Aux Éditions du monde nouveau (p. 102-114).

x

LES MÉNADES APAISÉES


Le chevalier et ses compagnons devisaient encore dans la grotte, lorsqu’un fracas soudain d’arbres et de branchages violentés se produisit dans le silence vert, gazouillant et mouillé de l’île fluviale.

Les trois Marseillais se dressèrent ensemble, soulevés par une brusque surprise. Ils pressentaient déjà un danger nouveau, encore inimaginable.

Comme ils sortaient de la grotte, une machine lourde, basse, close, ruisselante, poussant une grosse tête de fer conique, escaladait les montées bossuées de l’île en basculant sur des bandes à grappins.

Stupéfaits, haletants, les naufragés de La Centauresse oscillaient sur leurs jambes, l’esprit sans direction. Avant qu’ils eussent eu le temps de rajuster leurs idées, cinq femmes, cinq Ménades casquées, armées de glaives, bondirent sauvagement vers eux. Ils étaient cernés, sans avoir pu seulement ramasser des pierres pour se défendre.

— Les Vénusiennes ! s’écria Dyonis en pâlissant.

Dressé de toute sa haute taille et donnant sa voix de poitrine la plus retentissante, le Père Loumaigne, pareil à un prophète acculé par les méchants, fit barrage au danger avec ces fortes paroles :

— Malheur à qui touche aux hommes de Dieu !

Mais, l’entourant, menaçant de lui larder les côtes, deux farouches amazones obligèrent le Jésuite à marcher, et rondement, vers la machine infernale. Tamarix eut beau montrer ses dents étincelantes, son noir et brûlant regard, sous la pointe des épées de deux guerrières, il dut suivre le Père Loumaigne, qui avançait sous la menace, toujours imposant et digne. Dyonis, lui, n’était prisonnier que d’une seule Vénusienne mais, à la vérité, grande, robuste et fort agressive.

En un tournemain, le Père Loumaigne fut emboîté dans l’antre de la machine. Pour avoir voulu caresser d’une main enjôleuse le bras nu de l’une des Vénusiennes, le beau lieutenant Tamarix venait de recevoir sur la tête un coup d’épée, asséné à plat, qui lui fit voir plus de trente-six lumignons. Lui aussi ne tarda pas à disparaître par la trappe qui avait englouti la corpulence du Jésuite.

Distraite quelques secondes par cet incident, l’amazone qui tenait Dyonis captif laissa retomber son arme le long du corps. Furieux, l’œil aigu, profitant de cette négligence, ayant Lydé présente en son cœur, Dyonis bondit à la gorge de la Vénusienne avec la souple promptitude d’un félin. Doué d’une force physique insoupçonnée de lui, d’une secousse il plaqua au sol la femme ennemie dont les yeux farouches s’écarquillaient d’effroi et de colère. Vivement le chevalier désarma l’amazone et, sans la frapper, gagna l’abri d’un arbre. Les deux Vénusiennes libres, levant leur glaive, se précipitèrent vers l’homme, transpercé de leurs regards homicides. Dyonis battit en retraite d’un arbre à l’autre pour se donner du champ. Il n’avait pas peur. Il combattait déjà pour vaincre. Une ivresse le gagnait. Il guettait la seconde qui lui permettrait de foncer et d’entrer à pleine lame dans la vie des combattantes. Il ne distinguait plus ni le sexe, ni l’humanité de ses adversaires. Elles étaient l’ennemi mortel, celui qui, homme ou lion, déchaîne toutes les forces combattives et meurtrières de l’être. Et comme nous pensons et sentons toujours ce que nous sommes, même extraordinairement, Dyonis jubilait de se révéler à lui-même dans cet état de violent courage qui contrastait tellement avec sa douceur habituelle.

Lydé et Lalagé, équipées pour le combat, bouclier et lance en mains, dévalaient de l’observatoire en clamant des cris de guerre, pendant que le chevalier rusait avec ses assaillantes. À leur tour, les Vénusiennes se hérissèrent de cris guerriers, mais en cherchant habilement une protection au plus épais des arbres.

