un arbre, et si quelque malheureuse femme venait l’implorer en faveur de son mari insolvable, il la traînait par les cheveux à la queue de son cheval. Il vécut en soldat, sans mollesse. On se plaît à reconnaître que ses mœurs étaient pures. Non seulement il ne laissa pas déchoir son royaume de sa gloire héréditaire, mais encore il soutint vaillamment jusque dans ses revers l’honneur du peuple pingouin.
Draco le Grand fit transférer à Alca les reliques de sainte Orberose.
Le corps de la bienheureuse avait été enseveli dans une grotte du rivage des Ombres, au fond d’une lande parfumée. Les premiers pélerins qui l’allèrent visiter furent les jeunes garçons et les jeunes filles des villages voisins. Ils s’y rendaient, de préférence, par couples, le soir, comme si les pieux désirs cherchaient naturellement, pour se satisfaire, l’ombre et la solitude. Ils vouaient à la sainte un culte fervent et discret, dont ils semblaient jaloux de garder le mystère ; ils n’aimaient point à publier trop haut les impressions qu’ils y éprouvaient ; mais on les surprenait se murmurant les uns aux autres les mots d’amour, de délices et de ravissement, qu’ils mêlaient au saint nom d’Orberose ; les uns soupiraient qu’on y oubliait le monde ; d’autres disaient qu’on sortait de la grotte dans le calme et l’apaisement ; les jeunes filles entre elles rappelaient les délices dont elles y avaient été pénétrées.
Telles furent les merveilles qu’accomplit la vierge d’Alca à l’aurore de sa glorieuse éternité : elles avaient la douceur et le vague de l’aube. Bientôt le mystère de la grotte, tel qu’un parfum subtil, se répandit dans la contrée ; ce fut pour les âmes pures un sujet d’allégresse et d’édification, et les hommes corrompus essayèrent en vain d’écarter, par le mensonge et la calomnie, les fidèles des sources de grâce qui coulaient du tombeau de la sainte. L’Église pourvut à ce que ces grâces ne demeurassent point réservées à quelques enfants, mais se répandissent sur toute la chrétienté pingouine. Des religieux s’établirent dans la grotte, bâtirent un monastère, une chapelle, une hôtellerie, sur le rivage, et les pèlerins commencèrent à affluer.
Comme fortifiée par un plus long séjour dans le ciel, la bienheureuse Orberose accomplissait maintenant des miracles plus grands en faveur de ceux qui venaient déposer leur offrande sur sa tombe ; elle faisait concevoir des espérances aux femmes jusque-là stériles, envoyait des songes aux vieillards jaloux pour les rassurer sur la fidélité de leurs jeunes épouses injustement soupçonnées, tenait éloignés de la contrée les pestes, les épizooties, les famines, les tempêtes et les dragons de Cappadoce.
Mais durant les troubles qui désolèrent le royaume au temps du roi Collic et de ses successeurs, le tombeau de sainte Orberose fut dépouillé de ses richesses, le monastère incendié, les religieux dispersés ; le chemin, si longtemps foulé par tant de dévots pèlerins, disparut sous l’ajonc, la bruyère et le chardon bleu des sables. Depuis cent ans, la tombe miraculeuse n’était plus visitée que par les vipères, les belettes et les chauves-souris, quand la sainte apparut à un paysan du voisinage nommé Momordic.
— Je suis la vierge Orberose, lui dit-elle ; je t’ai choisi pour rétablir mon sanctuaire. Avertis les habitants de ces contrées que, s’ils laissent ma mémoire abolie et mon tombeau sans honneurs ni richesses, un nouveau dragon viendra désoler la Pingouinie.
Des clercs très savants firent une enquête sur cette apparition qu’ils reconnurent véritable, non diabolique, mais toute céleste, et l’on remarqua plus tard qu’en France, dans des circonstances analogues, sainte Foy et sainte Catherine avaient agi de même et tenu un semblable langage.
Le moustier fut relevé et les pèlerins affluèrent de nouveau. La vierge Orberose opérait des miracles de plus en plus grands. Elle guérissait diverses maladies très pernicieuses, notamment le pied bot, l’hydropisie, la paralysie et le mal de saint Guy. Les religieux, gardiens du tombeau, jouissaient d’une enviable opulence quand la sainte, apparue au roi Draco le Grand, lui ordonna de la reconnaître pour la patronne céleste du royaume et de transférer ses restes précieux dans la cathédrale d’Alca.
En conséquence, les reliques bien odorantes de cette vierge furent portées en grande pompe à l’église métropolitaine et déposées au milieu du chœur, dans une châsse d’or et d’émail, ornée de pierres précieuses.
Le chapitre tint registre des miracles opérés par l’intervention de la bienheureuse Orberose.
Draco le Grand, qui n’avait jamais cessé de défendre et d’exalter la foi chrétienne, mourut dans les sentiments de la plus vive piété, laissant de grands biens à l’Église.
CHAPITRE III
LA REINE CRUCHA
D’effroyables désordres suivirent la mort de Draco le Grand. On a souvent accusé de faiblesse les successeurs de ce prince. Et il est vrai qu’aucun d’eux ne suivit, même de loin, l’exemple de ce vaillant ancêtre.
Son fils Chum, qui était boiteux, négligea d’accroître le territoire des Pingouins. Bolo, fils de Chum, périt assassiné par les gardes du palais, à l’âge de neuf ans, au moment où il montait sur le trône. Son frère Gun lui succéda. Il n’était âgé que de sept ans et se laissa gouverner par sa mère, la reine Crucha.
Crucha était belle, instruite, intelligente ; mais elle ne savait pas résister à ses passions.
Voici en quels termes le vénérable Talpa s’exprime, dans sa chronique, au sujet de cette reine illustre :
« La reine Crucha, pour la beauté du visage et les avantages de la taille, ne le cède ni à Sémiramis de Babylone, ni à Pentésilée, reine des Amazones, ni à Salomé, fille d’Hérodiade. Mais elle présente dans sa personne certaines singularités qu’on peut trouver belles ou disgracieuses, selon les opinions contradictoires des hommes et les jugements du monde. Elle a deux petites cornes au front, qu’elle dissimule sous les bandeaux abondants de sa chevelure d’or ; elle a un œil bleu et un noir, le cou penché à gauche, comme Alexandre de Macédoine, six doigts à la main droite et une petite tête de singe au-dessous du nombril.
» Sa démarche est majestueuse et son abord affable. Elle est magnifique dans ses dépenses, mais elle ne sait pas toujours soumettre sa raison au désir.
