Aux Éditions du monde nouveau (p. 134-143).

xiii

À FONS BELLI


Entre les bambous droits et noirs aux légers feuillages, nettement dessinés au bout de leurs fines brindilles, apparaissait la féerie rafraîchissante et vive du jardin des fleurs bleues, des fleurs jaunes et rouges épanouies à foison entre leurs chemins d’eau et leurs contre-allées dallées de marbre.

Le chevalier Dyonis de Saint-Clinal et le lieutenant Tamarix cheminaient avec une âme florale, tant ils étaient pénétrés de coloris limpides et de printanières senteurs.

La matinée, encore mouillée, s’ouvrait toute à la lumière dorée. Les miroirs d’eau, dans l’Éden lacustre, blondissaient sous le soleil. On eût dit que les feuilles chantaient, si nombreux étaient les oiseaux invisibles qui pépiaient, roucoulaient ou sifflaient leurs aubades.

Ainsi fleuris, épanouis, embaumés, illuminés, les deux Marseillais avançaient derrière le rideau de bambous dans un enchantement plus grand encore que celui de ce paysage d’aquarelle, car l’amour, l’amour à son aurore et dans sa divine espérance, les enthousiasmait.

Ils marchaient vite et sans parler, tous les deux revêtus d’une toge de laine couleur garance, car ils avaient dû s’habiller à la mode de l’île, leur costume marinier n’étant plus mettable. D’ailleurs, dans la tunique légère, le maillot collant et l’ample manteau décoratif, ils se trouvaient fort à l’aise, plus beaux qu’auparavant. Avec son visage régulier, chaud, tendre encore de sa pure jeunesse, avec la souplesse de son harmonieuse prestance physique, le chevalier avait l’air d’un jeune dieu, tandis que le lieutenant Tamarix, noir de poil, barbu, avec son nez aquilin, son teint basané, évoquait plutôt la physionomie d’un consul victorieux, au retour d’une longue campagne de guerre dans l’Asie chaude et voluptueuse.

Comme ils s’engageaient dans le tournant de l’allée des bambous, apparut la haute silhouette du Père Loumaigne, vêtu d’une sorte d’himation en laine blanche, lui aussi ayant dû quitter sa soutane, brûlée par les sels de la mer.

Dyonis et son compagnon parurent contrariés par cette rencontre. Ils ralentirent le pas et se donnèrent un air de promeneurs innocents et oisifs.

— Où vont ces messieurs ? demanda paisiblement le Jésuite en tendant ses deux mains, l’une au chevalier, l’autre au lieutenant.

Incapable de mentir, Dyonis répondit :

— Mon Père, nous allons naviguer dans les jardins d’eau, avec Lydé et Lalagé qui doivent nous attendre à l’embarcadère.

— Je les visitai hier avec la Bellatrix dea, fit le Jésuite. C’est une merveille de plantes et de statues !

— Si le paradis est aussi beau, aussi riant, aussi charmant que ce paysage, déclara le beau lieutenant Tamarix, je ferai mon possible pour n’en être point exclus. Je compte d’ailleurs sur vous, mon Père, au cas où le bon saint Pierre ferait des difficultés.

Le Père Loumaigne sourit en fermant décidément son bréviaire.

— Oui, dit-il avec gravité, j’ai vu la Bellatrix dea hier. Je me suis entretenu longuement avec cette femme supérieure qui commande aux amazones révoltées.

— Ah ! fit Dyonis pincé par une vive curiosité, et avez-vous pénétré le secret des origines de la civilisation vénusienne ?

— Non, mon enfant, la Bellatrix n’en sait pas plus que nous. C’est dans la cité de Venus Victrix que ce secret pourrait seulement nous être révélé. Les mystères sacrés d’Élleusis étaient sans doute moins impénétrables que le sont ceux de l’Île des Femmes.

— Oui, dit Dyonis, mais la fameuse cité nous est interdite.

— Interdite ! fit le Père Loumaigne avec énergie, interdite ! Je compte bien m’y rendre sous peu.

— Comment, mon père ?

— En marchant droit devant moi.

— Mais, avec l’armée des masculines ?

— Non, non, mon enfant, seul !

Élevant son crucifix cloisonné d’une main :

— Est-ce qu’Il ne vaut pas une armée en bataille : Lui !

Prenant une main du père, Dyonis s’écria affectueusement :

— Vous n’allez pas courir un pareil danger. Vous savez bien que les Vénusiennes font mourir tous les étrangers qu’elles capturent !

— Mon fils, répliqua simplement le Jésuite, je sais qu’il n’y a pas de place pour la crainte dans le cœur d’un soldat de Dieu. Il se prépare ici un événement épouvantable. Toutes ces créatures vont se jeter les unes contre les autres. Il faudra que l’un des camps soit exterminés. Je dois empêcher cela.

