L’Île des Pingouins/Livre II
LIVRE II
LES TEMPS ANCIENS
CHAPITRE PREMIER
LES PREMIERS VOILES
Ce jour-là, saint Maël s’assit, au bord de l’océan, sur une pierre qu’il trouva brûlante. Il crut que le soleil l’avait chauffée, et il en rendit grâces au Créateur du monde, ne sachant pas que le Diable venait de s’y reposer.
L’apôtre attendait les moines d’Yvern, chargés d’amener une cargaison de tissus et de peaux, pour vêtir les habitants de l’île d’Alca.
Bientôt il vit débarquer un religieux nommé Magis, qui portait un coffre sur son dos. Ce religieux jouissait d’une grande réputation de sainteté.
Quand il se fut approché du vieillard, il posa le coffre à terre et dit, en s’essuyant le front du revers de sa manche :
— Eh bien, mon père, voulez-vous donc vêtir ces pingouins ?
— Rien n’est plus nécessaire, mon fils, répondit le vieillard. Depuis qu’ils sont incorporés à la famille d’Abraham, ces pingouins participent de la malédiction d’Ève, et ils savent qu’ils sont nus, ce qu’ils ignoraient auparavant. Et il n’est que temps de les vêtir, car voici qu’ils perdent le duvet qui leur restait après leur métamorphose.
— Il est vrai, dit Magis, en promenant ses regards sur le rivage où l’on voyait les pingouins occupés à pêcher la crevette, à cueillir des moules, à chanter ou à dormir ; ils sont nus. Mais ne croyez-vous pas, mon père, qu’il ne vaudrait pas mieux les laisser nus ? Pourquoi les vêtir ? Lors qu’ils porteront des habits et qu’ils seront soumis à la loi morale, ils en prendront un immense orgueil, une basse hypocrisie et une cruauté superflue.
— Se peut-il, mon fils, soupira le vieillard, que vous conceviez si mal les effets de la loi morale à laquelle les gentils eux-mêmes se soumettent ?
— La loi morale, répliqua Magis, oblige les hommes qui sont des bêtes à vivre autrement que des bêtes, ce qui les contrarie sans doute ; mais aussi les flatte et les rassure ; et, comme ils sont orgueilleux, poltrons et avides de joie, ils se soumettent volontiers à des contraintes dont ils tirent vanité et sur lesquelles ils fondent et leur sécurité présente et l’espoir de leur félicité future. Tel est le principe de toute morale… Mais ne nous égarons point. Mes compagnons déchargent en cette île leur cargaison de tissus et de peaux. Songez-y, mon père, tandis qu’il en est temps encore ! C’est une chose d’une grande conséquence que d’habiller les pingouins. À présent, quand un pingouin désire une pingouine, il sait précisément ce qu’il désire, et ses convoitises sont bornées par une connaissance exacte de l’objet convoité. En ce moment, sur la plage, deux ou trois couples de pingouins font l’amour au soleil. Voyez avec quelle simplicité ! Personne n’y prend garde et ceux qui le font n’en semblent pas eux-mêmes excessivement occupés. Mais quand les pingouines seront voilées, le pingouin ne se rendra pas un compte aussi juste de ce qui l’attire vers elles. Ses désirs indéterminés se répandront en toutes sortes de rêves et d’illusions ; enfin, mon père, il connaîtra l’amour et ses folles douleurs. Et, pendant ce temps, les pingouines, baissant les yeux et pinçant les lèvres, vous prendront des airs de garder sous leurs voiles un trésor !… Quelle pitié !
» Le mal sera tolérable tant que ces peuples resteront rudes et pauvres ; mais attendez seulement un millier d’années et vous verrez de quelles armes redoutables vous aurez ceint, mon père, les filles d’Alca. Si vous le permettez, je puis vous en donner une idée par avance. J’ai quelques nippes dans cette caisse. Prenons au hasard une de ces pingouines dont les pingouins font si peu de cas, et habillons-la le moins mal que nous pourrons.
» En voici précisément une qui vient de notre côté. Elle n’est ni plus belle ni plus laide que les autres ; elle est jeune. Personne ne la regarde. Elle chemine indolemment sur la falaise, un doigt dans le nez et se grattant le dos jusqu’au jarret. Il ne vous échappe pas, mon père, qu’elle a les épaules étroites, les seins lourds, le ventre gros et jaune, les jambes courtes. Ses genoux, qui tirent sur le rouge, grimacent à tous les pas qu’elle fait, et il semble qu’elle ait à chaque articulation des jambes une petite tête de singe. Ses pieds, épanouis et veineux, s’attachent au rocher par quatre doigts crochus, tandis que les gros orteils se dressent sur le chemin comme les têtes de deux serpents pleins de prudence. Elle se livre à la marche ; tous ses muscles sont intéressés à ce travail, et, de ce que nous les voyons fonctionner à découvert, nous prenons d’elle l’idée d’une machine à marcher, plutôt que d’une machine à faire l’amour, bien qu’elle soit visiblement l’une et l’autre et contienne en elle plusieurs mécanismes encore. Eh bien, vénérable apôtre, vous allez voir ce que je vais vous en faire.
À ces mots, le moine Magis atteint en trois bonds la femme pingouine, la soulève, l’emporte repliée sous son bras, la chevelure traînante, et la jette épouvantée aux pieds du saint homme Maël.
Et tandis qu’elle pleure et le supplie de ne lui point faire de mal, il tire de son coffre une paire de sandales et lui ordonne de les chausser.
— Serrés dans les cordons de laine, ses pieds, fit-il observer au vieillard, en paraîtront plus petits. Les semelles, hautes de deux doigts, allongeront élégamment ses jambes et le faix qu’elles portent en sera magnifié.
Tout en nouant ses chaussures, la pingouine jeta sur le coffre ouvert un regard curieux, et, voyant qu’il était plein de joyaux et de parures, elle sourit dans ses larmes.
Le moine lui tordit les cheveux sur la nuque et les couronna d’un chapeau de fleurs. Il lui entoura les poignets de cercles d’or et, l’ayant fait mettre debout, il lui passa sous les seins et sur le ventre un large bandeau de lin, alléguant que la poitrine en concevrait une fierté nouvelle et que les flancs en seraient évidés pour la gloire des hanches.
Au moyen des épingles qu’il tirait une à une de sa bouche, il ajustait ce bandeau.
— Vous pouvez serrer encore, fit la pingouine.
Quand il eut, avec beaucoup d’étude et de soins, contenu de la sorte les parties molles du buste, il revêtit tout le corps d’une tunique rose, qui en suivait mollement les lignes.
— Tombe-t-elle bien ? demanda la pingouine.
Et, la taille fléchie, la tête de côté, le menton sur l’épaule, elle observait d’un regard attentif la façon de sa toilette.
Magis lui ayant demandé si elle ne croyait pas que la robe fût un peu longue, elle répondit avec assurance que non, qu’elle la relèverait.
Aussitôt, tirant de la main gauche sa jupe par derrière, elle la serra obliquement au-dessus des jarrets, prenant soin de découvrir à peine les talons. Puis elle s’éloigna à pas menus en balançant les hanches.
Elle ne tournait pas la tête ; mais en passant près d’un ruisseau, elle s’y mira du coin de l’œil.
Un pingouin, qui la rencontra d’aventure, s’arrêta surpris, et rebroussant chemin, se mit à la suivre. Comme elle longeait le rivage, des pingouins qui revenaient de la pêche s’approchèrent d’elle et, l’ayant contemplée, marchèrent sur sa trace. Ceux qui étaient couchés sur le sable se levèrent et se joignirent aux autres.
Sans interruption, à son approche, dévalaient des sentiers de la montagne, sortaient des fentes des rochers, émergeaient du fond des eaux, de nouveaux pingouins qui grossissaient le cortège. Et tous, hommes mûrs aux robustes épaules, à la poitrine velue, souples adolescents, vieillards secouant les plis nombreux de leur chair rose aux soies blanches, ou traînant leurs jambes plus maigres et plus sèches que le bâton de genévrier qui leur en faisait une troisième, se pressaient, haletants, et ils exhalaient une âcre odeur et des souffles rauques. Cependant, elle allait tranquille et semblait ne rien voir.