» Un jour, ayant remarqué dans les écuries du palais un jeune palefrenier d’une grande beauté, elle se sentit incontinent transportée d’amour pour lui et lui confia le commandement des armées. Ce qu’on doit louer sans réserve dans cette grande reine, c’est l’abondance des dons qu’elle fait aux églises, monastères et chapelles du royaume, et spécialement à la sainte maison de Beargarden, où, par la grâce du Seigneur, j’ai fait profession en ma quatorzième année. Elle a fondé des messes pour le repos de son âme en si grand nombre que tout prêtre, dans l’Église pingouine, est, pour ainsi dire, transformé en un cierge allumé au regard du ciel, afin d’attirer la miséricorde divine sur l’auguste Crucha. »
On peut, par ces lignes et par quelques autres dont j’ai enrichi mon texte, juger de la valeur historique et littéraire des Gesta Pinguinorum. Malheureusement, cette chronique s’arrête brusquement à la troisième année du règne de Draco le Simple, successeur de Gun le Faible. Parvenu à ce point de mon histoire, je déplore la perte d’un guide aimable et sûr.
Durant les deux siècles qui suivirent, les Pingouins demeurèrent plongés dans une anarchie sanglante. Tous les arts périrent. Au milieu de l’ignorance générale, les moines, à l’ombre du cloître, se livraient à l’étude et copiaient avec un zèle infatigable les saintes Écritures. Comme le parchemin était rare, ils grattaient les vieux manuscrits pour y transcrire la parole divine. Aussi vit-on fleurir, ainsi qu’un buisson de roses, les Bibles sur la terre pingouine.
Un religieux de l’ordre de saint Benoît, Ermold le Pingouin, effaça à lui seul quatre mille manuscrits grecs et latins, pour copier quatre mille fois l’évangile de saint Jean. Ainsi furent détruits en grand nombre les chefs-d’œuvre de la poésie et de l’éloquence antiques. Les historiens sont unanimes à reconnaître que les couvents pingouins furent le refuge des lettres au moyen âge.
Les guerres séculaires des Pingouins et des Marsouins remplissent la fin de cette période. Il est extrêmement difficile de connaître la vérité sur ces guerres, non parce que les récits manquent, mais parce qu’il y en a plusieurs. Les chroniqueurs marsouins contredisent sur tous les points les chroniqueurs pingouins. Et, de plus, les Pingouins se contredisent entre eux, aussi bien que les Marsouins. J’ai trouvé deux chroniqueurs qui s’accordent ; mais l’un a copié l’autre. Un fait seul est certain, c’est que les massacres, les viols, les incendies et les pillages se succédèrent sans interruption.
Sous le malheureux prince Bosco IX, le royaume fut à deux doigts de sa ruine. À la nouvelle que la flotte marsouine, composée de six cents grandes nefs, était en vue d’Alca, l’évêque ordonna une procession solennelle. Le chapitre, les magistrats élus, les membres du parlement et les clercs de l’université vinrent prendre dans la cathédrale la châsse de sainte Orberose et la promenèrent tout autour de la ville, suivis du peuple entier qui chantait des hymnes. La sainte patronne de la Pingouinie ne fut point invoquée en vain ; cependant les Marsouins assiégèrent la ville en même temps par terre et par mer, la prirent d’assaut et, durant trois jours et trois nuits, y tuèrent, pillèrent, violèrent et incendièrent avec l’indifférence qu’engendre l’habitude.
On ne saurait trop admirer que, durant ces longs âges de fer, la foi ait été conservée intacte parmi les Pingouins. La splendeur de la vérité éblouissait alors les âmes qui n’étaient point corrompues par des sophismes. C’est ce qui explique l’unité des croyances. Une pratique constante de l’Église contribua sans doute à maintenir cette heureuse communion des fidèles : on brûlait immédiatement tout Pingouin qui pensait autrement que les autres.
CHAPITRE IV
LES LETTRES : JOHANNÈS TALPA
C’est sous la minorité du roi Gun que Johannès Talpa, religieux de Beargarden, composa, dans le monastère où il avait fait profession dès l’âge d’onze ans et dont il ne sortit jamais un seul jour de sa vie, ses célèbres chroniques latines en douze livres De Gestis Pinguinorum.
Le monastère de Beargarden dresse ses hautes murailles sur le sommet d’un pic inaccessible. On n’y découvre alentour que les cimes bleues des monts, coupées par les nuées.
Quand il entreprit de rédiger les Gesta Pinguinorum, Johannès Talpa était déjà vieux. Le bon moine a pris soin de nous en avertir dans son livre. « Ma tête a perdu depuis longtemps, dit-il, la parure de ses boucles blondes et mon crâne est devenu semblable à ces miroirs de métal convexes, que consultent avec tant d’étude et de soins les dames pingouines. Ma taille, naturellement courte, s’est, avec les ans, abrégée et recourbée. Ma barbe blanche réchauffe ma poitrine. »
Avec une naïveté charmante, Talpa nous instruit de certaines circonstances de sa vie et de quelques traits de son caractère. « Issu, nous dit-il, d’une famille noble et destiné dès l’enfance à l’état ecclésiastique, on m’enseigna la grammaire et la musique. J’appris à lire sous la discipline d’un maître qui s’appelait Amicus et qui eût été mieux nommé Inimicus. Comme je ne parvenais pas facilement à connaître mes lettres, il me fouettait de verges avec violence, en sorte que je puis dire qu’il m’imprima l’alphabet en traits cuisants sur les fesses. »
Ailleurs Talpa confesse son inclination naturelle à la volupté. Voici en quels termes expressifs : « Dans ma jeunesse, l’ardeur de mes sens était telle que, sous l’ombre des bois, j’éprouvais le sentiment de bouillir dans une marmite plutôt que de respirer l’air frais. Je fuyais les femmes. En vain ! puisqu’il suffisait d’une sonnette ou d’une bouteille pour me les représenter. »
Tandis qu’il rédigeait sa chronique, une guerre effroyable, à la fois étrangère et civile, désolait la terre pingouine. Les soldats de Crucha, venus pour défendre le monastère de Beargarden contre les barbares marsouins, s’y établirent fortement. Afin de le rendre inexpugnable, ils percèrent des meurtrières dans les murs et enlevèrent de l’église la toiture de plomb pour en faire des balles de fronde. Ils allumaient, à la nuit, dans les cours et les cloîtres, de grands feux auxquels ils rôtissaient des bœufs entiers, embrochés aux sapins antiques de la montagne ; et, réunis autour des flammes, dans la fumée chargée d’une odeur de résine et de graisse, ils défonçaient les tonneaux de vin et de cervoise. Leurs chants, leurs blasphèmes et le bruit de leurs querelles couvraient le son des cloches matinales.
Enfin, les Marsouins, ayant franchi les défilés, mirent le siège autour du monastère. C’étaient des guerriers du Nord, vêtus et armés de cuivre. Ils appuyaient aux parois de la roche des échelles de cent cinquante toises qui, dans l’ombre et l’orage, se rompaient sous le poids des corps et des armes et répandaient des grappes d’hommes dans les ravins et les précipices ; on entendait, au milieu des ténèbres, descendre un long hurlement, et l’assaut recommençait. Les Pingouins versaient des ruisseaux de poix ardente sur les assaillants qui flambaient comme des torches. Soixante fois, les Marsouins furieux tentèrent l’escalade ; ils furent soixante fois repoussés.
