L’Île des Femmes/12
xii
LA CENTURIONE
Lalagé venait de sauter sur la rive d’un bond léger. La centurione, femme de haute stature, rousse de chair et de cheveux, écouta le rapport de la jeune légionnaire sans modifier la direction de son régard dominateur. L’impassibilité autoritaire de cette « capitaine » ne manqua pas de frapper le P. Loumaigne, redressé de toute sa taille, en assurant, pour la circonstance, un noble port de tête.
Lorsque l’embarcation eut touché la berge, le Révérend fut invité à descendre par l’officieuse Lalagé, qui surveilla elle-même ensuite le débarquement des prisonnières anxieuses. Déviant vers le Jésuite un regard, direct vraiment insoutenable, la centurione prononça ces paroles rassurantes, avec une brevitas toute romaine :
— Homme des pays lointains, le seul que nos yeux aient jamais vu, je suis fière que ma Centurie ait la bonne fortune de vous recevoir, la première, dans l’Insula Femina. Vous et, vos compagnons serez, pour toutes les Masculines, des hôtes sacrés.
Le P. Loumaigne avait mis son chapeau bas. Son imposante attitude, rendue volontairement solennelle, indiquait qu’il se souvenait de son passage dans le monde, jadis, vers sa vingtième année, lorsqu’il était aux chevau-légers, l’enseigne vicomte de Loumaigne-Orsan, S’inclinant à peine, mais avec une parfaite aisance, il répondit à la bienvenue laconique de la centurione :
— J’assure Votre Seigneurie que les hommes de ma race sauront rester dignes de la bienveillante hospitalité qui leur est offerte dans l’Île Femme.
Ondulant dans leurs grands manteaux orange, bordés d’un liseré pourpre, les Amazones étonnées s’écrièrent :
— Il parle notre langue !…
— Comme nous l’écrivons !…
— J’ai tout compris…
Levant la main, la centurione imposa silence à ses jeunes guerrières, dont elle continua, d’ailleurs, les propos :
— Oui, dit-elle s’adressant au Père Jésuite toujours révérencieux, oui, c’est fort surprenant que nous puissions nous entendre d’emblée. J’aurais cru que le langage des pays lointains différait absolument du nôtre.
— Il en est bien ainsi, répliqua le Jésuite.
En quelques mots, il expliqua ce qu’était le latin pour les peuples européens et la variété des langues étrangères. Aux femmes-soldats qui l’écoutaient avidement, le Père parla ensuite du monde romain en s’étonnant de retrouver, de cette civilisation morte depuis tant de siècles, un fragment encore vivant dans cette partie de l’hémisphère sud connue depuis peu de temps et dont les anciens n’eurent jamais idée. Le fait, cependant certain, puisqu’il l’avait sous les yeux, lui paraissait inexplicable. Il fit remarquer encore aux amazones groupées autour de lui qu’elles étaient costumées et armées à peu près comme les légionnaires romains, au temps de Jules César.
Ployant son cep de vigne des deux mains, la centurione, excitée par ces révélations, s’écria :
— Alors, le vénusiaque serait la même langue que ce latin encore enseigné dans vos écoles et qu’un grand peuple parla jadis.
— Mais oui…
— Et vous croyez que nous ressemblons quelque peu à ces fameux Romains ?
— D’après mes premières remarques, votre colonie, à n’en pas douter, est romaine d’origine…
— Comme c’est curieux ! C’est bien la première fois que nous entendons parler du latin et des Romains. Jusqu’ici nous croyions que cette île était le centre et le noyau du monde, la Terre de la déesse Vénus, dont nous sommes les filles.
— Vos noms, reprit complaisamment le Jésuite : Lalagé, Lydé, Nééra, Myrtale, Cornélia, Claudia, Lycisca, ont été portés, jadis, par de nombreuses femmes romaines.
Pensant intéresser davantage encore les Amazones, le Révérend ajouta :
— Puisque vous êtes des femmes-soldats, je vais vous donner un autre exemple de la parenté de votre civilisation avec la romaine.
Il expliqua, alors, qu’à Rome les corps d’infanterie formaient chacun une légion commandée par un consul.
— Chez nous, par une consula, lui répondit-on.
La légion se subdivisait en cohortes, la cohorte en manipules, le manipule en centuries.
— Idem et ibidem dans l’île. Deux cohortes par légion, deux manipules par cohorte, quatre centuries par manipule, donc seize pour la légion, en tout : 1.800 femmes.
— Dans l’armée romaine, le centurion avait sous ses ordres deux officiers appelés optiones.
— Centuria… optiona.
— En ce qui concernait l’armement, l’infanterie comprenait les hastaires, en première ligne ; les princes en deuxième, les triaires en troisième. La cavalerie, ou ailes de chaque légion, se subdivisait en turmes et décuries.