— Mon père, s’écria Magis, admirez comme ils cheminent tous le nez dardé sur le centre sphérique de cette jeune demoiselle, maintenant que ce centre est voilé de rose. La sphère inspire les méditations des géomètres par le nombre de ses propriétés ; quand elle procède de la nature physique et vivante, elle en acquiert des qualités nouvelles. Et pour que l’intérêt de cette figure fût pleinement révélé aux pingouins, il fallut que, cessant de la voir distinctement par leurs yeux, ils fussent amenés à se la représenter en esprit. Moi-même, je me sens à cette heure irrésistiblement entraîné vers cette pingouine. Est-ce parce que sa jupe lui a rendu le cul essentiel, et que, le simplifiant avec magnificence, elle le revêt d’un caractère synthétique et général et n’en laisse paraître que l’idée pure, le principe divin, je ne saurais le dire ; mais il me semble que, si je l’embrassais, je tiendrais dans mes mains le firmament des voluptés humaines. Il est certain que la pudeur communique aux femmes un attrait invincible. Mon trouble est tel que j’essayerais en vain de le cacher.
Il dit, et troussant sa robe horriblement, il s’élance sur la queue des pingouins, les presse, les culbute, les surmonte, les foule aux pieds, les écrase, atteint la fille d’Alca, la saisit à pleines mains par l’orbe rose qu’un peuple entier crible de regards et de désirs et qui soudain disparaît, aux bras du moine, dans une grotte marine.
Alors les pingouins crurent que le soleil venait de s’éteindre. Et le saint homme Maël connut que le Diable avait pris les traits du moine Magis pour donner des voiles à la fille d’Alca. Il était troublé dans sa chair et son âme était triste. En regagnant à pas lents son ermitage, il vit de petites pingouines de six à sept ans, la poitrine plate et les cuisses creuses, qui s’étaient fait des ceintures d’algues et de goémons et parcouraient la plage en regardant si les hommes ne les suivaient pas.
CHAPITRE II
LES PREMIERS VOILES
(suite et fin)
Le saint homme Maël ressentait une profonde affliction de ce que les premiers voiles mis à une fille d’Alca eussent trahi la pudeur pingouine, loin de la servir. Il n’en persista pas moins dans son dessein de donner des vêtements aux habitants de l’île miraculeuse. Les ayant convoqués sur le rivage, il leur distribua les habits que les religieux d’Yvern avaient apportés. Les pingouins reçurent des tuniques courtes et des braies, les pingouines des robes longues. Mais il s’en fallut de beaucoup que ces robes fissent l’effet que la première avait produit. Elles n’étaient pas aussi belles, la façon en était rude et sans art, et l’on n’y faisait plus attention puisque toutes les femmes en portaient. Comme elles préparaient les repas et travaillaient aux champs, elles n’eurent bientôt plus que des corsages crasseux et des cotillons sordides. Les pingouins accablaient de travail leurs malheureuses compagnes qui ressemblaient à des bêtes de somme. Ils ignoraient les troubles du cœur et le désordre des passions. Leurs mœurs étaient innocentes. L’inceste, très fréquent, y revêtait une simplicité rustique, et si l’ivresse portait un jeune garçon à violer son aïeule, le lendemain, il n’y songeait plus.
CHAPITRE III
LE BORNAGE DES CHAMPS ET L’ORIGINE DE LA PROPRIÉTÉ
L’île ne gardait point son âpre aspect d’autrefois, lorsque, au milieu des glaces flottantes elle abritait dans un amphithéâtre de rochers un peuple d’oiseaux. Son pic neigeux s’était affaissé et il n’en subsistait plus qu’une colline, du haut de laquelle on découvrait les rivages d’Armorique, couverts d’une brume éternelle, et l’océan semé de sombres écueils, semblables à des monstres à demi soulevés sur l’abîme.
Ses côtes étaient maintenant très étendues et profondément découpées, et sa figure rappelait la feuille de mûrier. Elle se couvrit soudain d’une herbe salée, agréable aux troupeaux, de saules, de figuiers antiques et de chênes augustes. Le fait est attesté par Bède le Vénérable et plusieurs autres auteurs dignes de foi.
Au nord, le rivage formait une baie profonde, qui devint par la suite un des plus illustres ports de l’univers. À l’est, au long d’une côte rocheuse battue par une mer écumante, s’étendait une lande déserte et parfumée. C’était le rivage des Ombres, où les habitants de l’île ne s’aventuraient jamais, par crainte des serpents nichés dans le creux des roches et de peur d’y rencontrer les âmes des morts, semblables à des flammes livides. Au sud, des vergers et des bois bordaient la baie tiède des Plongeons. Sur ce rivage fortuné le vieillard Maël construisit une église et un moustier de bois. À l’ouest, deux ruisseaux, le Clange et la Surelle, arrosaient les vallées fertiles des Dalles et des Dombes.
Or, un matin d’automne, le bienheureux Maël, qui se promenait dans la vallée du Clange en compagnie d’un religieux d’Yvern, nommé Bulloch, vit passer par les chemins des troupes d’hommes farouches, chargés de pierres. En même temps, il entendit de toutes parts des cris et des plaintes monter de la vallée vers le ciel tranquille.
Et il dit à Bulloch :
— J’observe avec tristesse, mon fils, que les habitants de cette île, depuis qu’ils sont devenus des hommes, agissent avec moins de sagesse qu’auparavant. Lorsqu’ils étaient oiseaux, ils ne se querellaient que dans la saison des amours. Et maintenant ils se disputent en tous les temps ; ils se cherchent noise été comme hiver. Combien ils sont déchus de cette majesté paisible qui, répandue sur l’assemblée des pingouins, la rendait semblable au sénat d’une sage république !
» Regarde, mon fils Bulloch, du côté de la Surelle. Il se trouve précisément dans la fraîche vallée une douzaine d’hommes pingouins, occupés à s’assommer les uns les autres avec des bêches et des pioches dont il vaudrait mieux qu’ils travaillassent la terre. Cependant, plus cruelles que les hommes, les femmes déchirent de leurs ongles le visage de leurs ennemis. Hélas ! mon fils Bulloch, pourquoi se massacrent-ils ainsi ?
— Par esprit d’association, mon père, et prévision de l’avenir, répondit Bulloch. Car l’homme est par essence prévoyant et sociable. Tel est son caractère. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces pingouins que vous voyez, ô maître, s’approprient des terres.
— Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence ? demanda le vieillard. Tout en combattant, ils échangent des invectives et des menaces. Je ne distingue pas leurs paroles. Elles sont irritées, à en juger par le ton.
— Ils s’accusent réciproquement de vol et d’usurpation, répondit Bulloch. Tel est le sens général de leurs discours.
À ce moment, le saint homme Maël, joignant les mains, poussa un grand soupir :
— Ne voyez-vous pas, mon fils, s’écria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d’une femme sous une pierre énorme ?
— Je les vois, répondit Bulloch. Ils créent le droit ; ils fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’État.
— Comment cela ? demanda le vieillard Maël.
— En bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats.
Tandis que le moine Bulloch prononçait ces paroles, un grand pingouin à la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallée, un tronc d’arbre sur l’épaule. S’approchant d’un petit pingouin, tout brûlé du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria :
— Ton champ est à moi !
Et, ayant prononcé cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tête du petit pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivée par ses mains.
À ce spectacle, le saint homme Maël frémit de tout son corps et versa des larmes abondantes.
Et d’une voix étouffée par l’horreur et la crainte, il adressa au ciel cette prière :
— Mon Dieu, mon Seigneur, ô toi qui reçus les sacrifices du jeune Abel, toi qui maudis Caïn, venge, Seigneur, cet innocent pingouin, immolé sur son champ, et fais sentir au meurtrier le poids de ton bras. Est-il crime plus odieux, est-il plus grave offense à ta justice, ô Seigneur, que ce meurtre et ce vol ?