Presque en même temps, herculéen et magnifique, le P. Loumaigne surgissait de la trappe, serrant d’un bras de fer l’une des amazones, ployée par cette redoutable étreinte. Ayant pris pied sur le sol et s’étant saisi de l’arme de la Vénusienne, d’un seul balancement il lança la femme, tête première, à dix pas dans un fourré. Projeté en avant, l’épée de l’amazone dans sa poigne, le Jésuite, forçant le pas, se porta aux côtés du chevalier, toujours acrêté comme un coq de combat. Il ne l’avait pas rejoint encore que le lieutenant Tamarix s’échappait à son tour de la machine, le visage en sang, les doigts encore crispés d’avoir peut-être étranglé sa gardienne, qu’il avait cependant plutôt envie d’embrasser. Malheureusement, ses clignements d’yeux n’avaient encore produit aucun résultat, lorsque le P. Loumaigne, sans qu’on s’y attendit, porta à sa gardienne une terrible ceinture arrière. À son tour, le geste aussi prompt qu’une idée subite, Tamarix entra, sans autre préambule, dans les voies de fait, et d’autant plus énergiquement que l’autre Vénusienne allait pousser sa lame dans la « bonne santé » du R. P. Jésuite.

Trépignante, belliqueuse, la fureur aux dents, Lydé courait la première entre les troncs, cherchant à couper les Vénusiennes de leur machine, en ce moment inerte et massive dans l’herbe, comme un cachalot échoué. Lalagé et les trois Marseillais suivaient exactement cette tactique. Lorsque ce mouvement eut réussi, Lydé dit avec précipitation :

— Lalagé et moi allons combattre seules les Vénusiennes. Hommes des pays lointains, restez sur place.

Sans attendre de réponse, les deux guerrières se portèrent en avant, se couvrant de leur léger bouclier. Leur tunique hyacinthe flottait au vent de la course. Tout en elles était dardé : les yeux, le cou, le buste, la fine lance au bout du bras replié et serré au corps. Face à elles, cessant de ruser d’un arbre à l’autre, les Vénusiennes, rejetant leur casque, presque nues comme de jeunes guerriers galates, se jetèrent résolument au combat, leurs épées transformées en lames d’argent par la lumière matinale.

Tout autour, les petits singes grimpaient à l’extrême cime des arbres. Les perroquets se lançaient des uns aux autres, comme pierres, les éclats de voix cassée, En bas, le fleuve glissait son murmure dans un lit d’air bleu.

Dyonis et le lieutenant Tamarix s’élancèrent à la suite des Masculines. Mais déjà, à vastes enjambées, le P. Loumaigne les avait précédés. Il fut si rapide, qu’il se trouva, bras écartés, entre les combattantes, lorsque quelques pas seulement les séparaient du corps à corps.

Pax ! Pax Domini ! répéta-t-il en regardant tour à tour les Masculines et les Vénusiennes.

Profitant du léger temps d’arrêt produit par cette intervention, imposant et superbe, le P. Jésuite jeta son arme à terre, mit un pied dessus puis, levant en l’air son petit crucifix cloisonné, impérieux et pathétique, répéta :

Pax ! Pax !

De part et d’autre, leur élan suspendu, les femmes ennemies regardaient, bouche bée, ce géant vêtu d’une grande robe noire, dont la parole paraissait plus qu’humaine.

Sans perdre une seconde, paternel et inspiré, le P. Loumaigne continua :

— Tous les hommes, toutes les femmes de la terre sont frères et sœurs. Il n’y a qu’un seul Dieu dans le ciel, maître de tout l’univers ; qu’une seule humanité ici-bas dont Il est le Père. À tous les hommes, à toutes les femmes de la terre, Dieu a dit :

« Aimez-vous les uns les autres ! »

« Femmes : écoutez ce commandement. Obéissez. En vous frappant, vous blesseriez Dieu dans son cœur ; vous abimeriez toute la beauté humaine dont Il vous a comblées. Votre combat ne serait qu’un meurtre impie. Voyez, le soleil fait rire la vie dans les branches. Tout ce qui vibre et palpite, dans ce beau matin tressaillant d’espérance, chante son hymne de joie au Créateur ; et vous voudriez vous tuer !…

Le lieutenant Tamarix achevait de se bander la tête avec un mouchoir couleur tabac, comme le Père ponctuait son exhortation d’un religieux silence. Il crut bon alors de prendre la parole en un provençal bien accentué, pour se faire mieux comprendre :

— Quant à nous, troun de l’air ! dit-il, nous ne voulons pas vous taper dessus. Nous ne sommes faits que pour vous caresser !