Depuis déjà dix mois, ils tenaient le monastère étroitement investi, quand, le saint jour de l’Épiphanie, un pâtre de la vallée leur enseigna un sentier caché par lequel ils gravirent la montagne, pénétrèrent dans les souterrains de l’abbaye, se répandirent dans les cloîtres, dans les cuisines, dans l’église, dans les salles capitulaires, dans la librairie, dans la buanderie, dans les cellules, dans les réfectoires, dans les dortoirs, incendièrent les bâtiments, tuèrent et violèrent sans égard à l’âge ni au sexe. Les Pingouins, brusquement réveillés, couraient aux armes ; les yeux voilés d’ombre et d’épouvante, ils se frappaient les uns les autres, tandis que les Marsouins se disputaient entre eux, à coups de hache, les vases sacrés, les encensoirs, les chandeliers, les dalmatiques, les châsses, les croix d’or et de pierreries.
L’air était chargé d’une âcre odeur de chair grillée ; les cris de mort et les gémissements s’élevaient du milieu des flammes, et, sur le bord des toits croulants, des moines par milliers couraient comme des fourmis et tombaient dans la vallée. Cependant, Johannès Talpa écrivait sa chronique. Les soldats de Crucha, s’étant retirés à la hâte, bouchèrent avec des quartiers de roches toutes les issues du monastère, afin d’enfermer les Marsouins dans les bâtiments incendiés. Et, pour écraser l’ennemi sous l’éboulement des pierres de taille et des pans de murs, ils se servirent comme de béliers des troncs des plus vieux chênes. Les charpentes embrasées s’effondraient avec un bruit de tonnerre et les arceaux sublimes des nefs s’écroulaient sous le choc des arbres géants, balancés par six cents hommes ensemble. Bientôt, il ne resta plus de la riche et vaste abbaye que la cellule de Johannès Talpa, suspendue, par un merveilleux hasard, aux débris d’un pignon fumant. Le vieux chroniqueur écrivait encore.
Cette admirable contention d’esprit peut toutefois sembler excessive chez un annaliste qui s’applique à rapporter les faits accomplis de son temps. Mais, si distrait et détaché qu’on soit des choses environnantes, on en ressent l’influence. J’ai consulté le manuscrit original de Johannès Talpa à la Bibliothèque nationale où il est conservé, fonds ping. K. L6, 123 90 quater. C’est un manuscrit sur parchemin de 628 feuillets. L’écriture en est extrêmement confuse ; les lettres, loin de suivre une ligne droite, s’échappent dans toutes les directions, se heurtent et tombent les unes sur les autres dans un désordre ou, pour mieux dire, dans un tumulte affreux. Elles sont si mal formées qu’il est la plupart du temps impossible non seulement de les reconnaître, mais même de les distinguer des pâtés d’encre qui y sont abondamment mêlés. Ces pages inestimables se ressentent en cela des troubles au milieu desquels elles ont été tracées. La lecture en est difficile. Au contraire, le style du religieux de Beargarden ne porte la marque d’aucune émotion. Le ton des Gesta Pinguinorum ne s’écarte jamais de la simplicité. La narration y est rapide et d’une concision qui va parfois jusqu’à la sécheresse. Les réflexions sont rares et en général judicieuses.
CHAPITRE V
LES ARTS : LES PRIMITIFS DE
LA PEINTURE PINGOUINE
Les critiques pingouins affirment à l’envi que l’art pingouin se distingua dès sa naissance par une originalité puissante et délicieuse et qu’on chercherait vainement ailleurs les qualités de grâce et de raison qui caractérisent ses premiers ouvrages. Mais les Marsouins prétendent que leurs artistes furent constamment les initiateurs et les maîtres des Pingouins. Il est difficile d’en juger, parce que les Pingouins, avant d’admirer leurs peintres primitifs, en détruisirent tous les ouvrages.
On ne saurait trop s’affliger de cette perte. Je la ressens pour ma part avec une vivacité cruelle, car je vénère les antiquités pingouines et j’ai le culte des primitifs.
Ils sont délicieux. Je ne dis pas qu’ils se ressemblent tous ; ce ne serait point vrai ; mais ils ont des caractères communs qu’on retrouve dans toutes les écoles ; je veux dire des formules dont ils ne sortent point, et quelque chose d’achevé, car ce qu’ils savent ils le savent bien. On peut heureusement se faire une idée des primitifs pingouins par les primitifs italiens, flamands, allemands et par les primitifs français qui sont supérieurs à tous les autres ; comme le dit M. Gruyer, ils ont plus de logique, la logique étant une qualité spécialement française. Tenterait-on de le nier, qu’il faudrait du moins accorder à la France le privilège d’avoir gardé des primitifs quand les autres nations n’en avaient plus. L’exposition des primitifs français au pavillon de Marsan, en 1904, contenait plusieurs petits panneaux contemporains des derniers Valois et de Henri IV.
J’ai fait bien des voyages pour voir les tableaux des frères Van Eyck, de Memling, de Rogier van der Wyden, du maître de la mort de Marie, d’Ambrogio Lorenzetti et des vieux ombriens. Ce ne fut pourtant ni Bruges, ni Cologne, ni Sienne, ni Pérouse qui acheva mon initiation ; c’est dans la petite ville d’Arezzo que je devins un adepte conscient de la peinture ingénue. Il y a de cela dix ans ou même davantage. En ce temps d’indigence et de simplicité, les musées des municipes, à toute heure fermés, s’ouvraient à toute heure aux forestieri. Une vieille, un soir, à la chandelle, me montra, pour une demi-lire, le sordide musée d’Arezzo et j’y découvris une peinture de Margaritone, un saint François, dont la tristesse pieuse me tira des larmes. Je fus profondément touché ; Margaritone d’Arezzo devint, depuis ce jour, mon primitif le plus cher.
Je me figure les primitifs pingouins d’après les ouvrages de ce maître. On ne jugera donc pas superflu que je le considère à cette place avec quelque attention, sinon dans le détail de ses œuvres, du moins sous son aspect le plus général et, si j’ose dire, le plus représentatif.
Nous possédons cinq ou six tableaux signés de sa main. Son œuvre capitale, conservée à la National Gallery de Londres, représente la Vierge assise sur un trône et tenant l’enfant Jésus dans ses bras. Ce dont on est frappé d’abord lorsqu’on regarde cette figure, ce sont ses proportions. Le corps, depuis le cou jusqu’aux pieds, n’a que deux fois la hauteur de la tête ; aussi paraît-il extrêmement court et trapu. Cet ouvrage n’est pas moins remarquable par la peinture que par le dessin. Le grand Margaritone n’avait en sa possession qu’un petit nombre de couleurs, et il les employait dans toute leur pureté, sans jamais rompre les tons. Il en résulte que son coloris offre plus de vivacité que d’harmonie. Les joues de la Vierge et celles de l’enfant sont d’un beau vermillon que le vieux maître, par une préférence naïve pour les définitions nettes, a disposé sur chaque visage en deux circonférences si exactes, qu’elles semblent tracées au compas.