— Prenez garde, mon père, dit Bulloch avec douceur, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu’en blâmant le grand pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. Je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Cultiver la terre est une chose, posséder la terre en est une autre. Et ces deux choses ne doivent pas être confondues. En matière de propriété, le droit du premier occupant est incertain et mal assis. Le droit de conquête, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu’il est le seul qui se fasse respecter. La propriété a pour unique et glorieuse origine la force. Elle naît et se conserve par la force. En cela elle est auguste et ne cède qu’à une force plus grande. C’est pourquoi il est juste de dire que quiconque possède est noble. Et ce grand homme roux, en assommant un laboureur pour lui prendre son champ, vient de fonder à l’instant une très noble maison sur cette terre. Je veux l’en féliciter.
Ayant ainsi parlé, Bulloch s’approcha du grand pingouin qui, debout au bord du sillon ensanglanté, s’appuyait sur sa massue.
Et s’étant incliné jusqu’à terre :
— Seigneur Greatauk, prince très redouté, lui dit-il, je viens vous rendre hommage, comme au fondateur d’une puissance légitime et d’une richesse héréditaire. Enfoui dans votre champ, le crâne du vil pingouin que vous avez abattu attestera à jamais les droits sacrés de votre postérité sur cette terre anoblie par vous. Heureux vos fils et les fils de vos fils ! Ils seront Greatauk ducs du Skull, et ils domineront sur l’île d’Alca.
Puis, élevant la voix, et se tournant vers le saint vieillard Maël :
— Mon père, bénissez Greatauk. Car toute puissance vient de Dieu.
Maël restait immobile et muet, les yeux levés vers le ciel : il éprouvait une incertitude douloureuse à juger la doctrine du moine Bulloch. C’est pourtant cette doctrine qui devait prévaloir aux époques de haute civilisation. Bulloch peut être considéré comme le créateur du droit civil en Pingouinie.
CHAPITRE IV
LA PREMIÈRE ASSEMBLÉE DES ÉTATS DE PINGOUINIE.
— Mon fils Bulloch, dit le vieillard Maël, nous devons faire le dénombrement des Pingouins et inscrire le nom de chacun d’eux dans un livre.
— Rien n’est plus urgent, répondit Bulloch ; il ne peut y avoir de bonne police sans cela.
Aussitôt l’apôtre, avec le concours de douze religieux, fit procéder au recensement du peuple.
Et le vieillard Maël dit ensuite :
— Maintenant que nous tenons registre de tous les habitants, il convient, mon fils Bulloch, de lever un impôt équitable, afin de subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien de l’abbaye. Chacun doit contribuer selon ses moyens. C’est pourquoi, mon fils, convoquez les Anciens d’Alca, et d’accord avec eux nous établirons l’impôt.
Les Anciens, ayant été convoqués, se réunirent, au nombre de trente, dans la cour du moustier de bois, sous le grand sycomore. Ce furent les premiers États de Pingouinie. Ils étaient formés aux trois quarts des gros paysans de la Surelle et du Clange. Greatauk, comme le plus noble des Pingouins, s’assit sur la plus haute pierre.
Le vénérable Maël prit place au milieu de ses religieux et prononça ces paroles :
— Enfants, le Seigneur donne, quand il lui plaît, les richesses aux hommes et les leur retire. Or, je vous ai rassemblés pour lever sur le peuple des contributions afin de subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien des religieux. J’estime que ces contributions doivent être en proportion de la richesse de chacun. Donc celui qui a cent bœufs en donnera dix ; celui qui en a dix en donnera un.
Quand le saint homme eut parlé, Morio, laboureur à Anis-sur-Clange, un des plus riches hommes parmi les Pingouins, se leva et dit :
— Ô Maël, ô mon père, j’estime qu’il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l’Église. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède dans l’intérêt de mes frères pingouins et, s’il le fallait, je donnerais de grand cœur jusqu’à ma chemise. Tous les anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens ; et l’on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l’intérêt public et faire ce qu’il commande. Or ce qu’il commande, ô mon père, ce qu’il exige, c’est de ne pas beaucoup demander à ceux qui possèdent beaucoup ; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches ; c’est pourquoi ce bien est sacré. N’y touchez pas : ce serait méchanceté gratuite. À prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux ; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un peu d’aide à chaque habitant, sans égard à son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n’aurez pas à vous enquérir de ce que possèdent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légèrement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. Et comment serait-il possible de proportionner l’impôt à la richesse ? Hier j’avais deux cents bœufs ; aujourd’hui j’en ai soixante, demain j’en aurais cent. Clunic a trois vaches, mais elles sont maigres ; Nicclu n’en a que deux, mais elles sont grasses. De Clunic ou de Nicclu quel est le plus riche ? Les signes de l’opulence sont trompeurs. Ce qui est certain, c’est que tout le monde boit et mange. Imposez les gens d’après ce qu’ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice.
Ainsi parla Morio, aux applaudissements des Anciens.
— Je demande qu’on grave ce discours sur des tables d’airain, s’écria le moine Bulloch. Il est dicté pour l’avenir ; dans quinze cents ans, les meilleurs entre les Pingouins ne parleront pas autrement.
Les Anciens applaudissaient encore, lorsque Greatauk, la main sur le pommeau de l’épée, fit cette brève déclaration :
— Étant noble, je ne contribuerai pas ; car contribuer est ignoble. C’est à la canaille à payer.
Sur cet avis, les Anciens se séparèrent en silence.
Ainsi qu’à Rome, il fut procédé au cens tous les cinq ans ; et l’on s’aperçut, par ce moyen, que la population s’accroissait rapidement. Bien que les enfants y mourussent en merveilleuse abondance et que les famines et les pestes vinssent avec une parfaite régularité dépeupler des villages entiers, de nouveaux Pingouins, toujours plus nombreux, contribuaient par leur misère privée à la prospérité publique.
CHAPITRE V
LES NOCES DE KRAKEN ET D’ORBEROSE
En ce temps-là, vivait dans l’île d’Alca un homme pingouin dont le bras était robuste et l’esprit subtil. Il se nommait Kraken et avait sa demeure sur le rivage des Ombres, où les habitants de l’île ne s’aventuraient jamais, par crainte des serpents nichés au creux des roches et de peur d’y rencontrer les âmes des Pingouins morts sans baptême qui, semblables à des flammes livides et traînant de longs gémissements, erraient, la nuit, sur le rivage désolé. Car on croyait communément, mais sans preuves, que, parmi les Pingouins changés en hommes à la prière du bienheureux Maël, plusieurs n’avaient pas reçu le baptême et revenaient après leur mort pleurer dans la tempête. Kraken habitait sur la côte sauvage une caverne inaccessible. On n’y pénétrait que par un souterrain naturel de cent pieds de long dont un bois épais cachait l’entrée.
Or un soir que Kraken cheminait à travers la campagne déserte, il rencontra, par hasard, une jeune pingouine, pleine de grâce. C’était celle-là même que, naguère, le moine Magis avait habillée de sa main, et qui la première avait porté des voiles pudiques. En souvenir du jour où la foule émerveillée des Pingouins l’avait vue fuir glorieusement dans sa robe couleur d’aurore, cette vierge avait reçu le nom d’Orberose[1].
À la vue de Kraken, elle poussa un cri d’épouvante et s’élança pour lui échapper. Mais le héros la saisit par les voiles qui flottaient derrière elle et lui adressa ces paroles :
— Vierge, dis-moi ton nom, ta famille, ton pays.
Cependant Orberose regardait Kraken avec épouvante.
— Est-ce vous que je vois, seigneur, lui demanda-t-elle en tremblant, ou n’est-ce pas plutôt votre âme indignée ?
Elle parlait ainsi parce que les habitants d’Alca, n’ayant plus de nouvelles de Kraken depuis qu’il habitait le rivage des Ombres, le croyaient mort et descendu parmi les démons de la nuit.
— Cesse de craindre, fille d’Alca, répondit Kraken. Car celui qui te parle n’est pas une âme errante, mais un homme plein de force et de puissance. Je posséderai bientôt de grandes richesses.
Et la jeune Orberose demanda :
— Comment penses-tu acquérir de grandes richesses, ô Kraken, étant fils des Pingouins ?
— Par mon intelligence, répondit Kraken.
