Aux Éditions du monde nouveau (p. 115-122).

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UN CRI DE LA FEMME


Front grave, œil cave, sourcils rebroussés, le P. Loumaigne méditait, sa corpulence abandonnée au balancement d’un léger tangage. Les tics-tacs du bateau qui le passait d’une rive à l’autre avec les Vénusiennes captives, ne l’intéressait point bien que le singulier appareil qui les produisait se trouvât dans le champ de son regard oisif. L’embarcation marchait sans rames ni voiles. On eût dit que sa vitesse provenait de ces pistons lubrifiés dont on voyait le jeu bref et réglé en sa frénésie alternative. Le Révérend Père, pourtant ne daignait s’étonner de cette curieuse machinerie. Il n’était pas même obsédé par le mécontentement d’avoir laissé le chevalier dans l’île en compagnie des deux amazones et avec ce garnement de Tamarix pour mentor. Le Père Loumaigne savait se dégager de l’incident, franchir l’obstacle pour gagner ce point culminant de l’esprit d’où l’on peut considérer l’ensemble de toutes choses.

À vrai dire, des perplexités peu communes agitaient cependant l’excellent Père profès. Son esprit demeurait accroché à une multitude de points d’interrogation. Mais, en dépit de toutes les énigmes qui le sollicitaient, il se demandait seulement ceci :

« Devant quelle humanité me trouvé-je ? Quelle est sa religion ? Pourrai-je faire entrer ces femmes dans la maison du Christ ? »

Le P. Loumaigne se souvenait de ses vingt années de mission en Chine. L’apostolat demeurait sa vocation. Il savait comment on fait chrétiennes les âmes les plus éloignées de la Croix. Déjà, le convertisseur militant se réveillait en lui. La catholicité a le monde pour patrie. Où qu’il se trouve, le soldat de Jésus ne saurait rester au repos. Le Jésuite pensait à l’infatigable saint Paul. À dix huit siècles de distance, ne lui était-il point donné, à lui aussi, d’enseigner les gentils ? car l’île était certainement païenne. Les statues mythologiques de la Cité de Vénus l’attestaient suffisamment.

S’étant ainsi voué à la mission sacrée qui lui incombait, le Père Jésuite réveilla l’homme extérieur qui réapparut aussitôt avec ses yeux vivants, son front serein, sa calme dignité. Ainsi le Père aperçut de nouveau les captives, muettes et drapées sous les longs plis de leurs manteaux amarante et, presque à ses pieds, avec un regard d’admiration craintive, la Vénusienne qu’il faillit broyer dans ses bras, lorsque, dans l’île des Lauriers-roses, il s’échappa de la machine infernale.

— Comment te nommes-tu, mon enfant ? demanda-t-il.

— Lycisca ! répondit vivement l’amazone, avec des prunelles dardées, Lycisca, de la Légion amphitrite.

— Ah ! bien… dis-moi alors, Lycisca, qui adorez-vous dans cette île ?

La Vénusienne se leva, contempla pieusement la grande déesse qui fulgurait dans le lointain et, avec un commencement d’exaltation :

Venus Victrix !…

Le Père Loumaigne n’insista pas davantage. Il savait qu’on ne doit pas inquiéter les croyances des exotiques avant d’avoir gagné leur cœur.

Mais Lycisca reprit elle-même :

— Dans ton pays, la divinité n’est pas femme, d’après ce que tu nous as dit.

— Dieu est tout ! fit le Père Loumaigne.

— Et Venus Victrix, alors ?

— Tout pour toi, sans doute, mon enfant ; rien pour ceux qui croient à la vraie religion. Si… le souvenir d’un monde disparu, d’une antiquité qui fut, à bien des égards, la mère sublime de l’esprit humain, mais à laquelle il manqua, cependant, la Parole de Dieu !

Lycisca resta pensive sous la masse de ses noirs cheveux. Le Père reprit :

— Je t’expliquerai tout cela ; je te montrerai la lumière, la bonne vérité. Mais je voudrais bien savoir avant pourquoi vous vous battez entre femmes dans l’île ?

— Il y a les fidèles et les infidèles à Venus Victrix. Celles-ci disent qu’hommes et femmes sont égaux et doivent s’entr’aimer,

— Et les autres ?

— Que l’homme est un être inférieur, presque une bête, en tout cas seulement né pour servir d’esclave à la femme, depuis que notre déesse a vaincu sa race brutale.

— Pourtant, chacune de vous n’a-t-elle point un homme pour père, donc pour époux ?

— Non ; nous naissons dans la cité de Venus Genitrix où il y a les Mères et les Élus. Ces derniers ne sont pas des hommes, mais des demi-dieux ; nés de Vénus, notre mère à toutes, la seule que nous connaissions. Tant que nous demeurons belles et vierges, nous restons des amazones. Après, on nous jette aux hommes des métiers ou des champs. Selon notre rang, notre grade, on nous donne de un à cinq hommes en toute propriété. Parmi eux, nous pouvons alors choisir notre préféré.

— Donc, vous avez des enfants ; vous fondez un famille ?

Lycisea rougit.

— Non, je l’ai déjà dit non…

— Ce n’est pas possible !

— Mais si ; avant que l’amazone aille habiter parmi les hommes, une opération l’a rendue inapte à la maternité. Je répète que les femmes de la cité de Venus Genitrix, seules, sont des mères.