— Et c’est à peu près pareil encore dans l’Insula Femina, continua l’amazone rousse, sauf que la cavalerie forme des légions indépendantes commandées par la consula equestra, la turme par la turma, la décurie par une decuria. Enfin, toute notre armée obéit à un chef suprême : la Bellatrix dea, la guerrière déesse.
— Peu importent ces différences, reprit le Père Loumaigne, vous n’en êtes pas moins des légionnaires romaines.
— Oui, et tout cela nous a été évidemment caché ! répliqua la centuria. Pourquoi ?
Les amazones se regardaient, montrant toutes, de face ou de profil, l’admirable modelé de leurs visages militaires.
Relevant la tête, qu’une extrême perplexité faisait tenir baissée, la centurione demanda encore :
— Voudriez-vous, homme des pays lointains, nous dire quelques vers latins, par exemple de ce Virgile dont vous avez prononcé le nom avec tant de respect.
— Mais certainement…
Le Révérend Père se recueillit, puis scanda ces vers de l’Énéide, en se servant de la prononciation vénusienne :
Ducit Amazonidum lunatis agmina peltis
Penthesilea furens, mediisque in milibus ardet,
Aurea subnectens exsertæ cingula mammæ
Bellatrix, audetque viris concurrere virgo[1].
Les amazones parurent agitées. Et la centurione, maîtrisant un étonnement des plus vifs, expliqua au Père Loumaigne que les vers qu’il venait de dire se trouvaient dans les textes sacrés du culte de Vénus.
— Mais, ajouta-t-elle, puisque vous nous révélez que l’origine de ces vers remonte à l’époque romaine, qu’ils ont été écrits par un nommé Virgile, et non pas dictés par la Déesse elle-même au scribe du temple, il faut croire qu’en ces temps anciens, les femmes faisaient également la guerre et subjugaient l’homme ?…
— Non, fit en souriant le Père Loumaigne ; s’il a existé des guerrières, de grandes armées de guerrières, c’est en des temps fabuleux dont rien ne reste que des légendes. L’âge héroïque de la femme se perd dans la nuit des temps.
Il parla alors aux Masculines attentives des guerrières immémoriales de la Chine, des amazones fabuleuses campées sur les rives du Thermodon ; de la reine Antiope vaincue par le géant Thésée ; de Thomyris la Scythe qui plongea la tête de Cyrus vaincu dans une outre de sang ; de Penthesilée qu’Achille pleura au siège de Troie, après l’avoir vaincue les armes à la main. Il parla aussi des farouches Africaines qui, sous la reine Myrina, battirent les Gorgones, autres femmes terribles, les Atlantes, les Égyptiens, firent de grandes conquêtes et fondèrent des villes ; des combattantes sud-américaines, dont le fleuve Amazone perpétue le souvenir. Mais il ajouta :
— En principe, dans le monde de l’histoire, l’homme s’est toujours arrogé le droit de diriger la cité et de la défendre contre les bêtes féroces, les malfaiteurs et les ennemis.
Les amazones écoutaient toujours le Père Loumaigne avec une sorte d’attention crispée, leurs yeux, ardents comme braise, constamment interrogateurs.
Seule, Lalagé depuis un instant paraissait nerveuse. Il lui tardait de regagner l’île fluviale. Son esprit était plutôt avec Dyonis et Tamarix. Dites par eux, les paroles du Père Loumaigne, qui l’excédaient, l’eussent intéressée comme ses compagnes. Elle demanda donc respectueusement à la centurione la permission de regagner son poste. La grande amazone rousse, à la tunique écaillée d’or, regardant le soleil, parut se rendre compte du temps passé en paroles. Elle congédia Lalagé, laquelle ne se fit pas répéter l’ordre reçu.
Le Père Jésuite s’occupa alors du sort des captives qui l’imploraient du regard.
Pour la première fois, la centurione daigna regarder les Vénusiennes :
— C’est à vous de choisir, leur dit-elle : ou servir dans une légion masculine, ou être réléguées aux mines avec les hommes souterrains.
— Eh bien ! alors, s’écria Lycisca la première, moi je demande mon enrôlement dans la turme de Lydé et de Lalagé.
— Et dans ma centurie, donc, répliqua l’amazone rousse. Accordé.
Ensuite, parlant aux autres Vénusiennes :
— Et vous ?
— Nous formons le même vœu que Lycisca.
— Bien.
Regardant ses amazones, la centurione ajouta :
— Vous pouvez embrasser vos sœurs, maintenant.
Comme si on les eût débarrassées d’un fardeau, les Vénusiennes, légères, souriantes, bras ouverts, s’élancèrent vers les amazones aux manteaux orange. Il y eut alors une mêlée de baisers, de rires et de paroles.
Pendant ce temps, la centurione faisait sonner le lituus pour que l’on amenât les chevaux laissés dans un carrefour du bois.