— Je sais, fit Orberose, que du temps que tu habitais parmi nous, tu étais renommé pour ton adresse à la chasse et à la pêche. Personne ne t’égalait dans l’art de prendre le poisson dans un filet ou de percer de flèches les oiseaux rapides.
— Ce n’était là qu’une industrie vulgaire et laborieuse, ô jeune fille. J’ai trouvé le moyen de me procurer sans fatigue de grands biens. Mais, dis-moi qui tu es.
— Je me nomme Orberose, répondit la jeune fille.
— Comment te trouvais-tu si loin de ta demeure, dans la nuit ?
— Kraken, ce ne fut pas sans la volonté du Ciel.
— Que veux-tu dire, Orberose ?
— Que le ciel, ô Kraken, me mit sur ton chemin, j’ignore pour quelle raison.
Kraken la contempla longtemps dans un sombre silence.
Puis il lui dit avec douceur :
— Orberose, viens dans ma maison, c’est celle du plus ingénieux et du plus brave entre les fils des Pingouins. Si tu consens à me suivre, je ferai de toi ma compagne.
Alors, baissant les yeux, elle murmura :
— Je vous suivrai, seigneur.
C’est ainsi que la belle Orberose devint la compagne du héros Kraken. Cet hymen ne fut point célébré par des chants et des flambeaux, parce que Kraken ne consentait point à se montrer au peuple des Pingouins ; mais, caché dans sa caverne, il formait de grands desseins.
CHAPITRE VI
LE DRAGON D’ALCA
Cependant les habitants d’Alca exerçaient les travaux de la paix. Ceux de la côte septentrionale allaient dans des barques pêcher les poissons et les coquillages. Les laboureurs des Dombes cultivaient l’avoine, le seigle et le froment. Les riches Pingouins de la vallée des Dalles élevaient des animaux domestiques et ceux de la baie des Plongeons cultivaient leurs vergers. Des marchands de Port-Alca faisaient avec l’Armorique le commerce des poissons salés. Et l’or des deux Bretagnes, qui commençait à s’introduire dans l’île, y facilitait les échanges. Le peuple pingouin jouissait dans une tranquillité profonde du fruit de son travail quand, tout à coup, une rumeur sinistre courut de village en village. On apprit partout à la fois qu’un dragon affreux avait ravagé deux fermes dans la baie des Plongeons.
Peu de jours auparavant la vierge Orberose avait disparu. On ne s’était pas inquiété tout de suite de son absence parce qu’elle avait été enlevée plusieurs fois par des hommes violents et pleins d’amour. Et les sages ne s’en étonnaient pas, considérant que cette vierge était la plus belle des Pingouines. On remarquait même qu’elle allait parfois au devant de ses ravisseurs, car nul ne peut échapper à sa destinée. Mais cette fois, ne la voyant point revenir, on craignit que le dragon ne l’eût dévorée.
Aussi bien les habitants de la vallée des Dalles s’aperçurent bientôt que ce dragon n’était pas une fable contée par des femmes autour des fontaines. Car une nuit le monstre dévora dans le village d’Anis six poules, un mouton et un jeune enfant orphelin nommé le petit Elo. Des animaux et de l’enfant on ne retrouva rien le lendemain matin.
Aussitôt les Anciens du village s’assemblèrent sur la place publique et siégèrent sur le banc de pierre pour aviser à ce qu’il était expédient de faire en ces terribles circonstances.
Et, ayant appelé tous ceux des Pingouins qui avaient vu le dragon durant la nuit sinistre, ils leur demandèrent :
— N’avez-vous point observé sa forme et ses habitudes ?
Et chacun répondit à son tour :
— Il a des griffes de lion, des ailes d’aigle et la queue d’un serpent.
— Son dos est hérissé de crêtes épineuses.
— Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes.
— Son regard fascine et foudroie. Il vomit des flammes.
— Il empeste l’air de son haleine.
— Il a une tête de dragon, des griffes de lion, une queue de poisson.
Et une femme d’Anis, qui passait pour saine d’esprit et de bon jugement et à qui le dragon avait pris trois poules, déposa comme il suit :
— Il est fait comme un homme. À preuve que j’ai cru que c’était mon homme et que je lui ai dit : « Viens donc te coucher, grosse bête. »
D’autres disaient :
— Il est fait comme un nuage.
— Il ressemble à une montagne.
Et un jeune enfant vint et dit :
— Le dragon, je l’ai vu qui ôtait sa tête dans la grange pour donner un baiser à ma sœur Minnie.
Et les Anciens demandèrent encore aux habitants :
— Comment le dragon est-il grand ?
Et il leur fut répondu :
— Grand comme un bœuf.
— Comme les grands navires de commerce des Bretons.
— Il est de la taille d’un homme.
— Il est plus haut que le figuier sous lequel vous êtes assis.
— Il est gros comme un chien.
Interrogés enfin sur sa couleur, les habitants dirent :
— Rouge.
— Verte.
— Bleue.
— Jaune.
— Il a la tête d’un beau vert ; les ailes sont orange vif, lavé de rose ; les bords d’un gris d’argent ; la croupe et la queue rayées de bandes brunes et roses, le ventre jaune vif, moucheté de noir.
— Sa couleur ? Il n’a pas de couleur.
— Il est couleur de dragon.
Après avoir entendu ces témoignages, les Anciens demeurèrent incertains sur ce qu’il y avait à faire. Les uns proposaient d’épier le dragon, de le surprendre et de l’accabler d’une multitude de flèches. D’autres, considérant qu’il était vain de s’opposer par la force à un monstre si puissant, conseillaient de l’apaiser par des offrandes.
— Payons-lui le tribut, dit l’un d’eux qui passait pour sage. Nous pourrons nous le rendre propice en lui faisant des présents agréables, des fruits, du vin, des agneaux, une jeune vierge.
D’autres enfin étaient d’avis d’empoisonner les fontaines où il avait coutume de boire ou de l’enfumer dans sa caverne.
Mais aucun de ces avis ne prévalut. On disputa longuement et les Anciens se séparèrent sans avoir pris aucune résolution.
CHAPITRE VII
LE DRAGON D’ALCA
(suite)
Durant tout le mois dédié par les Romains à leur faux dieu Mars ou Mavors, le dragon ravagea les fermes des Dalles et des Dombes, enleva cinquante moutons, douze porcs et trois jeunes garçons. Toutes les familles étaient en deuil et l’île se remplissait de lamentations. Pour conjurer le fléau, les Anciens des malheureux villages qu’arrosent le Clange et la Surelle résolurent de se réunir et d’aller ensemble demander secours au bienheureux Maël.
Le cinquième jour du mois dont le nom, chez les Latins, signifie ouverture, parce qu’il ouvre l’année, ils se rendirent en procession au moustier de bois qui s’élevait sur la côte méridionale de l’île. Introduits dans le cloître, ils firent entendre des sanglots et des gémissements. Ému de leurs plaintes, le vieillard Maël, quittant la salle où il se livrait à l’étude de l’astronomie et à la méditation des Écritures, descendit vers eux, appuyé sur son bâton pastoral. À sa venue les Anciens prosternés tendirent des rameaux verts. Et plusieurs d’entre eux brûlèrent des herbes aromatiques.
Et le saint homme, s’étant assis près de la fontaine claustrale, sous un figuier antique, prononça ces paroles :
— Ô mes fils, postérité des Pingouins, pourquoi pleurez-vous et gémissez-vous ? Pourquoi tendez-vous vers moi ces rameaux suppliants ? Pourquoi faites-vous monter vers le ciel la fumée des aromates ? Attendez-vous que je détourne de vos têtes quelque calamité ? Pourquoi m’implorez-vous ? Je suis prêt à donner ma vie pour vous. Dites seulement ce que vous espérez de votre père.
À ces questions le premier des Anciens répondit :
— Père des enfants d’Alca, ô Maël, je parlerai pour tous. Un dragon très horrible ravage nos champs, dépeuple nos étables et ravit dans son antre la fleur de notre jeunesse. Il a dévoré l’enfant Elo et sept jeunes garçons ; il a broyé entre ses dents affamées la vierge Orberose, la plus belle des Pingouines. Il n’est point de village où il ne souffle son haleine empoisonnée et qu’il ne remplisse de désolation.