— Mais c’est horrible ! s’écria le Père Loumaigne épouvanté. Vous vivez à la fois contrairement aux lois de la nature et à la volonté divine.

— Alors, dans ton pays…

— Dans mon pays, les femmes sont des épouses et des mères.

Lycisca hésita puis, cachant son regard :

— Toi, tu as une femme, des enfants…

À son tour, le Père Loumaigne devint cramoisi. Cependant, il répondit posément :

— Non, moi je suis un homme du bon Dieu ; un homme qui a volontairement fait le sacrifice de son existence privée pour maintenir l’ordre religieux dans le monde. Il faut qu’il y ait entre l’humanité et son Créateur quelques âmes intactes, dignes de la suprême intercession, Nous sommes des guides spirituels, nous marchons en avant pour que nos frères ne quittent point la voie des destinées éternelles. Mais en dehors de nous, qui sommes peu nombreux, tous les autres hommes doivent s’unir, par le sacrement du mariage, à la femme qui sera la mère de leurs enfants, la gardienne du foyer, la compagne de leurs jours.

— Il nous est difficile de comprendre, objecta une autre Vénusienne, que des êtres aussi dissemblables que l’homme et la femme puissent vivre ensemble sans que l’un soit subjugué par l’autre. Leurs différences, à supposer qu’elles ne soient pas des inégalités, suffisent pour faire d’eux des ennemis naturels.

Debout, les deux mains dans sa ceinture, son grand chapeau noir en arrière, le Révérend Père déclara énergiquement que, loin d’être soumis à une si horrible rivalité, l’homme et la femme étaient des êtres complémentaires l’un de l’autre, des êtres confondus dans l’enfant né de l’union à laquelle ils sont prédestinés par le Créateur.

Pendant que ses compagnes baissaient silencieusement le front, revenue aux pieds du Révérend Père, Lycisca dit avec une douceur désarmée :

— Ainsi, vous donnez raison aux Masculines !

— Mais certainement. Leur révolte obéit à l’appel de la vérité humaine. C’est le retour invincible de votre race, soumise à une civilisation contre nature, à l’existence véritable, celle pour laquelle Dieu nous a créés et mis au monde.

Lalagé aux beaux sourcils, debout sur le plateau de proue, d’où elle surveillait les Vénusiennes, d’ailleurs tout à fait inoffensives, dit alors :

— Vous avez raison, mon seigneur Père Loumaigne. Vos paroles répandent de la lumière. Je vois ce que nous sommes. Dans le vide d’une ignorance absolue, on a mis pour nous des fantômes d’horreur, des croyances abominables. Là où il n’y a rien pour les autres humains, se trouvent les buts de nos existences égarées. Bref, nous vivons à l’envers. Je me suis dit souvent que l’homme devrait faire la guerre, gouverner, être maître des biens et la femme, sa compagne d’amour, la mère de ses enfants.

Les yeux brillants, dans une sorte d’invocation intérieure :

— Ah ! presser un enfant dans ses bras, le garder sur son sein comme font les reproductrices de la cité de Venus Genitrix !…

Frappant le plancher du talon de sa lance :

— Être des mères, voilà ce que nous voulons, avant tout !

D’une voix étouffée, le front sur leurs genoux, les Vénusiennes prostrées murmurèrent :

— Des mères ! des mères !…

La voix de ces femmes, ce cri de la femme fit tressaillir le P. Loumaigne. Comme il l’entendait cette plainte et cet appel venus des profondeurs émouvantes de l’être empêché de donner et sa fleur et son fruit !

Mais la curiosité resta plus forte que son émotion. Il demanda encore :

— Ces machines qui vont dans l’air et sous l’eau ; ces vaisseaux monstres qui marchent seuls ; ces canons formidables ; enfin, toutes les incroyables inventions qui font de votre île un pays si prodigieusement en avance sur le vieux monde, à qui les doit-on ?

— Aux savants qui peuplent la cité sainte, répondit Lycisca.

— Des hommes ! remarqua le P. Loumaigne.

— Oui, des hommes, intervint Lalagé avec une sourde haine dans la voix, des hommes, les pires ennemis des Masculines. Ce sont eux, surtout, qui veulent perpétuer le règne inique de la femme. Ils sont sans pitié !

Grand fut l’étonnement du Jésuite. Il ne pouvait concevoir que des hommes de science fussent les suppôts d’un régime antiphysique et arbitraire au suprême degré.

Il passa outre cependant, suivant son questionnaire mental.

— J’ai remarqué, quand vous alliez vous battre, qu’aucune de vous n’était munie d’armes à feu. C’est étonnant, avec les moyens dont vous disposez.

Une Vénusienne, soulevant son morne accablement :

— Notre religion défend l’emploi du feu autre part que sur l’eau. À terre, seules sont permises les armes à main ou de jet, où il n’y a ni feu au départ ni feu à l’arrivée. Même les machines qui ne peuvent être portées par une seule guerrière sont interdites.

Lalagé aux beaux sourcils intervint par ces paroles :

— Et les Masculines, elles aussi, observent cette prescription. C’est le courage, l’agilité, l’adresse, l’endurance des amazones qui doivent vaincre et non des engins sans âme.

— En cela, je ne vous blâme point ! fit le P. Loumaigne tout songeur.

L’embarcation approchait de la rive. Des amazones aux tuniques bleues sous des toges couleur orange étaient groupées sur la berge. En avant, une centurione, la poitrine écaillée d’or, tenait son cep de vigne.