Sous le regard sévère du Jésuite, Tamarix garda pour lui la suite de ses inutiles paroles.

— Allons, reprit le Révérend Père, en s’adressant aux Vénusiennes, puisque vous avez attaqué les premières, jetez aussi les premières vos armes.

— Elles n’aiment pas ; la haine les rend orgueilleuses et cruelles, s’écria Lydé, toujours belliqueuse comme la déesse Arès.

— C’est qu’elles ne savent peut-être pas que vous pourriez les aimer ! répliqua doucement le Jésuite.

Maîtrisant les Vénusiennes sous l’impérieuse et noble beauté de son regard :

— Jetez vos armes ! les adjura-t-il encore.

Alors, l’une d’elles, avançant d’un pas, glaive incliné :

— Elles nous tueraient ! dit-elle.

— Non ! non ! répliquua la véhémente Lydé, non !

— Toutes nos prisonnières vivent, ajouta Lalagé, toutes ; il n’en est pas une qui ne soit notre amie maintenant.

S’adressant au P. Loumaigne :

— Nous luttons, nous, pour que l’amour règne entre les hommes et les femmes redevenus libres.

— Vous voyez bien ! vous voyez bien ! s’écria le P. Loumaigne triomphant. Allons, mes enfants, vos armes. Vous vous embrasserez après : Pax ! Pax domini !

Il prit lui-même les épées aux mains indécises des Vénusiennes. Piquant alors leurs lances à terre, Lydé et Lalagé avancèrent, souriantes, vers leurs sœurs de l’Île. Elles se connaissaient du reste. Les Marseillais, étonnés, les entendirent s’appeler par leur nom. Il se produisit bientôt entre elles tout un brouhaha de paroles véhémentes, mais déjà réconciliatrices. Ayant gagné le combat sans le livrer, Lydé et Lalagé se montraient charmantes de naturel en leur humeur désarmée. Encore pâles et, sans doute, inquiètes, les deux Vénusiennes aux longs cils droits, aux regards encore inapaisés, questionnaient leurs compagnes sur les motifs profonds et le but réel de la révolte des Masculines. S’offraient-elles déjà à la conversion ? La détente de leurs physionomies crispées indiquait tout au moins que les rébellions du cœur ou de l’esprit cédaient peu à peu…

L’amazone que le P. Loumaigne avait pressée dans ses bras, sans tendresse, revenait vers le groupe parlant des femmes, d’un pas quelque peu brisé. Le Jésuite s’empressa auprès d’elle, lui tendit la main et la conduisit auprès de ses compagnes, en s’excusant d’une saute de brutalité qui fut nécessaire. Lalagé et Tamarix coururent vers la machine. Ils y trouvèrent la dernière Vénusienne à peine revenue de son évanouissement. Tamarix lui baisa la main. Lalagé la rassura si bien qu’elle osa sortir de son coin et se laissa conduire auprès de ses compagnes.

Lydé dit alors :

— Seigneur mon Père, et vous seigneur lieutenant Tamarix, restez auprès de l’appareil. Lalagé passera nos sœurs reconquises sur l’autre rive. Moi, je vais dire à la centurione, par l’acoustique, ce qui vient de se passer. Le seigneur Dyonis prendra la vigie au poste d’observation.

Prenant Lydé par un pli de sa tunique, Lalagé la tira à l’écart.

— Ma petite Lydé, nous avons mal décidé…

— Comment, amie chérie ?…

— Voici. Nos sœurs les Vénusiennes seraient tout à fait rassurées, si l’homme à la grande barbe les accompagnait auprès de la centurione.

— Compris ! fit Lydé, avec un sourire complice. Je dirai dans mon rapport que j’envoie le chef des hommes lointains et que nous emmènerons demain matin ses deux compagnons avec nous. Est-ce cela ?

— Oui ! chère sœur jolie comme le premier rayon de l’aurore.

— Mais une question, ma Lalagé aux tresses brunes, lequel des deux compagnons adoptes-tu ?

— Faut-il choisir, ma Lydé ? demanda malignement Lalagé.

— Ce me semble.

— Mais si notre préférence était pareille ?

— Je demanderais alors au chevalier Dyonis de décider ?…

— Donc, fit Lalagé en étouffant un rire, il ne me reste plus qu’à me proposer pour être la compagnonne de celui qu’on nomme le lieutenant Tamarix. J’aime, d’ailleurs, sa belle barbe noire. J’aime le sourire brillant de sa bouche. J’aime le rayonnement des beaux diamants noirs que sont ses prunelles. Je vois en lui toute la beauté de l’homme.