» En proie à ce fléau redoutable, nous venons, ô Maël, te prier, comme le plus sage, d’aviser au salut des habitants de cette île, de peur que la race antique des Pingouins ne s’éteigne.
— Ô le premier des Anciens d’Alca, répliqua Maël, ton discours me plonge dans une profonde affliction, et je gémis à la pensée que cette île est en proie aux fureurs d’un dragon épouvantable. Un tel fait n’est pas unique, et l’on trouve dans les livres plusieurs histoires de dragons très féroces. Ces monstres se rencontrent principalement dans les cavernes, aux bords des eaux et de préférence chez les peuples païens. Il se pourrait que plusieurs d’entre vous, bien qu’ayant reçu le saint baptême, et tout incorporés qu’ils sont à la famille d’Abraham, aient adoré des idoles, comme les anciens Romains, ou suspendu des images, des tablettes votives, des bandelettes de laine et des guirlandes de fleurs aux branches de quelque arbre sacré. Ou bien encore les Pingouines ont dansé autour d’une pierre magique et bu l’eau des fontaines habitées par les nymphes. S’il en était ainsi, je croirais que le Seigneur a envoyé ce dragon pour punir sur tous les crimes de quelques-uns et afin de vous induire, ô fils des Pingouins, à exterminer du milieu de vous le blasphème, la superstition et l’impiété. C’est pourquoi je vous indiquerai comme remède au grand mal dont vous souffrez de rechercher soigneusement l’idolâtrie dans vos demeures et de l’en extirper. J’estime qu’il sera efficace aussi de prier et de faire pénitence.
Ainsi parla le saint vieillard Maël. Et les Anciens du peuple pingouin, lui ayant baisé les pieds, retournèrent dans leurs villages avec une meilleure espérance.
CHAPITRE VIII
LE DRAGON D’ALCA
(suite)
Suivant les conseils du saint homme Maël, les habitants d’Alca s’efforcèrent d’extirper les superstitions qui avaient germé parmi eux. Ils veillèrent à ce que les filles n’allassent plus danser autour de l’arbre des fées, en prononçant des incantations. Ils défendirent sévèrement aux jeunes mères de frotter leurs nourrissons pour les rendre forts, aux pierres dressées dans les campagnes. Un vieillard des Dombes, qui annonçait l’avenir en secouant des grains d’orge sur un tamis, fut jeté dans un puits.
Cependant, le monstre continuait à ravager chaque nuit les basses-cours et les étables. Les paysans épouvantés se barricadaient dans leurs maisons. Une femme enceinte qui, par une lucarne, vit au clair de lune l’ombre du dragon sur le chemin bleu, en fut si épouvantée qu’elle accoucha incontinent avant terme.
En ces jours d’épreuve, le saint homme Maël méditait sans cesse sur la nature des dragons et sur les moyens de les combattre. Après six mois d’études et de prières, il lui parut bien avoir trouvé ce qu’il cherchait. Un soir, comme il se promenait sur le rivage de la mer, en compagnie d’un jeune religieux nommé Samuel, il lui exprima sa pensée en ces termes :
— J’ai longuement étudié l’histoire et les mœurs des dragons, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais afin d’y découvrir des exemples à suivre dans les conjonctures présentes. Et telle est, mon fils Samuel, l’utilité de l’histoire.
» C’est un fait constant que les dragons sont d’une vigilance extrême. Ils ne dorment jamais. Aussi les voit-on souvent employés à garder des trésors. Un dragon gardait à Colchis la toison d’or que Jason conquit sur lui. Un dragon veillait sur les pommes d’or du jardin des Hespérides. Il fut tué par Hercule et transformé par Junon en une étoile du ciel. Le fait est rapporté dans des livres ; s’il est véritable, il se produisit par magie, car les dieux des païens sont en réalité des diables. Un dragon défendait aux hommes rudes et ignorants de boire à la fontaine de Castalie. Il faut se rappeler aussi le dragon d’Andromède, qui fut tué par Persée.
» Mais quittons les fables des païens, où l’erreur est mêlée sans cesse à la vérité. Nous rencontrons des dragons dans les histoires du glorieux archange Michel, des saints Georges, Philippe, Jacques le Majeur, et Patrice, des saintes Marthe et Marguerite. Et c’est en de tels récits, dignes de toute créance, que nous devons chercher réconfort et conseil.
» L’histoire du dragon de Silène nous offre notamment de précieux exemples. Il faut que vous sachiez, mon fils, que, au bord d’un vaste étang, voisin de cette ville, habitait un dragon effroyable qui s’approchait parfois des murailles et empoisonnait de son haleine tous ceux qui séjournaient dans les faubourgs. Et, pour n’être point dévorés par le monstre, les habitants de Silène lui livraient chaque matin un des leurs. On tirait la victime au sort. Le sort, après cent autres, désigna la fille du roi.
» Or, saint Georges, qui était tribun militaire, passant par la ville de Silène, apprit que la fille du roi venait d’être conduite à l’animal féroce. Aussitôt, il remonta sur son cheval et, s’armant de sa lance, courut à la rencontre du dragon, qu’il atteignit au moment où le monstre allait dévorer la vierge royale. Et quand saint Georges eut terrassé le dragon, la fille du roi noua sa ceinture autour du cou de la bête, qui la suivit comme un chien qu’on mène en laisse.
» Cela nous est un exemple du pouvoir des vierges sur les dragons. L’histoire de sainte Marthe nous en fournit une preuve plus certaine encore. Connaissez-vous cette histoire, mon fils Samuel ?
— Oui, mon père, répondit Samuel.
Et le bienheureux Maël poursuivit :
— Il y avait, dans une forêt, sur les bords du Rhône, entre Arles et Avignon, un dragon mi-quadrupède et mi-poisson, plus gros qu’un bœuf, avec des dents aiguës comme des cornes et de grandes ailes aux épaules. Il coulait les bateaux et dévorait les passagers. Or, sainte Marthe, à la prière du peuple, alla vers ce dragon, qu’elle trouva occupé à dévorer un homme ; elle lui passa sa ceinture autour du cou et le conduisit facilement à la ville.
» Ces deux exemples m’induisent à penser qu’il convient de recourir au pouvoir de quelque vierge pour vaincre le dragon qui sème l’épouvante et la mort dans l’île d’Alca.
» C’est pourquoi, mon fils Samuel, ceins tes reins et va, je te prie, avec deux de tes compagnons, dans tous les villages de cette île, et publie partout qu’une vierge pourra seule délivrer l’île du monstre qui la dépeuple.
» Tu chanteras des cantiques et des psaumes, et tu diras :
» — Ô fils des pingouins, s’il est parmi vous une vierge très pure, qu’elle se lève et que, armée du signe de la croix, elle aille combattre le dragon !
Ainsi parla le vieillard, et le jeune Samuel promit d’obéir. Dès le lendemain, il ceignit ses reins et partit avec deux de ses compagnons pour annoncer aux habitants d’Alca qu’une vierge était seule capable de délivrer les Pingouins des fureurs du dragon.
CHAPITRE IX
LE DRAGON D’ALCA
(suite)
Orberose aimait son époux, mais elle n’aimait pas que lui. À l’heure où Vénus s’allume dans le ciel pâle, tandis que Kraken allait répandant l’effroi sur les villages, elle visitait, en sa maison roulante, un jeune berger des Dalles, nommé Marcel, dont la forme gracieuse enveloppait une infatigable vigueur. La belle Orberose partageait avec délices la couche aromatique du pasteur. Mais, loin de se faire connaître à lui pour ce qu’elle était, elle se donnait le nom de Brigide et se disait la fille d’un jardinier de la baie des Plongeons. Lorsque échappée à regret de ses bras, elle cheminait, à travers les prairies fumantes, vers le rivage des Ombres, si d’aventure elle rencontrait quelque paysan attardé, aussitôt elle déployait ses voiles comme de grandes ailes et s’écriait :
— Passant, baisse les yeux, pour n’avoir point à dire : Hélas ! hélas ! malheur à moi, car j’ai vu l’ange du Seigneur.