Un savant critique du XVIIIe siècle, l’abbé Lauzi, a traité les ouvrages de Margaritone avec un profond dédain. « Ce ne sont, a-t-il dit, que de grossiers barbouillages. En ces temps infortunés, on ne savait ni dessiner ni peindre. » Tel était l’avis commun de ces connaisseurs poudrés. Mais le grand Margaritone et ses contemporains devaient être bientôt vengés d’un si cruel mépris. Il naquit au XIXe siècle, dans les villages bibliques et les cottages réformés de la pieuse Angleterre, une multitude de petits Samuel et de petits Saint-Jean, frisés comme des agneaux, qui devinrent, vers 1840 et 1850, des savants à lunettes et instituèrent le culte des primitifs.
L’éminent théoricien du préraphaélisme, sir James Tuckett, ne craint pas de placer la madone de la National Gallery au rang des chefs-d’œuvre de l’art chrétien. « En donnant à la tête de la Vierge, dit sir James Tuckett, un tiers de la hauteur totale de la figure, le vieux maître a attiré et contenu l’attention du spectateur sur les parties les plus sublimes de la personne humaine et notamment sur les yeux qu’on qualifie volontiers d’organes spirituels. Dans cette peinture, le coloris conspire avec le dessin pour produire une impression idéale et mystique. Le vermillon des joues n’y rappelle pas l’aspect naturel de la peau ; il semble plutôt que le vieux maître ait appliqué sur les visages de la Vierge et de l’Enfant les roses du Paradis. »
On voit, dans une telle critique, briller, pour ainsi dire, un reflet de l’œuvre qu’elle exalte ; cependant le séraphique esthète d’Édimbourg, Mac Silly, a exprimé d’une façon plus sensible encore et plus pénétrante l’impression produite sur son esprit par la vue de cette peinture primitive. « La madone de Margaritone, dit le vénéré Mac Silly, atteint le but transcendant de l’art ; elle inspire à ses spectateurs des sentiments d’innocence et de pureté ; elle les rend semblables aux petits enfants. Et cela est si vrai que, à l’âge de soixante-six ans, après avoir eu la joie de la contempler pendant trois heures d’affilée, je me sentis subitement transformé en un tendre nourrisson. Tandis qu’un cab m’emportait à travers Trafalgar square, j’agitais mon étui de lunettes comme un hochet, en riant et gazouillant. Et, lorsque la bonne de ma pension de famille m’eut servi mon repas, je me versai des cuillerées de potage dans l’oreille avec l’ingénuité du premier âge.
» C’est à de tels effets, ajoute Mac Silly, qu’on reconnaît l’excellence d’une œuvre d’art. »
Margaritone, à ce que rapporte Vasari, mourut à l’âge de soixante-dix-sept ans, regrettant d’avoir assez vécu pour voir surgir un nouvel art et la renommée couronner de nouveaux artistes. » Ces lignes, que je traduis littéralement, ont inspiré à sir James Tuckett les pages les plus suaves, peut-être, de son œuvre. Elles font partie du Bréviaire des esthètes ; tous les préraphaélites les savent par cœur. Je veux les placer ici comme le plus précieux ornement de ce livre. On s’accorde à reconnaître qu’il ne fut rien écrit de plus sublime depuis les prophètes d’Israël.
Margaritone, chargé d’ans et de travaux, visitait un jour l’atelier d’un jeune peintre nouvellement établi dans la ville. Il y remarqua une madone encore toute fraîche, qui, bien que sévère et rigide, grâce à une certaine exactitude dans les proportions et à un assez diabolique mélange d’ombres et de lumières, ne laissait pas que de prendre du relief et quelque air de vie. À cette vue, le naïf et sublime ouvrier d’Arezzo découvrit avec horreur l’avenir de la peinture.
Il murmura, le front dans les mains :
— Que de hontes cette figure me fait pressentir ! J’y discerne la fin de l’art chrétien, qui peint les âmes et inspire un ardent désir du ciel. Les peintres futurs ne se borneront pas, comme celui-ci, à rappeler sur un pan de mur ou un panneau de bois la matière maudite dont nos corps sont formés : ils la célèbreront et la glorifieront. Ils revêtiront leurs figures des dangereuses apparences de la chair ; et ces figures sembleront des personnes naturelles. On leur verra des corps ; leurs formes paraîtront à travers leurs vêtements. Sainte Madeleine aura des seins, sainte Marthe un ventre, sainte Barbe des cuisses, sainte Agnès des fesses (buttocks) ; saint Sébastien dévoilera sa grâce adolescente et saint Georges étalera sous le harnais les richesses musculaires d’une virilité robuste ; les apôtres, les confesseurs, les docteurs et Dieu le Père lui-même paraîtront en manière de bons paillards comme vous et moi ; les anges affecteront une beauté équivoque, ambiguë, mystérieuse qui troublera les cœurs. Quel désir du ciel vous donneront ces représentations ? Aucun ; mais vous y apprendrez à goûter les formes de la vie terrestre. Où s’arrêteront les peintres dans leurs recherches indiscrètes ? Ils ne s’arrêteront point. Ils en arriveront à montrer des hommes et des femmes nus comme les idoles des Romains. Il y aura un art profane et un art sacré, et l’art sacré ne sera pas moins profane que l’autre.
» — Arrière ! démons ! s’écria le vieux maître.
» Car en une vision prophétique, il découvrait les justes et les saints devenus pareils à des athlètes mélancoliques ; il découvrait les Apollo jouant du violon, sur la cime fleurie, au milieu des Muses aux tuniques légères ; il découvrait les Vénus couchées sous les sombres myrtes et les Danaé exposant à la pluie d’or leurs flancs délicieux ; il découvrait les Jésus dans les colonnades, parmi les patriciens, les dames blondes, les musiciens, les pages, les nègres, les chiens et les perroquets ; il découvrait, en un enchevêtrement inextricable de membres humains, d’ailes déployées et de draperies envolées, les Nativités tumultueuses, les Saintes Familles opulentes, les Crucifixions emphatiques ; il découvrait les sainte Catherine, les sainte Barbe, les sainte Agnès, humiliant les patriciennes par la somptuosité de leur velours, de leurs brocarts, de leurs perles et par la splendeur de leur poitrine ; il découvrait les Aurores répandant leurs roses et la multitude des Diane et des Nymphes surprises nues au bord des sources ombreuses. Et le grand Margaritone mourut suffoqué par ce pressentiment horrible de la Renaissance et de l’école de Bologne. »
CHAPITRE VI
MARBODE
Nous possédons un précieux monument de la littérature pingouine au XVe siècle. C’est la relation d’un voyage aux enfers, entrepris par le moine Marbode, de l’ordre de saint Benoît, qui professait pour le poète Virgile une admiration fervente. Cette relation, écrite en assez bon latin, a été publiée par M. du Clos des Lunes. On la trouvera ici traduite pour la première fois en français. Je crois rendre service à mes compatriotes en leur faisant connaître ces pages qui, sans doute, ne sont pas uniques en leur genre dans la littérature latine du moyen âge. Parmi les fictions qui peuvent en être rapprochées nous citerons le Voyage de saint Brendan, la Vision d’Albéric, le Purgatoire de saint Patrice, descriptions imaginaires du séjour supposé des morts, comme la Divine Comédie de Dante Alighieri.