— Et pour moi, ô ma sœur ! Dyonis au si joli nom est plus beau que la plus belle femme !

— Des hommes ?…

— Oui, des hommes !…

Lydé et Lalagé se regardèrent avec une certaine inquiétude.

— Mascouliné ! dit l’une.

— Mascouliné ! répliqua l’autre. Pourquoi attendrions-nous d’être vieilles pour connaître l’homme ? C’est monstrueux. L’amour c’est le bonheur dû à la jeunesse. Celle qui aimera un jeune homme épousera un dieu, au lieu d’être accouplée plus tard, comme les amazones déchues, à des esclaves abrutis.

Revenue auprès des Marseillais, Lydé leur dit, non sans cligner des yeux en regardant Saint-Clinal :

— Ma camarade me dit que nos sœurs les Vénusiennes seraient plus confiantes si le Père qui nous a si bien parlé les accompagnait sur l’autre bord. D’autre part, homme de Dieu, ajouta-t-elle en s’adressant au Jésuite, étant le plus âgé et par là, le chef, il est nécessaire que vous soyez conduit à notre Bellatrix dea, sans tarder. Nous vous rejoindrons tous demain matin, d’ailleurs.

De la voix et des yeux, les Vénusiennes supplièrent le Père Loumaigne de les conduire chez les Masculines.

Lorsque son maître voulut interroger le chevalier du regard, celui-ci échangeait avec Lydé un sourire radieux. Le Père Loumaigne comprit. Cependant, il demanda par acquit de conscience :

— Pourquoi le chevalier et le lieutenant ne m’accompagnent-ils pas ?

— Parce que, répliqua Lydé, mon amie et moi réclamons la faveur de les garder jusqu’à demain matin afin que nous puissions bien les questionner sur le monde d’où vous venez. Il est juste que nous sachions les premières…

— C’est que, remarqua le Père Loumaigne, sur un ton d’ailleurs fort conciliant, il n’est pas bien convenable, dans notre pays du moins, que des jeunes gens restent seuls, dans une île, et pour la nuit surtout, avec des femmes aussi séduisantes que vous l’êtes…

— Mais, intervint Tamarix qui avait suffisamment compris le latin du Père Loumaigne, bien qu’il eût oublié quelque peu son rudiment, nous en sommes à mille lieues de notre pays ! Amenez votre pavillon, mon Père. On se confessera au retour !…

Lydé ajouta avec une fierté offensée :

— Sachez, homme de Dieu, que Lalagé et moi sommes des amazones, et qu’une amazone est femme vierge, chez les Mascoulinés comme chez les Vénousiennes. Ici, les moechinæ sont brûlées vives. Donc, soyez rassuré…

Le Père Loumaigne s’inclina. S’adressant aux Vénousiennes qui l’entouraient :

— Je vous accompagnerai, mes enfants, et ne vous quitterai pas avant d’être certain qu’aucun mal ne vous sera fait.

— Vous me jurez, fit alors le chevalier, pour rendre définitive la situation acquise, et rassurer aussi son cœur, vous me jurez que mon maître ne court aucun danger ; que je le retrouverai demain ?

— Soyez sans crainte, répondit Lalagé ! La dea a fait combattre sa flotte pour vous délivrer. Votre maître sera reçu avec honneur et joie. C’est des hommes des pays lointains que nous attendons la vérité. La seule pénitence de votre maître sera de répondre à un grand nombre de questions, comme vous, du reste, auprès de nous.

— Alors, nous restons ! décida Dyonis. Tamarix fit un signe d’assentiment.

« Ô jeunesse ! » soupira le Père Loumaigne avec une sainte indulgence. Il pensa aussi que Lydé et Lalagé étaient bien des femmes, c’est-à-dire astucieuses et rusées. Toutefois, il embrassa Dyonis avec confiance, s’inclina devant les amazones, et, en lui serrant les mains, dit au lieutenant Tamarix :

— Pensez aux vertus chrétiennes, mon beau lieutenant. Vous venez de constater que, dans cette île, comme partout ailleurs, elles sont efficaces.

Et il se plaça, comme le bon Pasteur, au milieu des Ménades apaisées.