Le villageois tremblant s’agenouillait le front contre terre. Et plusieurs disaient, dans l’île, que, la nuit, sur les chemins passaient des anges et qu’on mourait pour les avoir vus.
Kraken ignorait les amours d’Orberose et de Marcel, car il était un héros, et les héros ne pénètrent jamais les secrets de leurs femmes. Mais, tout en ignorant ces amours, Kraken en goûtait les précieux avantages. Il retrouvait chaque nuit sa compagne plus souriante et plus belle, respirant, exhalant la volupté et parfumant le lit conjugal d’une odeur délicieuse de fenouil et de verveine. Elle aimait Kraken d’un amour qui ne devenait jamais importun ni soucieux parce qu’elle ne l’appesantissait pas sur lui seul.
Et l’heureuse infidélité d’Orberose devait bientôt sauver le héros d’un grand péril et assurer à jamais sa fortune et sa gloire. Car ayant vu passer dans le crépuscule un bouvier de Belmont, qui piquait ses bœufs, elle se prit à l’aimer plus qu’elle n’avait jamais aimé le berger Marcel. Il était bossu, ses épaules lui montaient par-dessus les oreilles ; son corps se balançait sur des jambes inégales ; ses yeux torves roulaient des lueurs fauves sous des cheveux en broussailles. De son gosier sortait une voix rauque et des rires stridents ; il sentait l’étable. Cependant il lui était beau. « Tel, comme dit Gnathon, a aimé une plante, tel autre un fleuve, tel autre une bête. »
Or, un jour que, dans un grenier du village, elle soupirait étendue et détendue entre les bras du bouvier, soudain des sons de trompe, des rumeurs, des bruits de pas, surprirent ses oreilles ; elle regarda par la lucarne et vit les habitants assemblés sur la place du marché, autour d’un jeune religieux qui, monté sur une pierre, prononça d’une voix claire ces paroles :
— Habitants de Belmont, l’abbé Maël, notre père vénéré, vous mande par ma bouche que ni la force des bras ni la puissance des armes ne prévaudra contre le dragon ; mais la bête sera surmontée par une vierge. Si donc il se trouve parmi vous une vierge très nette et tout à fait intacte, qu’elle se lève et qu’elle aille au devant du monstre ; et quand elle l’aura rencontré, elle lui passera sa ceinture autour du col et le conduira aussi facilement que si c’était un petit chien.
Et le jeune religieux, ayant relevé sa cucule sur sa tête, s’en fut porter en d’autres villages le mandement du bienheureux Maël.
Il était déjà loin quand, accroupie dans la paille amoureuse, une main sur le genou et le menton sur la main, Orberose méditait encore ce qu’elle venait d’entendre. Bien qu’elle craignît beaucoup moins pour Kraken le pouvoir d’une vierge que la force des hommes armés, elle ne se sentait pas rassurée par le mandement du bienheureux Maël ; un instinct vague et sûr, qui dirigeait son esprit, l’avertissait que désormais Kraken ne pouvait plus être dragon avec sécurité.
Elle demanda au bouvier :
— Mon cœur, que penses-tu du dragon ?
Le rustre secoua la tête :
— Il est certain que, dans les temps anciens, des dragons ravageaient la terre ; et l’on en voyait de la grosseur d’une montagne. Mais il n’en vient plus, et je crois que ce qu’on prend ici pour un monstre recouvert d’écailles, ce sont des pirates ou des marchands qui ont emporté dans leur navire la belle Orberose et les plus beaux parmi les enfants d’Alca. Et si l’un de ces brigands tente de me voler mes bœufs, je saurai, par force ou par ruse, l’empêcher de me nuire.
Cette parole du bouvier accrut les appréhensions d’Orberose et ranima sa sollicitude pour un époux qu’elle aimait.
CHAPITRE X
LE DRAGON D’ALCA
(suite)
Les jours s’écoulèrent et aucune pucelle ne se leva dans l’île pour combattre le monstre. Et, dans le moustier de bois, le vieillard Maël, assis sur un banc, à l’ombre d’un antique figuier, en compagnie d’un religieux plein de piété, nommé Régimental, se demandait avec inquiétude et tristesse comment il ne se trouvait point dans Alca une seule vierge capable de surmonter la bête.
Il soupira et le frère Régimental soupira de même. À ce moment le jeune Samuel, venant à passer dans le jardin, le vieillard Maël l’appela et lui dit :
— J’ai médité de nouveau, mon fils, sur les moyens de détruire le dragon qui dévore la fleur de notre jeunesse, de nos troupeaux et de nos récoltes. À cet égard, l’histoire des dragons de saint Riok et de saint Pol de Léon me semble particulièrement instructive. Le dragon de saint Riok était long de six toises ; sa tête tenait du coq et du basilic, son corps du bœuf et du serpent ; il désolait les rives de l’Élorn, au temps du roi Bristocus. Saint Riok, âgé de deux ans, le mena en laisse jusqu’à la mer où le monstre se noya très volontiers. Le dragon de saint Pol, long de soixante pieds, n’était pas moins terrible. Le bienheureux apôtre de Léon le lia de son étole et le donna à conduire à un jeune seigneur d’une grande pureté. Ces exemples prouvent que, aux yeux de Dieu, un puceau est aussi agréable qu’une pucelle. Le ciel n’y fait point de différence. C’est pourquoi, mon fils, si vous voulez m’en croire, nous nous rendrons tous deux au rivage des Ombres ; parvenus à la caverne du dragon, nous appellerons le monstre à haute voix et, quand il s’approchera, je nouerai mon étole autour de son cou et vous le mènerez en laisse jusqu’à la mer où il ne manquera pas de se noyer.
À ce discours du vieillard, Samuel baissa la tête et ne répondit pas.
— Vous semblez hésiter, mon fils, dit Maël.
Le frère Régimental, contrairement à son habitude, prit la parole sans être interrogé.
— On hésiterait à moins, fit-il. Saint Riok n’avait que deux ans quand il surmonta le dragon. Qui vous dit que neuf ou dix ans plus tard il en eût encore pu faire autant ? Prenez garde, mon père, que le dragon qui désole notre île a dévoré le petit Elo et quatre ou cinq autres jeunes garçons. Frère Samuel n’est pas assez présomptueux pour se croire à dix-neuf ans plus innocent qu’eux à douze et à quatorze.
» Hélas ! ajouta le moine en gémissant, qui peut se vanter d’être chaste en ce monde où tout nous donne l’exemple et le modèle de l’amour, où tout dans la nature, bêtes et plantes, nous montre et nous conseille les voluptueux embrassements ? Les animaux sont ardents à s’unir selon leurs guises ; mais il s’en faut que les divers hymens des quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, et des reptiles égalent en vénusté les noces des arbres. Tout ce que les païens, dans leurs fables, ont imaginé d’impudicités monstrueuses est dépassé par la plus simple fleur des champs, et si vous saviez les fornications des lis et des roses, vous écarteriez des autels ces calices d’impureté, ces vases de scandale.
— Ne parlez pas ainsi, frère Régimental, répondit le vieillard Maël. Soumis à la loi naturelle, les animaux et les plantes sont toujours innocents. Ils n’ont pas d’âme à sauver ; tandis que l’homme…
— Vous avez raison, répliqua le frère Régimental ; c’est une autre paire de manches. Mais n’envoyez pas le jeune Samuel au dragon : le dragon le mangerait. Depuis déjà cinq ans Samuel n’est plus en état d’étonner les monstres par son innocence. L’année de la comète, le Diable, pour le séduire, mit un jour sur son chemin une laitière qui troussait son cotillon pour passer un gué. Samuel fut tenté ; mais il surmonta la tentation. Le Diable, qui ne se lasse pas, lui envoya dans un songe, l’image de cette jeune fille. L’ombre fit ce que n’avait pu faire le corps : Samuel succomba. À son réveil, il trempa de ses larmes sa couche profanée. Hélas ! le repentir ne lui rendit point son innocence.
En entendant ce récit, Samuel se demandait comment son secret pouvait être connu, car il ne savait pas que le Diable avait emprunté l’apparence du frère Régimental pour troubler en leur cœur les moines d’Alca.