Des œuvres composées sur ce thème la relation de Marbode est une des plus tardives, mais elle n’en est pas la moins singulière.
En la quatorze cent cinquante-troisième année depuis l’incarnation du fils de Dieu, peu de jours avant que les ennemis de la Croix n’entrassent dans la ville d’Hélène et du grand Constantin, il me fut donné à moi, frère Marbode, religieux indigne, de voir et d’ouïr ce que personne n’avait encore ouï ni vu. J’ai composé de ces choses une relation fidèle, afin que le souvenir n’en périsse point avec moi, car le temps de l’homme est court.
Le premier jour de mai de ladite année, à l’heure de vêpres, en l’abbaye de Corrigan, assis sur une pierre du cloître, près de la fontaine couronnée d’églantines, je lisais, à mon habitude, quelque chant du poète que j’aime entre tous, Virgile, qui a dit les travaux de la terre, les bergers et les chefs. Le soir suspendait les plis de sa pourpre aux arcs du cloître et je murmurais d’une voix émue les vers qui montrent comment Didon la Phénicienne traîne sous les myrtes des enfers sa blessure encore fraîche. À ce moment, frère Hilaire passa près de moi, suivi de frère Jacinthe, le portier.
Nourri dans des âges barbares, avant la résurrection des Muses, frère Hilaire n’est point initié à la sagesse antique ; toutefois la poésie du Mantouan a, comme un flambeau subtil, jeté quelques lueurs dans son intelligence.
— Frère Marbode, me demanda-t-il, ces vers que vous soupirez ainsi, la poitrine gonflée et les yeux étincelants, appartiennent-ils à cette grande Énéide dont, matin ni soir, vous ne détournez guère les yeux ?
Je lui répondis que je lisais de Virgile comment le fils d’Anchise aperçut Didon pareille à la lune derrière le feuillage[2].
— Frère Marbode, répliqua-t-il, je suis certain que Virgile exprime en toute occasion de sages maximes et des pensées profondes. Mais les chants qu’il modula sur la flûte syracusaine présentent un sens si beau et une si haute doctrine, qu’on en demeure ébloui.
— Prenez garde, mon père, s’écria frère Jacinthe d’une voix émue. Virgile était un magicien qui accomplissait des prodiges avec l’aide des démons. C’est ainsi qu’il perça une montagne près de Naples et qu’il fabriqua un cheval de bronze ayant le pouvoir de guérir tous les chevaux malades. Il était nécromancien, et l’on montre encore, en une certaine ville d’Italie, le miroir dans lequel il faisait apparaître les morts. Et pourtant une femme trompa ce grand sorcier. Une courtisane napolitaine l’invita de sa fenêtre à se hisser jusqu’à elle dans le panier qui servait à monter les provisions ; et elle le laissa toute la nuit suspendu entre deux étages.
Sans paraître avoir entendu ces propos :
— Virgile est un prophète, répliqua frère Hilaire ; c’est un prophète et qui laisse loin derrière lui les Sibylles avec leurs carmes sacrés, et la fille du roi Priam, et le grand divinateur des choses futures, Platon d’Athènes. Vous trouverez dans le quatrième de ses chants syracusains la naissance de Notre-Seigneur annoncée en un langage qui semble plutôt du ciel que de la terre[3].
» Au temps de mes études, lorsque je lus pour la première fois : jam redit et virgo, je me sentis plongé dans un ravissement infini ; mais tout aussitôt j’éprouvai une vive douleur à la pensée que, privé pour toujours de la présence de Dieu, l’auteur de ce chant prophétique, le plus beau qui soit sorti d’une lèvre humaine, languissait, parmi les Gentils, dans les ténèbres éternelles. Cette pensée cruelle ne me quitta plus. Elle me poursuivait jusqu’en mes études, mes prières, mes méditations et mes travaux ascétiques. Songeant que Virgile était privé de la vue de Dieu et que peut-être même il subissait en enfer le sort des réprouvés, je ne pouvais goûter ni joie ni repos et il m’arriva de m’écrier plusieurs fois par jour, les bras tendus vers le ciel :
» — Révélez-moi, Seigneur, la part que vous fîtes à celui qui chanta sur la terre comme les anges chantent dans les cieux !
» Mes angoisses, après quelques années, cessèrent lorsque je lus dans un livre ancien que le grand apôtre qui appela les Gentils dans l’Église du Christ, saint Paul, s’étant rendu à Naples, sanctifia de ses larmes le tombeau du prince des poètes[4]. Ce me fut une raison de croire que Virgile, comme l’empereur Trajan, fut admis au Paradis pour avoir eu, dans l’erreur le pressentiment de la vérité. On n’est point obligé de le croire, mais il m’est doux de me le persuader. »
Ayant ainsi parlé, le vieillard Hilaire me souhaita la paix d’une sainte nuit et s’éloigna avec le frère Jacinthe.
Je repris la délicieuse étude de mon poète. Tandis que, le livre à la main, je méditais comment ceux qu’Amour fit périr d’un mal cruel suivent les sentiers secrets au fond de la forêt myrteuse, le reflet des étoiles vint se mêler en tremblant aux églantines effeuillées dans l’eau de la fontaine claustrale. Soudain les lueurs, les parfums et la paix du ciel s’abîmèrent. Un monstrueux Borée, chargé d’ombre et d’orage, fondit sur moi en mugissant, me souleva et m’emporta comme un fétu de paille au-dessus des champs, des villes, des fleuves, des montagnes, à travers des nuées tonnantes, durant une nuit faite d’une longue suite de nuits et de jours. Et lorsque après cette constante et cruelle rage l’ouragan s’apaisa enfin, je me trouvai, loin de mon pays natal, au fond d’un vallon enveloppé de cyprès. Alors une femme d’une beauté farouche et traînant de longs voiles s’approcha de moi. Elle me posa la main gauche sur l’épaule et, levant le bras droit vers un chêne au feuillage épais :
— Vois ! me dit-elle.
Aussitôt je reconnus la Sibylle qui garde le bois sacré de l’Averne et je discernai, parmi les branches touffues de l’arbre que montrait son doigt, le rameau d’or agréable à la belle Proserpine.