— Comment, mon Père ?

— En faisant une fille du Christ de la Venus Victrix elle-même.

— Mais c’est insensé, s’écria Tamarix, vous allez vous faire brûler vif.

— Avec l’aide de Dieu, tout est possible ! conclut tranquillement le P. Loumaigne. Je rentre pour préparer mon départ, car la Bellatrix dea, après de vives résistances, a bien voulu consentir enfin à mon entreprise. Lycisca me servira de guide. Je n’ai pu détourner cette enfant de son désir de me suivre.

Et il ajouta pieusement, dans la lumière de son regard serein :

— Lycisca sera la première chrétienne de l’île. Son âme est déjà toute ouverte à la foi.

Regardant le chevalier, puis le lieutenant Tamarix :

— Et vous, mes enfants, n’oubliez pas que vous êtes ici en mission et non pour le plaisir. Il n’est aucune circonstance de la vie qui ne nous investisse humainement et divinement d’un devoir à remplir. Reconnaissez le vôtre et vous aurez à votre disposition une règle de conduite sûre. Quelles que soient les suites de notre aventure, vous serez contents, si vous avez bien agi. Bonne promenade. Ce soir, je vous ferai mes adieux.

Et le P. Loumaigne, lent et calme, s’éloigna en rouvrant son bréviaire. Bientôt on n’entendit plus le claquement de ses sandales.

Le front heureux de Dyonis s’était rembruni. Il n’avait pas dit spontanément à son maître : « Je vous accompagnerai ! » Il se reprochait déjà cet abandon. L’initiative du Père l’effrayait aussi. Pourtant, la grandeur, le courage d’une telle entreprise dominaient de haut sa défaillance sentimentale. Mais la rumeur impatiente de son cœur lui faisait sentir aussi que l’attraction la plus forte pour lui venait irrésistiblement de Lydé et de l’amour. S’il en avait douté, l’allégresse qui le remua en apercevant soudain, à travers les bambous, deux péplos blancs qui flottaient gracieusement, aurait confirmé son enchantement.

— Ce sont elles ! dit Tamarix en allongeant le pas.

— Oui ! répondit Dyonis, les regards invinciblement attirés par la double vision.

— Ce bon P. Loumaigne ! dit le lieutenant en riant. En voilà un qui prend la vie au sérieux.

— Il faudra bien que nous fassions comme lui.

— Quoi !… catéchiser les Vénusiennes ? Ne vaut-il pas mieux les aimer !

— L’évangélisation n’est pas notre affaire, répondit sérieusement Dyonis. Mais, avons-nous quitté Marseille pour des marivaudages ? Je veux dire qu’il faudra faire quelque chose, nous rendre utiles…, enfin, quoi ! agir de telle sorte que nous puissions être fiers de nous.

— Jeune homme, répliqua Tamarix, jeune homme mon seigneur et maître, il y a temps pour tout dans la vie ! Celui qui est sur la mer tempêtueuse ne peut faire la même chose que lorsqu’il se promenait en oisif sur la Cannebière. Suivons au jour le jour l’extraordinaire aventure qui nous a jetés ici. Aujourd’hui, nous allons nous promener sur ces canaux fleuris avec Lydé et Lalagé. Jouissons de cette heure azurée. Demain s’il le faut, nous nous battrons comme des lions, contre ces affreuses Vénusiennes. Si les Masculines réussissent, nous serons des généraux, des ministres, ce que nous voudrons. Un jour, un jour de gloire incomparable, nous arriverons dans le vieux port de Marseille, avec l’un de ces puissants vaisseaux de l’île qui lancent de longs panaches de fumée. Ah ! nos Marseillais, comme il seront quinauds ! Et Monsieur votre père qui, attendant le retour de La Centauresse, nous verra sur notre fantastique frégate ! Quelle révolution dans la Marine française n’allons-nous pas produire ! Un seul de ces monstres de fer, avec ses canons formidables, suffira pour couler toute la flotte anglaise réunie. Ce qu’on rira !…

Après un silence, et montrant en plein sa magnifique denture, le lieutenant Tamarix demanda, affirmant en même temps la réponse :

— Quel meilleur plan de conduite concevoir ?

— En effet, fit le chevalier, nous ne pouvons rêver mieux. Mais nous devrons prendre des notes, car il faudra bien, un jour, que nous établissions la relation de notre merveilleux voyage.

— Ça, chevalier, c’est votre affaire.

— Et la vôtre, Monsieur de Tamarix, quelle est elle ? demanda Dyonis avec une naïveté feinte.