Et le vieillard Maël songeait, et il se demandait avec angoisse :
— Qui nous délivrera de la dent du dragon ? Qui nous préservera de son haleine ? Qui nous sauvera de son regard ?
Cependant les habitants d’Alca commençaient à prendre courage. Les laboureurs des Dombes et les bouviers de Belmont juraient que, contre un animal féroce, ils vaudraient mieux qu’une fille, et ils s’écriaient, en se tapant le gras du bras : « Ores vienne le dragon ! » Beaucoup d’hommes et de femmes l’avaient vu. Ils ne s’entendaient pas sur sa forme et sa figure, mais tous maintenant s’accordaient à dire qu’il n’était pas si grand qu’on avait cru, et que sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d’un homme. On organisait la défense : vers la tombée du jour, des veilleurs se tenaient à l’entrée des villages, prêts à donner l’alarme ; des compagnies armées de fourches et de faux gardaient, la nuit, les parcs où les bêtes étaient renfermées. Une fois même, dans le village d’Anis, de hardis laboureurs le surprirent sautant le mur de Morio ; armés de fléaux, de faux et de fourches, ils lui coururent sus, et ils le serraient de près. L’un d’eux, vaillant homme et très alerte, pensa bien l’avoir piqué de sa fourche ; mais il glissa dans une mare et le laissa échapper. Les autres l’eussent sûrement atteint, s’ils ne s’étaient attardés à rattraper les lapins et les poules qu’il abandonnait dans sa fuite.
Ces laboureurs déclarèrent aux anciens du village que le monstre leur paraissait de forme et de proportions assez humaines, à part la tête et la queue, qui étaient vraiment épouvantables.
CHAPITRE XI
LE DRAGON D’ALCA
(suite)
Ce jour-là Kraken rentra dans sa caverne plus tôt que de coutume. Il tira de sa tête son casque de veau marin surmonté de deux cornes de bœuf et dont la visière s’armait de crocs formidables. Il jeta sur la table ses gants terminés par des griffes horribles : c’étaient des becs d’oiseaux pêcheurs. Il décrocha son ceinturon où pendait une longue queue verte aux replis tortueux. Puis il ordonna à son page Elo de lui tirer ses bottes et, comme l’enfant n’y réussissait pas assez vite, il l’envoya d’un coup de pied à l’autre bout de la grotte.
Sans regarder la belle Orberose, qui filait la laine, il s’assit devant la cheminée où rôtissait un mouton, et murmura :
— Ignobles Pingouins !… Il n’est pas pire métier que de faire le dragon.
— Que dit mon seigneur ? demanda la belle Orberose.
— On ne me craint plus, poursuivit Kraken, Autrefois tout fuyait à mon approche. J’emportais dans mon sac poules et lapins ; je chassais devant moi moutons et cochons, vaches et bœufs. Aujourd’hui ces rustres font bonne garde ; ils veillent. Tantôt, dans le village d’Anis, poursuivi par des laboureurs armés de fléaux, de faux et de fourches fières, je dus lâcher poules et lapins, prendre ma queue sur mon bras et courir à toutes jambes. Or, je vous le demande, est-ce une allure convenable à un dragon de Cappadoce, que de se sauver comme un voleur, sa queue sur le bras ? Encore, embarrassé de crêtes, de cornes, de crocs, de griffes, d’écailles, j’échappai à grand’peine à une brute qui m’enfonça un demi-pouce de sa fourche dans la fesse gauche.
Et ce disant, il portait la main avec sollicitude à l’endroit offensé.
Et après s’être livré quelques instants à des méditations amères :
— Quels idiots que ces Pingouins ! Je suis las de souffler des flammes au nez de tels imbéciles. Orberose, tu m’entends ?…
Ayant ainsi parlé, le héros souleva entre ses mains le casque épouvantable et le contempla longtemps dans un sombre silence. Puis il prononça ces paroles rapides :
— Ce casque, je l’ai taillé de mes mains, en forme de tête de poisson, dans la peau d’un veau marin. Pour le rendre plus formidable, je l’ai surmonté de cornes de bœuf, et je l’ai armé d’une mâchoire de sanglier ; j’y ai fait pendre une queue de cheval, teinte de vermillon. Aucun habitant de cette île n’en pouvait soutenir la vue, quand je m’en coiffais jusqu’aux épaules dans le crépuscule mélancolique. À son approche, femmes, enfants, jeunes hommes, vieillards fuyaient éperdus, et je portais l’épouvante dans la race entière des Pingouins. Par quels conseils ce peuple insolent, quittant ses premières terreurs, ose-t-il aujourd’hui regarder en face cette gueule horrible et poursuivre cette crinière effrayante ?
Et jetant son casque sur le sol rocheux :
— Péris, casque trompeur ! s’écria Kraken. Je jure par tous les démons d’Armor de ne jamais plus te porter sur ma tête.
Et ayant fait ce serment, il foula aux pieds son casque, ses gants, ses bottes et sa queue aux replis tortueux.
— Kraken, dit la belle Orberose, permettez-vous à votre servante d’user d’artifice pour sauver votre gloire et vos biens ? Ne méprisez point l’aide d’une femme. Vous en avez besoin, car les hommes sont tous des imbéciles.
— Femme, demanda Kraken, quels sont tes desseins ?
Et la belle Oberose avertit son époux que des moines allaient par les villes et les campagnes, enseignant aux habitants la manière la plus convenable de combattre le dragon ; que, selon leurs instructions, la bête serait surmontée par une vierge et que, si une pucelle passait sa ceinture autour du col du dragon, elle le conduirait aussi facilement que si c’était un petit chien.
— Comment sais-tu que les moines enseignent ces choses ? demanda Kraken.
— Mon ami, répondit Orberose, n’interrompez donc pas des propos graves par une question frivole… « Si donc, ajoutèrent ces religieux, il se trouve dans Alca une vierge très pure, qu’elle se lève ! » Or, j’ai résolu, Kraken, de répondre à leur appel. J’irai trouver le saint vieillard Maël et lui dirai : « Je suis la vierge désignée par le Ciel pour surmonter le dragon. »
À ces mots Kraken se récria :
— Comment seras-tu cette vierge très pure ? Et pourquoi veux-tu me combattre, Orberose ? As-tu perdu la raison ? Sache bien que je ne me laisserai pas vaincre par toi !
— Avant de se mettre en colère, ne pourrait-on pas essayer de comprendre ? soupira la belle Orberose avec un mépris profond et doux.
Et elle exposa ses desseins subtils.
En l’écoutant, le héros demeurait pensif. Et quand elle eut cessé de parler :
— Orberose, ta ruse est profonde, dit-il. Et, si tes desseins s’accomplissent selon tes prévisions, j’en tirerai de grands avantages. Mais comment seras-tu la vierge désignée par le ciel ?
— N’en prends nul souci, Kraken, répliqua-t-elle. Et allons nous coucher.
Le lendemain, dans la caverne parfumée de l’odeur des graisses, Kraken tressait une carcasse très difforme d’osier et la recouvrait de peaux effroyablement hérissées, squameuses et squalides. À l’une des extrémités de cette carcasse, la belle Orberose cousit le cimier farouche et la visière hideuse, que portait Kraken dans ses courses dévastatrices, et, à l’autre bout, elle assujettit la queue aux replis tortueux que le héros avait coutume de traîner derrière lui. Et, quand cet ouvrage fut achevé, ils instruisirent le petit Elo et les cinq autres enfants, qui les servaient, à s’introduire dans cette machine, à la faire marcher, à y souffler dans des trompes et à y brûler de l’étoupe, afin de jeter des flammes et de la fumée par la gueule du dragon.
CHAPITRE XII
LE DRAGON D’ALCA
(suite)
Orberose, ayant revêtu une robe de bure et ceint une corde grossière, se rendit au moustier et demanda à parler au bienheureux Maël. Et, parce qu’il était interdit aux femmes d’entrer dans l’enceinte du moustier, le vieillard s’avança hors des portes, tenant de sa dextre la crosse pastorale et s’appuyant de la main gauche sur l’épaule du frère Samuel, le plus jeune de ses disciples.
Il demanda :
— Femme, qui es-tu ?
— Je suis la vierge Orberose.