M’étant dressé debout :
— Ainsi donc, m’écriai-je, ô Vierge prophétique, devinant mon désir, tu l’as satisfait. Tu m’as révélé l’arbre qui porte la verge resplendissante sans laquelle nul ne peut entrer vivant dans la demeure des morts. Et il est vrai que je souhaitais ardemment de converser avec l’ombre de Virgile.
Ayant dit, j’arrachai du tronc antique le rameau d’or et m’élançai sans peur dans le gouffre fumant qui conduit aux bords fangeux du Styx, où tournoient les ombres comme des feuilles mortes. À la vue du rameau dédié à Proserpine, Charon me prit dans sa barque, qui gémit sous mon poids, et j’abordai la rive des morts, accueilli par les abois silencieux du triple Cerbère. Je feignis de lui jeter l’ombre d’une pierre et le monstre vain s’enfuit dans son antre. Là vagissent parmi les joncs les enfants dont les yeux s’ouvrirent et se fermèrent en même temps à la douce lumière du jour ; là, au fond d’une caverne sombre, Minos juge les humains. Je pénétrai dans le bois de myrtes où se traînent languissamment les victimes de l’amour, Phèdre, Procris, la triste Éryphyle, Évadné, Pasiphaé, Laodamie et Cénis, et Didon la Phénicienne ; puis je traversai les champs poudreux réservés aux guerriers illustres. Au delà, s’ouvrent deux routes : celle de gauche conduit au Tartare, séjour des impies. Je pris celle de droite, qui mène à l’Élysée et aux demeures de Dis. Ayant suspendu le rameau sacré à la porte de la déesse, je parvins dans des campagnes amènes, vêtues d’une lumière pourprée. Les ombres des philosophes et des poètes y conversaient gravement. Les Grâces et les Muses formaient sur l’herbe des chœurs légers. S’accompagnant de sa lyre rustique, le vieil Homère chantait. Ses yeux étaient fermés, mais ses lèvres étincelaient d’images divines. Je vis Solon, Démocrite et Pythagore qui assistaient, dans la prairie, aux jeux des jeunes hommes et j’aperçus, à travers le feuillage d’un antique laurier, Hésiode, Orphée, le mélancolique Euripide et la mâle Sappho. Je passai et reconnus, assis au bord d’un frais ruisseau, le poète Horace, Varius, Gallus et Lycoris. Un peu à l’écart, Virgile, appuyé au tronc d’une yeuse obscure, pensif, regardait les bois. De haute stature et la taille mince, il avait encore ce teint hâlé, cet air rustique, cette mise négligée, cette apparence inculte qui, de son vivant, cachait son génie. Je le saluai pieusement et demeurai longtemps sans paroles.
Enfin, quand la voix put sortir de ma gorge serrée :
— Ô toi, si cher aux muses ausoniennes, honneur du nom latin, Virgile, m’écriai-je, c’est par toi que j’ai senti la beauté ; c’est par toi que j’ai connu la table des dieux et le lit des déesses. Souffre les louanges du plus humble de tes adorateurs.
— Lève-toi, étranger, me répondit le poète divin. Je reconnais que tu es vivant à l’ombre que ton corps allonge sur l’herbe en ce soir éternel. Tu n’es pas le premier humain qui soit descendu avant sa mort dans ces demeures, bien qu’entre nous et les vivants tout commerce soit difficile. Mais cesse de me louer : je n’aime pas les éloges ; les bruits confus de la gloire ont toujours offensé mes oreilles. C’est pourquoi, fuyant Rome, où j’étais connu des oisifs et des curieux, j’ai travaillé dans la solitude de ma chère Parthénope. Et puis, pour goûter tes louanges, je ne suis pas assez sûr que les hommes de ton siècle comprennent mes vers. Qui es-tu ?
— Je me nomme Marbode, du royaume d’Alca. J’ai fait profession en l’abbaye de Corrigan. Je lis tes poèmes le jour et je les lis la nuit. C’est toi que je suis venu voir dans les Enfers : j’étais impatient de savoir quel y est ton sort. Sur la terre, les doctes en disputent souvent. Les uns tiennent pour extrêmement probable qu’ayant vécu sous le pouvoir des démons, tu brûles maintenant dans les flammes inextinguibles ; d’autres, mieux avisés, ne se prononcent point, estimant que tout ce qu’on dit des morts est incertain et plein de mensonges ; plusieurs, non à la vérité des plus habiles, soutiennent que, pour avoir haussé le ton des Muses siciliennes et annoncé qu’une nouvelle progéniture descendait des cieux, tu fus admis, comme l’empereur Trajan, à jouir dans le paradis chrétien de la béatitude éternelle.
— Tu vois qu’il n’en est rien, répondit l’ombre en souriant.
— Je te rencontre en effet, ô Virgile, parmi les héros et les sages, dans ces Champs-Élysées que toi-même as décrits. Ainsi donc, contrairement à ce que plusieurs croient sur la terre, nul n’est venu te chercher de la part de Celui qui règne là-haut ?
Après un assez long silence :
— Je ne te cacherai rien. Il m’a fait appeler ; un de ses messagers, un homme simple, est venu me dire qu’on m’attendait et que, bien que je ne fusse point initié à leurs mystères, en considération de mes chants prophétiques, une place m’était réservée parmi ceux de la secte nouvelle. Mais je refusai de me rendre à cette invitation ; je n’avais point envie de changer de place. Ce n’est pas que je partage l’admiration des Grecs pour les Champs-Élysées et que j’y goûte ces joies qui font perdre à Proserpine le souvenir de sa mère. Je n’ai jamais beaucoup cru moi-même à ce que j’en ai dit dans mon Énéide. Instruit par les philosophes et par les physiciens, j’avais un juste pressentiment de la vérité. La vie aux enfers est extrêmement diminuée ; on n’y sent ni plaisir ni peine ; on est comme si l’on n’était pas. Les morts n’y ont d’existence que celle que leur prêtent les vivants. Je préférai toutefois y demeurer.
— Mais quelle raison donnas-tu, Virgile, d’un refus si étrange ?
— J’en donnai d’excellentes. Je dis à l’envoyé du dieu que je ne méritais point l’honneur qu’il m’apportait, et que l’on supposait à mes vers un sens qu’ils ne comportaient pas. En effet, je n’ai point trahi dans ma quatrième Églogue la foi de mes aïeux. Des juifs ignorants ont pu seuls interpréter en faveur d’un dieu barbare un chant qui célèbre le retour de l’âge d’or, prédit par les oracles sibylliens. Je m’excusai donc sur ce que je ne pouvais pas occuper une place qui m’était destinée par erreur et à laquelle je ne me reconnaissais nul droit. Puis, j’alléguai mon humeur et mes goûts, qui ne s’accordaient pas avec les mœurs des nouveaux cieux.