— Jouer mon rôle. Pour le moment, me faire aimer de Lalagé, car je l’ai déjà dans les veines. Je pense, d’ailleurs, que Lydé, mon chevalier, ne vous laisse pas froid.

Le chevalier s’empourpra dans sa réserve pudique. Il répondit cependant :

— Sa beauté me fascine.

Lydé et Lalagé avaient disparu maintenant derrière une pente. Elles se hâtaient vers l’embarcadère pour préparer l’esquif. Leurs voiles transparents et colorés par le vert adouci de leurs tuniques, brodées de lotus jaunes, flottaient légèrement, comme les pensées qu’elles traduisaient, parfois, en paroles vives, rieuses, émues.

Lalagé disait :

— Le lieutenant Tamarix a voulu m’embrasser, hier soir, dans les rochers de Fons belli. Je désirais ce baiser. Pourtant je l’ai repoussé. Il m’a semblé qu’il y avait entre cet homme et moi une lame d’épée. Depuis l’île des lauriers-roses, je ne pense qu’à lui, en rêvant toutes sortes de songes. Mais je suis une amazone, une Vénusienne d’hier, et cela, malgré moi, me tient dans une sorte de malaise et de crainte.

— Moi, fit Lydé songeuse, rien qu’en prononçant ce doux nom : Dyonis ! je frissonne comme le feuillage de ces bambous sous la brise qui passe. En songeant qu’il sera bientôt auprès de moi, que j’entendrai sa voix chantante, que je verrai ses yeux si forts et si tendres, je tremble toute de joie.

— Mais, s’il te prenait dans ses bras, comme feront tes hommes plus tard, lorsque tu ne seras plus une amazone ?

Les yeux noyés de langueur, la gorge gonflée par un soupir, comme celle d’une tourterelle qui va roucouler, Lydé murmura d’une voix humide et chaude :

— S’il me prenait dans ses bras, je crois que je mourrais de bonheur. Je ne sais pas ce que je désire, du moins ce que je désire ne doit pas être possible, car je voudrais absorber mon ami, le posséder et le sentir en moi, comme ma pensée et mon sang. Que dis-je, Lalagé impossible ! Mais non, mais non, car il y est en moi ! En moi, je ne sens, je ne vois plus que lui !

— Être hantée par un homme, c’est grave pour une amazone.

— Et pour une femme ?

— C’est divin !…

Croisant son écharpe sur sa tunique, Lalagé, ajouta tout bas :

— C’est tellement divin que toutes nos compagnes nous envient. Si la Bellatrix dea n’avait point décidé que le Père ferait partie de son conseil et que ton Dyonis et mon Tamarix seraient nos compagnons d’armes, je crois que toute la Légion nous les aurait disputés. La centurione rousse aurait fait sien Tamarix et je crois bien que la consula ne t’aurait pas laissé Dyonis.

— Tu me fais peur, Lalagé.

— Trop tard. Ils sont nôtres.

— Comment ?

— Ne nous aiment-ils pas ?

Le front rougissant, Lydé soupira :

— L’amour, cet amour dont parlent les beaux vers latins que le chevalier nous a récités, c’est cela, cette joie tressaillante qui nous possède ?

— Oui, c’est cela, Lydé, cet adorable bonheur auquel nous sommes soustraites. C’est pour reconquérir le droit d’aimer que nous nous battons. La femme ne peut être soldat qu’en restant vierge. Cette nécessité n’existe pas pour l’homme. Rien que cela suffit à prouver que nous vivons à rebours. Appartenir à un seul homme et le posséder, avoir des enfants bien à soi, une maison, comme ce doit être beau et bon !

— Dans cette France lointaine d’où viennent nos amis et qu’ils aiment tant, c’est ainsi que les femmes sont heureuses ou malheureuses. Dyonis me parlait avec une douceur si profonde de son père, de sa mère, de ses sept frères !

— Et Tamarix, de sa mère veuve et de ses trois sœurs. Quand ils prononcent ce mot : Famille, leur voix change, il semble que tout leur esprit soudain tombe dans leur cœur.

— Et nous ne savons pas, nous, ce que c’est que la famille !

— Non ; pourtant, je n’en doute plus, c’est ce que nos cœurs désirent obscurément, profondément.

Elles arrivaient à l’embarcadère, un joli quai de marbre rose, avec toute l’étendue des fleurs mirée dans l’eau plane des canaux. Au loin, un rideau de hautes fougères arborescentes et de partout des fûts de marbre blanc, des statues polychromes de déesses, de guerrières, de femmes éphèbes.

— Les voilà ! les voilà !

Lydé rougit, Lalagé retira vivement la chaîne de l’embarcation.