À cette réponse, Maël leva vers le ciel ses bras tremblants.
— Dis-tu vrai, femme ? C’est un fait certain qu’Orberose fut dévorée par le dragon. Et je vois Orberose, et je l’entends ! Ne serait-ce point, ô ma fille, que dans les entrailles du monstre tu t’armas du signe de la croix et sortis intacte de sa gueule ? C’est ce qui me semble le plus croyable.
— Tu ne te trompes pas, mon père, répondit Orberose. C’est précisément ce qui m’advint. Aussitôt sortie des entrailles de la bête, je me réfugiai dans un ermitage sur le rivage des Ombres. J’y vivais dans la solitude, me livrant à la prière et à la méditation et accomplissant des austérités inouïes, quand j’appris par révélation céleste que seule une pucelle pourrait surmonter le dragon, et que j’étais cette pucelle.
— Montre-moi un signe de ta mission, dit le vieillard.
— Le signe c’est moi-même, répondit Orberose.
— Je n’ignore pas le pouvoir de celles qui ont mis un sceau à leur chair, répliqua l’apôtre des Pingouins. Mais es-tu bien telle que tu dis ?
— Tu le verras à l’effet, répondit Orberose.
Le moine Régimental s’étant approché :
— Ce sera, dit-il, la meilleure preuve. Le roi Salomon a dit : « Trois choses sont difficiles à connaître et une quatrième impossible, ce sont la trace du serpent sur la pierre, de l’oiseau dans l’air, du navire dans l’eau, de l’homme dans la femme. J’estime impertinentes ces matrones qui prétendent en remontrer en de telles matières au plus sage des rois. Mon père, si vous m’en croyez, vous ne les consulterez pas à l’endroit de la pieuse Orberose. Quand elles vous auront donné leur opinion, vous n’en serez pas plus avancé qu’auparavant. La virginité est non moins difficile à prouver qu’à garder. Pline nous enseigne, en son histoire, que les signes en sont imaginaires ou très incertains[2]. Telle qui porte sur elle les quatorze marques de la corruption est pure aux yeux des anges et telle au contraire qui, visitée par les matrones au doigt et à l’œil, feuillet par feuillet, sera reconnue intacte, se sait redevable de ces bonnes apparences aux artifices d’une perversité savante. Quant à la pureté de la sainte fille que voici, j’en mettrais ma main au feu.
Il parlait ainsi parce qu’il était le Diable. Mais le vieillard Maël ne le savait pas. Il demanda à la pieuse Orberose :
— Ma fille, comment vous y prendrez-vous pour vaincre un animal aussi féroce que celui qui vous a dévorée ?
La vierge répondit :
— Demain, au lever du soleil, ô Maël, tu convoqueras le peuple sur la colline, devant la lande désolée qui s’étend jusqu’au rivage des Ombres et tu veilleras à ce qu’aucun homme pingouin ne se tienne à moins de cinq cents pas des rochers, car il serait aussitôt empoisonné par l’haleine du monstre. Et le dragon sortira des rochers et je lui passerai ma ceinture autour du col, et je le conduirai en laisse comme un chien docile.
— Ne te feras-tu pas accompagner d’un homme courageux et plein de piété, qui tuera le dragon ? demanda Maël.
— Tu l’as dit, ô vieillard : je livrerai le monstre à Kraken qui l’égorgera de son épée étincelante. Car il faut que tu saches que le noble Kraken, qu’on croyait mort, reviendra parmi les Pingouins et qu’il tuera le dragon. Et du ventre de la bête sortiront les petits enfants qu’elle a dévorés.
— Ce que tu m’annonces, ô vierge, s’écria l’apôtre, me semble prodigieux et au-dessus de la puissance humaine.
— Ce l’est, répliqua la vierge Orberose. Mais apprends, ô Maël, que j’ai eu révélation que, pour loyer de sa délivrance, le peuple pingouin devra payer au chevalier Kraken un tribut annuel de trois cents poulets, douze moutons, deux bœufs, trois cochons, mil huit cents imaux de blé et les légumes de saison ; et qu’en outre, les enfants qui sortiront du ventre du dragon seront donnés et laissés audit Kraken pour le servir et lui obéir en toutes choses.
» Si le peuple pingouin manquait à tenir ses engagements, un nouveau dragon aborderait dans l’île, plus terrible que le premier. J’ai dit.
CHAPITRE XIII
LE DRAGON D’ALCA
(suite et fin)
Le peuple des Pingouins, convoqué par le vieillard Maël, passa la nuit sur le rivage des Ombres, à la limite que le saint homme avait tracée, afin qu’aucun entre les Pingouins ne fût empoisonné par le souffle du monstre.
Les voiles de la nuit couvraient encore la terre, lorsque, précédé d’un mugissement rauque, le dragon montra sur les rochers du rivage sa forme indistincte et portenteuse. Il rampait comme un serpent et son corps tortueux semblait long de quinze pieds. À sa vue, la foule recule d’épouvante. Mais bientôt tous les regards se tournent vers la vierge Orberose, qui, dans les premières lueurs de l’aube, s’avance vêtue de blanc sur la bruyère rose. D’un pas intrépide et modeste elle marche vers la bête qui, poussant des hurlements affreux, ouvre une gueule enflammée. Un immense cri de terreur et de pitié s’élève du milieu des Pingouins. Mais la vierge, déliant sa ceinture de lin, la passe au cou du dragon, qu’elle mène en laisse, comme un chien fidèle, aux acclamations des spectateurs.
Elle a déjà parcouru un long espace de la lande, lorsque apparaît Kraken armé d’une épée étincelante. Le peuple, qui le croyait mort, jette des cris de surprise et de joie. Le héros s’élance sur la bête, la retourne, et de son épée, lui ouvre le ventre dont sortent, en chemise, les cheveux bouclés et les mains jointes, le petit Elo et les cinq autres enfants que le monstre avait dévorés.
Aussitôt, ils se jettent aux genoux de la vierge Orberose qui les prend dans ses bras et leur dit à l’oreille :
— Vous irez par les villages et vous direz : « Nous sommes les pauvres petits enfants que le dragon a dévorés et nous sommes sortis en chemise de son ventre. » Les habitants vous donneront en abondance tout ce que vous pourrez souhaiter. Mais si vous parlez autrement, vous n’aurez que des nasardes et des fessées. Allez !
Plusieurs Pingouins, voyant le dragon éventré, se précipitaient pour le mettre en lambeaux, les uns par un sentiment de fureur et de vengeance, les autres afin de s’emparer de la pierre magique, nommée dracontite, engendrée dans sa tête ; les mères des enfants ressuscités couraient embrasser leurs chers petits. Mais le saint homme Maël les retint, leur représentant qu’ils n’étaient pas assez saints, les uns et les autres, pour s’approcher du dragon sans mourir.
Et bientôt le petit Elo et les cinq autres enfants vinrent vers le peuple et dirent :
— Nous sommes les pauvres petits enfants que le dragon a dévorés et nous sommes sortis en chemise de son ventre.
Et tous ceux qui les entendaient disaient en les baisant :
— Enfants bénis, nous vous donnerons en abondance tout ce que vous pourrez souhaiter.
Et la foule du peuple se sépara, pleine d’allégresse, en chantant des hymnes et des cantiques.
Pour commémorer ce jour où la Providence délivra le peuple d’un cruel fléau, des processions furent instituées dans lesquelles on promenait le simulacre d’un dragon enchaîné.
Kraken leva le tribut et devint le plus riche et le plus puissant des Pingouins. En signe de sa victoire, afin d’inspirer une terreur salutaire, il portait sur sa tête une crête de dragon et il avait coutume de dire au peuple :
— Maintenant que le monstre est mort, c’est moi le dragon.
Orberose noua longtemps ses généreux bras au cou des bouviers et des pâtres qu’elle égalait aux dieux. Et quand elle ne fut plus belle, elle se consacra au Seigneur.
Objet de la vénération publique, elle fut admise, après sa mort, dans le canon des saints et devint la céleste patronne de la Pingouinie.
Kraken laissa un fils qui porta comme son père la crête du dragon et fut, pour cette raison, surnommé Draco. Il fonda la première dynastie royale des Pingouins.