» — Je ne suis point insociable, dis-je à cet homme ; j’ai montré dans la vie un caractère doux et facile. Bien que la simplicité extrême de mes habitudes m’ait fait soupçonner d’avarice, je ne gardais rien pour moi seul ; ma bibliothèque était ouverte à tous, et j’ai conformé ma conduite à cette belle parole d’Euripide : « Tout doit être commun entre amis ». Les louanges, qui m’étaient importunes quand je les recevais, me devenaient agréables lorsqu’elles s’adressaient à Varius ou à Macer. Mais au fond, je suis rustique et sauvage, je me plais dans la société des bêtes ; je mis tant de soin à les observer, je prenais d’elles un tel souci que je passai, non point tout à fait à tort, pour un très bon vétérinaire. On m’a dit que les gens de votre secte s’accordaient une âme immortelle et en refusaient une aux animaux : c’est un non-sens qui me fait douter de leur raison. J’aime les troupeaux et peut-être un peu trop le berger. Cela ne serait pas bien vu chez vous. Il y a une maxime à laquelle je m’efforçai de conformer mes actions : rien de trop. Plus encore que ma faible santé, ma philosophie m’instruisit à user des choses avec mesure. Je suis sobre ; une laitue et quelques olives, avec une goutte de falerne, composaient tout mon repas. J’ai fréquenté modérément le lit des femmes étrangères ; et je ne me suis pas attardé outre mesure à voir, dans la taverne, danser au son du crotale, la jeune syrienne[5]. Mais si j’ai contenu mes désirs, ce fut pour ma satisfaction et par bonne discipline : craindre le plaisir et fuir la volupté m’eût paru le plus abject outrage qu’on pût faire à la nature. On m’assure que durant leur vie certains parmi les élus de ton dieu s’abstenaient de nourriture et fuyaient les femmes par amour de la privation et s’exposaient volontairement à d’inutiles souffrances. Je craindrais de rencontrer ces criminels dont la frénésie me fait horreur. Il ne faut pas demander à un poète de s’attacher trop strictement à une doctrine physique et morale ; je suis Romain, d’ailleurs, et les Romains ne savent pas comme les Grecs conduire subtilement des spéculations profondes ; s’ils adoptent une philosophie, c’est surtout pour en tirer des avantages pratiques. Siron, qui jouissait parmi nous d’une haute renommée, en m’enseignant le système d’Épicure, m’a affranchi des vaines terreurs et détourné des cruautés que la religion persuade aux hommes ignorants ; j’ai appris de Zénon à supporter avec constance les maux inévitables ; j’ai embrassé les idées de Pythagore sur les âmes des hommes et des animaux, qui sont les unes et les autres d’essence divine ; ce qui nous invite à nous regarder sans orgueil ni sans honte. J’ai su des Alexandrins comment la terre, d’abord molle et ductile, s’affermit à mesure que Nérée s’en retirait pour creuser ses demeures humides ; comment insensiblement se formèrent les choses ; de quelle manière, tombant des nuées allégées, les pluies nourrirent les forêts silencieuses et par quel progrès enfin de rares animaux commencèrent à errer sur les montagnes innomées. Je ne pourrais plus m’accoutumer à votre cosmogonie, mieux faite pour les chameliers des sables de Syrie que pour un disciple d’Aristarque de Samos. Et que deviendrai-je dans le séjour de votre béatitude, si je n’y trouve pas mes amis, mes ancêtres, mes maîtres et mes dieux, et s’il ne m’est pas donné d’y voir le fils auguste de Rhéa, Vénus, au doux sourire, mère des Énéades, Pan, les jeunes Dryades, les Sylvains et le vieux Silène barbouillé par Églé de la pourpre des mûres.
» Voilà les raisons que je priai cet homme simple de faire valoir au successeur de Jupiter.
— Et depuis lors, ô grande ombre, tu n’as plus reçu de messages ?
— Je n’en ai reçu aucun.
— Pour se consoler de ton absence, Virgile, ils ont trois poètes : Commodien, Prudence et Fortunat qui naquirent tous trois en des jours ténébreux où l’on ne savait plus ni la prosodie ni la grammaire. Mais dis-moi, ne reçus-tu jamais, ô Mantouan, d’autres nouvelles du Dieu dont tu refusas si délibérément la compagnie ?
— Jamais, qu’il me souvienne.
— Ne m’as-tu point dit que je n’étais pas le premier qui, descendu vivant dans ces demeures, se présenta devant toi ?
— Tu m’y fais songer. Il y a un siècle et demi, autant qu’il me semble (il est difficile aux ombres de compter les jours et les années), je fus troublé dans ma profonde paix par un étrange visiteur. Comme j’errais sous les livides feuillages qui bordent le Styx, je vis se dresser devant moi une forme humaine plus opaque et plus sombre que celle des habitants de ces rives : je reconnus un vivant. Il était de haute taille, maigre, le nez aquilin, le menton aigu, les joues creuses ; ses yeux noirs jetaient des flammes, un chaperon rouge, ceint d’une couronne de lauriers, serrait ses tempes décharnées. Ses os perçaient la robe étroite et brune qui lui descendait jusqu’aux talons. Il me salua avec une déférence que relevait un air de fierté sauvage et m’adressa la parole en un langage plus incorrect et plus obscur que celui des Gaulois dont le divin Julius remplit les légions et la curie. Je finis par comprendre qu’il était né près de Fésules, dans une colonie étrusque fondée par Sylla au bord de l’Arnus, et devenue prospère ; qu’il y avait obtenu les honneurs municipaux, mais que, des discordes sanglantes ayant éclaté entre le sénat, les chevaliers et le peuple, il s’y était jeté d’un cœur impétueux et que maintenant, vaincu, banni, il traînait par le monde un long exil. Il me peignit l’Italie déchirée de plus de discordes et de guerres qu’au temps de ma jeunesse et soupirant après la venue d’un nouvel Auguste. Je plaignis ses malheurs, me souvenant de ce que j’avais autrefois enduré.
» Une âme audacieuse l’agitait sans cesse et son esprit nourrissait de vastes pensées, mais il témoignait, hélas ! par sa rudesse et son ignorance, du triomphe de la barbarie. Il ne connaissait ni la poésie, ni la science, ni même la langue des Grecs et ne possédait sur l’origine du monde et la nature des dieux aucune tradition antique. Il récitait gravement des fables qui, de mon temps, à Rome, eussent fait rire les petits enfants qui ne payent pas encore pour aller au bain. Le vulgaire croit facilement aux monstres. Les Étrusques particulièrement ont peuplé les enfers de démons hideux, pareils aux songes d’un malade. Que les imaginations de leur enfance ne les aient point quittés après tant de siècles, c’est ce qu’expliquent assez la suite et les progrès de l’ignorance et de la misère ; mais qu’un de leurs magistrats, dont l’esprit s’élève au-dessus de la commune mesure, partage les illusions populaires et s’effraie de ces démons hideux que, au temps de Porsena, les habitants de cette terre peignaient sur les murs de leurs tombeaux, voilà ce dont le sage lui-même peut s’attrister. Mon Étrusque me récita des vers composés par lui dans un dialecte nouveau, qu’il appelait la langue vulgaire, et dont je ne pouvais comprendre le sens. Mes oreilles furent plus surprises que charmées d’entendre que, pour marquer le rythme, il ramenait à intervalles réguliers trois ou quatre fois le même son. Cet artifice ne me semble point ingénieux ; mais ce n’est pas aux morts à juger les nouveautés.
