Aux Éditions du monde nouveau (p. 88-101).

ix

DYONIS RETROUVE
LE PÈRE LOUMAIGNE
ET LE BEAU LIEUTENANT TAMARIX


L’observatoire où Lydé conduisit Saint-Clinal se trouvait au haut des rochers romantiques qui dominaient l’île de leur crête ébréchée. Par une vertigineuse échelle de cinquante barreaux, l’on atteignait un tertre broussailleux. Là, des madriers portaient à leur extrémité une cage truquée avec des rameaux et qu’il fallait atteindre en s’aidant des chevilles alternées, plantées au flanc de l’un des madriers.

Par les claires-voies de cette cage ou à travers les créneaux naturels des rochers, l’œil découvrait largement le paysage en toutes directions : le fleuve jusqu’à son estuaire et profondément en amont ; tout le versant de la vallée, les collines boisées, le damier sinueux des champs cultivés ; dans une inflexion du terrain, les coupoles polychromes de Venusia, la Cité des Femmes ; la statue de la grande Vénus victorieuse, avec son homme aux reins brisés sous les pieds. Aux premières atteintes du soleil levant, la déesse d’or ripostait par une gerbe jailissante de flèches de lumière, plus vives que les rayons reçus.

Comme le jeune homme attardait ses regards sur le monument de la divinité cruelle, apparemment régnante et triomphante en ces lieux :

— Voilà ce que nous ne voulons plus, fit Lydé entre les dents, l’œil offensif.

— Quoi ? demanda Dyonis.

— Que la femme soit victorieuse de l’homme et le martyrise… Dans ton pays, qui est-ce qui domine ?

— L’homme à l’extérieur, partout où les travaux sont ardus, pénibles, sanglants ; la femme dans tout ce qui est intérieur, intime, domestique…

— Qui fait la guerre ?

— Les hommes seulement. Chez nous, la femme est amante, épouse, mère surtout, enfin souveraine de la maison et du cœur de l’homme.

Lydé, les yeux brillants, regardait Dyonis, ayant l’air de sonder un étonnant problème. Elle s’ébroua et dit en riant :

— Je manque à ma promesse. Je ne devais te poser aucune question avant le retour de Lalagé. Mais, Dyonis au joli nom, sache que brûlante est mon impatience de t’entendre tout dire. Que Lalagé revienne vite !… sans quoi je questionne et j’écoute !

La guerrière svelte, aux beaux traits classiques, harmonieusement musclée comme un jeune athlète, montra au chevalier, pour passer le temps, quelques points de la topographie de l’île. La région grise et verte des oliviers sur les coteaux du levant ; celles des sources chaudes, des geysers sulfureux ; des marais solfatares ; la forêt des oréades ; les champs de pierres précieuses ; les hauts plateaux où paissent les bœufs, les vaches, les moutons, les chevaux bondissants ; les dix colonies fluviales ; quelques-unes des colonies agricoles ; le camp fumant des cyclopes, ou des forgerons, sous le volcan empanaché de fumée, et, surtout, le territoire où s’étaient retranchées les Masculines en révolte. Ce territoire comprenait un peu moins de la moitié du pays insulaire, à l’ouest. Le fleuve d’émeraude qui coulait sous les rochers, ensuite la haute chaîne volcanique, formant l’épine dorsale de l’île, lui servaient de frontière et de front naturel.

Lydé interrompit son explication pour redire :

— Ah ! que fait donc Lalagé ! Comme elle tarde et retarde notre joie de savoir ce qu’il y a au lointain de la mer et comment est fait le monde d’où tu viens, ce monde plein de monstres infernaux, nous a-t-on appris ; des monstres pareils à toi, sans doute, ajouta-t-elle avec une douce ironie.

— Et moi aussi, repartit le chevalier, je suis impatient de connaître ton pays…

— Il t’étonne…

— Au suprême degré. Tout nous dépasse ici ou nous semble mystère. Impossible d’être davantage expatrié.

Attentive, Lydé fit signe à Dyonis de se taire. La tête dans un créneau et une longue-vue sur les yeux, elle paraissait observer la rive opposée avec une curiosité singulière.

Elle dit sans se retourner, à mots précipités :

— Deux hommes sur l’autre berge… des étrangers… Prends la lunette de Lalagé. Regarde, dans les buissons, à gauche de la petite plage de sable. Ils dorment, à moins qu’ils ne soient morts.

— Oui… oui… je vois… oh ! oh ! Tamarix… Père Loumaigne….

— Qui ça… Tamarix… Loumaigne ?

— Tamarix, lieutenant de La Centauresse, mon navire ; le R. P. Loumaigne, l’un de mes précepteurs.

— Qu’est-ce qu’un Révérend Père ?

— Un homme de Dieu !

— De Dieu ! Mais n’est-ce pas une déesse seulement qui règne sur les hommes et dans les cieux ?

— Non, Lydé, Dieu, un seul Dieu, pour tout l’univers. Je t’expliquerai. Il t’expliquera, lui, plutôt, le Père Loumaigne. Auparavant, il faut les sauver. Je les aime. Sauvons-les, Lydé !

— Certainement, pour toi d’abord, pour eux, ensuite. Ah ! je serai joliment félicitée d’avoir recueilli trois hommes des pays lointains.

Lydé quitta le créneau en rajustant son manteau sur sa poitrine brunie par le soleil.

— Avez-vous encore une barque disponible ?

— Oui, la mienne.

— Je pars, alors !