Elle s’enquit ensuite si le Père Loumaigne savait monter à cheval. Riant dans sa barbe, le Jésuite répondit qu’il avait été cavalier dans son jeune temps. Il parla même du régiment, de l’escadron, du peloton, des évolutions de la cavalerie, du service en campagne…
Les chevaux arrivaient, des purs sangs nerveux aux grandes encolures, vifs comme poudre.
Mais à ce moment, dans le bois, un autre lituus sonna d’une façon toute particulière, inattendue, sans doute, à en juger par l’effet produit aussitôt chez les amazones par cette sonnerie.
Aussi bien que ses légionnaires, la centurione drapa son manteau, abaissa la jugulaire du casque, tout en alignant ses guerrières sur deux rangs, chacune tenant sa monture par le bridon. Le Père Loumaigne profila de ce répit pour réciter un ave.
La petite troupe attendait sur le tertre, les regards tournés vers le chemin qui débouchait du bois et sur lequel se rapprochaient de plus en plus les foulées de chevaux bondissants.
Sa monture tournoyante encore dans l’emportement de la course, une amazone, dont le casque d’argent était surmonté d’une aigrette bleue sauta à terre, tandis qu’une autre cavalière, accomplissant la même voltige, prit les rênes aux mains de la première.
— La Consula ! dit la centurione rousse en passant auprès du Père Loumaigne qui venait de juger en chevau-léger, l’étonnante souplesse équestre des arrivantes.
Grande, maigre, brune, le front barré de sourcils noirs, l’ocrea, ou bottine haute, garnie d’éperons, la Consula s’avança vers le Père Loumaigne, impérieuse, altière, avec des regards qui semblaient briser les reflets miroitants d’une orgueilleuse lumière.
— C’est l’étranger ? demanda-t-elle à la centurione immobile comme une statue.
— Oui, Consula.
La consula salua en portant la main à la visière de son léger casque. Le Père Loumaigne s’inclina, tenant son grand chapeau à deux mains.
La consula dit tout haut à la centurione :
— L’île des lauriers-roses va être occupée par un manipule de la Légion d’infanterie verte, à cause de l’attaque de ce matin. Les Vénusiennes font de grands rassemblements dans la forêt des Cynocéphales. La cavalerie cesse le service du fleuve. Nous nous groupons ce soir à Fons Belli, auprès de la Bellatrix dea, en réserve. La bataille décisive se prépare.
Déjà, en amont, de grandes embarcations, chargées d’amazones, traversaient le fleuve d’Émeraude.
— L’occupation de l’île commence, dit la consula à la centurione. Dès que votre poste aura été relevé, vos légionnaires rentreront, avec les deux étrangers qu’elles n’auraient point dû garder.
Le Père Loumaigne sourit en songeant à l’astuce déjouée de la belle Lydé.
— Puis-je espérer d’être réuni avec mes compagnons ? osa-t-il demander.
— Comment, étranger des pays lointains, vous parlez notre langue ? s’écria la consula surprise.
Empressée, la centurione donna quelques explications.
— Comme la Bellatrix dea va être étonnée ! conclut la consula, qui daigna répondre enfin à la question du Jésuite en affirmant qu’il ne serait certainement pas isolé de ses amis.
À son tour, la consula multiplia ses questions, avide d’être renseignée sur les rapports des femmes et des hommes dans les pays lointains. Enfin, la barque ramenant Dyonis et Tamarix fut en vue. Lorsqu’ils débarquèrent le bon Père Loumaigne ne fût nullement surpris de la contrariété exprimée par la physionomie des jeunes Masculines et de ses Marseillais, tous deux émerillonnés comme des coqs.
La consula, après avoir questionné Lydé, remonta à cheval. Suivie de son escorte, elle s’enleva à bride abattue dans la direction du bois.
La centurione donna aussitôt l’ordre du départ à la décurie qui se trouvait sur la berge. Arrivés au carrefour, le Père Loumaigne, le lieutenant Tamarix et les Vénusiennes prirent place dans une de ces curieuses voitures qui marchaient toutes seules.
Quant à Dyonis, il monta sur le cheval de Lalagé, heureuse de pouvoir suivre le beau lieutenant Tamarix dans sa voiture.
Allègre et tout épanoui dans le soleil odorant, le chevalier maintenait sa monture à côté de celle de la douce Lydé aux yeux de violette. La décurione lui souriait tristement, inconsolée encore d’avoir abandonné l’île des lauriers-roses avant le jour fixé. Toute la femina turba portait les regards sur eux. Le jeune homme était pris et repris par les lassos invisibles des désirs spontanés jaillis de leur magnétique jeunesse.
De grands oiseaux mécaniques rayaient le bleu du ciel de leur clapotement adouci par la distance.
— Dans une heure, dit Lydé, nous serons dans la ville de Fons Belli.
- ↑ La belliqueuse Penthésilée, à la tête d’une troupe d’amazones aux boucliers en croissant de lune. Le sein à découvert soutenu par une ceinture d’or nouée, elle brille entre mille et, guerrière vierge, ose attaquer les hommes les plus intrépides.