» Au reste, que ce colon de Sylla, né dans des temps infortunés, fasse des vers inharmonieux, qu’il soit, s’il se peut, aussi mauvais poète que Bavius et Maevius, ce n’est pas ce que je lui reprocherai ; j’ai contre lui des griefs qui me touchent davantage. Chose vraiment monstrueuse et à peine croyable ! cet homme, retourné sur la terre, y sema, à mon sujet, d’odieux mensonges ; il affirma, en plusieurs endroits de ses poèmes sauvages, que je lui avais servi de compagnon dans le moderne Tartare, que je ne connais pas ; il publia insolemment que j’avais traité les dieux de Rome de dieux faux et menteurs et tenu pour vrai Dieu le successeur actuel de Jupiter. Ami, quand, rendu à la douce lumière du jour, tu reverras ta patrie, démens ces fables abominables ; dis bien à ton peuple que le chantre du pieux Énée n’a jamais encensé le dieu des Juifs.
» On m’assure que sa puissance décline et qu’on reconnaît, à des signes certains, que sa chute est proche. Cette nouvelle me causerait quelque joie si l’on pouvait se réjouir dans ces demeures où l’on n’éprouve ni craintes ni désirs. »
Il dit et, avec un geste d’adieu, s’éloigna. Je contemplai son ombre qui glissait sur les asphodèles sans en courber les tiges ; je vis qu’elle devenait plus ténue et plus vague à mesure qu’elle s’éloignait de moi ; elle s’évanouit avant d’atteindre le bois des lauriers toujours verts. Alors, je compris le sens de ces paroles : « Les morts n’ont de vie que celle que leur prêtent les vivants », et je m’acheminai, pensif, à travers la pâle prairie, jusqu’à la porte de corne.
J’affirme que tout ce qui se trouve dans cet écrit est véritable[6].
CHAPITRE VII
SIGNES DANS LA LUNE
Alors que la Pingouinie était encore plongée dans l’ignorance et dans la barbarie, Gilles Loisellier, moine franciscain, connu par ses écrits sous le nom d’Ægidius Aucupis, se livrait avec une infatigable ardeur à l’étude des lettres et des sciences. Il donnait ses nuits à la mathématique et à la musique, qu’il appelait les deux sœurs adorables, filles harmonieuses du Nombre et de l’Imagination. Il était versé dans la médecine et dans l’astrologie. On le soupçonnait de pratiquer la magie et il semble vrai qu’il opérât des métamorphoses et découvrît des choses cachées.
Les religieux de son couvent, ayant trouvé dans sa cellule des livres grecs qu’ils ne pouvaient lire, s’imaginèrent que c’étaient des grimoires, et dénoncèrent comme sorcier leur frère trop savant. Ægidius Aucupis s’enfuit et gagna l’île d’Irlande où il vécut trente ans dans l’étude. Il allait de monastère en monastère, cherchant les manuscrits grecs et latins qui y étaient renfermés et il en faisait des copies. Il étudiait aussi la physique et l’alchimie. Il acquit une science universelle et découvrit notamment des secrets sur les animaux, les plantes et les pierres. On le surprit un jour enfermé avec une femme parfaitement belle qui chantait en s’accompagnant du luth et que, plus tard, on reconnut être une machine qu’il avait construite de ses mains.
Il passait souvent la mer d’Irlande pour se rendre dans le pays de Galles et y visiter les librairies des moustiers. Pendant une de ces traversées, se tenant la nuit sur le pont du navire, il vit sous les eaux deux esturgeons qui nageaient de conserve. Il avait l’ouïe fine et connaissait le langage des poissons. Or, il entendit que l’un des esturgeons disait à l’autre :
— L’homme qu’on voyait depuis longtemps, dans la lune, porter des fagots sur ses épaules est tombé dans la mer.
Et l’autre esturgeon dit à son tour :
— Et l’on verra dans le disque d’argent l’image de deux amants qui se baisent sur la bouche.
Quelques années plus tard, rentré dans son pays, Ægidius Aucupis y trouva les lettres antiques restaurées, les sciences remises en honneur. Les mœurs s’adoucissaient ; les hommes ne poursuivaient plus de leurs outrages les nymphes des fontaines, des bois et des montagnes ; ils plaçaient dans leurs jardins les images des Muses et des Grâces décentes et rendaient à la Déesse aux lèvres d’ambroisie, volupté des hommes et des dieux, ses antiques honneurs. Ils se réconciliaient avec la nature ; ils foulaient aux pieds les vaines terreurs et levaient les yeux au ciel sans crainte d’y lire, comme autrefois, des signes de colère et des menaces de damnation.
À ce spectacle Ægidius Aucupis rappela dans son esprit ce qu’avaient annoncé les deux esturgeons de la mer d’Erin.
- ↑ Le chroniqueur pingouin qui rapporte le fait emploie cette expression : Species inductilis. J’ai traduit littéralement.
- ↑ Le texte porte
Aut videt aut vidisse putat per nubila lunam. … qualem primo qui surgere menseFrère Marbode, par une étrange inadvertance, substitue à l’image créée par le poète une image toute différente.
- ↑ Trois siècles avant l’époque où vivait notre Marbode on chantait dans les églises, le jour de Noël :
Maro, vates gentilium,
Da Christo testimonium. - ↑
Ad Maronis mausoleum
Ductus, fudit super eum
Piae rorem lacrymae.
Quem te, inquit, reddidissem,
Si te vivum invenissem
Poetarum maxime ! - ↑ Cette phrase semble bien indiquer que, si l’on en croyait Marbode, la Copa serait de Virgile.
- ↑ Il y a dans la relation de Marbode un endroit bien digne de remarque, c’est celui où le religieux de Corrigan décrit l’Alighieri tel que nous nous le figurons aujourd’hui. Les miniatures peintes dans un très vieux manuscrit de la Divine Comédie, le Codex venetianus, représentent le poète sous l’aspect d’un petit homme gros, vêtu d’une tunique courte dont la jupe lui remonte sur le ventre. Quant à Virgile, il porte encore, sur les bois du XVIe siècle, la barbe philosophique.
On n’aurait pas cru non plus que ni Marbode ni même Virgile connussent les tombeaux étrusques de Chiusi et de Corneto, où se trouvent en effet des peintures murales pleines de diables horribles et burlesques, auxquels ceux d’Orcagna ressemblent beaucoup. Néanmoins, l’authenticité de la Descente de Marbode aux enfers est incontestable : M. du Clos des Lunes l’a solidement établie ; en douter serait douter de la paléographie.