Dyonis se dirigeait déjà vers l’échelle.

— Non ! non ! fit énergiquement Lydé en l’arrêtant du bras. Je ne veux pas que tu coures ce danger.

— Pourtant…

Drapée fièrement dans son manteau comme un jeune guerrier de l’Iliade, Lydé continua :

— Je ne veux pas, Dyonis au doux nom, que tu risques d’être pris par les Vénusiennes. Ta vie est précieuse à mes compagnes, plus que la mienne. Reste ici. Observe bien le fleuve. En cas d’événement suspect, appuie trois fois sur cette manette. Tu n’auras plus rien à faire ensuite. D’ailleurs, Lalagé sera bientôt de retour. Je pars. Ce ne sera pas long.

Dyonis objecta encore :

— Mais, si mes compagnons, ne sachant pas à qui ils ont affaire, décampaient avant que tu aies pu les joindre !

Lydé sourit.

— Rassure-toi. D’abord, tes compagnons n’auront pas peur d’une femme seule. Ensuite, s’ils remuent, je crie : Dyonis !… Ils comprendront.

Avec quels tremblements au cœur, quelques instants après, le chevalier accompagnait du regard la barque qui portait une moitié si divine de sa vie ! Dépouillée de son manteau, Lydé ramait, bras nus, avec une souple et rapide vigueur.

Le lieutenant et le Révérend sommeillaient encore lorsque Lydé, ayant ensablé sa barque et quitté ses sandales, arriva vers eux, criant dans sa main en cornet :

— Évoé ! Évoé ! Dyonis ! Dyonis !…

Le Père Loumaigne, le premier, dressa sa haute stature, en se frottant les yeux. Le chevalier, témoin rapproché de la scène par sa longue-vue, ne put s’empêcher de rire en voyant l’air ébahi du Père et l’éblouissement de Tamarix devant Lydé, demi-nue, souveraine et belle comme on imagine nymphes ou naïades.

Néanmoins, les explications furent brèves, car, presque aussitôt, les deux hommes, suivant la jeune amazone, guéèrent jusqu’à la barque et y prirent place.

Tamarix saisit les rames d’autorité. Après lui avoir donné le point de direction, Lydé s’assit à côté du Jésuite qui lissait avec perplexité sa longue barbe des deux mains.

Cependant, Lalagé arrivait dans la cage. Elle était très brune, les yeux veloutés et longs fendus, jeune comme Lydé, mais avec des lignes de beauté plus hardies, plus vives et d’un caractère davantage étranger encore aux types féminins de la vieille France.

— Ah ! c’est vous… l’homme des pays lontains.

— Oui, Lalagé, et je vous salue.

Tandis que deux prunelles liquides absorbaient ardemment sa physionomie, Dyonis expliqua l’absence de Lydé et demanda la permission de descendre jusqu’à l’anse des lauriers-roses et des tamarix pour recevoir ses compatriotes.

Lorsqu’il y arriva, les passagers de Lydé débarquaient sous les branchages, fleuris de bouquets roses et blancs.

Sans mot dire, le Père Loumaigne pressa son élève sur sa vaste poitrine. Le beau lieutenant Tamarix l’ayant accolé à son tour, Lydé tira le chevalier à part.

— Dyonis au joli nom, dit-elle, emmenez vos compagnons dans la grotte. Lalagé est revenue, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je vais la retrouver. Il faut que j’examine avec elle ce que nous devons faire. Ma nouvelle traversée de la rivière a dû être observée de l’autre côté. Sans doute faudra-t-il vous conduire à la 5e colonie fluviale sans tarder. Pourtant, j’aurais bien voulu te garder avec nous jusqu’à demain matin.

Comme celui de Lydé, le visage de Dyonis eut une expression jaune, contrariée.

— Et dans ce cas, fit le chevalier d’une voix hésitante, je ne te verrai plus ?

— Il se peut. Je ne sais. Je ne veux pas cela pourtant. Il me semble, déjà, que nulle autre que moi ne peut être ton Égérie, comme tu m’as dit. D’ailleurs, quelle fille de Vénus oserait se substituer à moi qui, la première, t’ai accueilli ici. Je demanderai pour récompense à notre Bellatrix, d’être attachée à ta personne. Je serai ton compagnon. Aie confiance.

— Merci, fit Dyonis en coulant toute la joie de son âme dans le prenant regard de la jeune amazone.

Pendant ce colloque, la barbe poivre et sel du Père Loumaigne tremblait sur « sa bonne santé », tandis que les yeux brûlés de Tamarix trahissaient une envie émerveillée. Lydé, sa légère et courte tunique hyacinthe, serrée à la ceinture, montrait son jeune corps comme sous une transparence de gaze. Devant ces épaules rondes et ces bras abricotés, le Révérend baissait discrètement le front vers son crucifix, sans perdre de vue, cependant, les prunelles du lieutenant qui devenaient phosphorescentes en regardant la sveltesse eurythmique de Lydé. À ces signes, Dyonis éprouva une instinctive fierté. Lydé n’était que pour lui !

La fille de Vénus s’esquiva, manteau flottant, les jambes serrées par les lanières croisées des sandales. Lorsqu’elle eut disparu, le lieutenant Tamarix dit :

— Cette divinité du fleuve est un miracle pour les yeux. Le vieil Ulysse, en abordant l’île des Phéaciens, fut moins fortuné devant Nausicaa que nous sommes ravis auprès de cette harmonieuse et vigoureuse enfant.

— Païen ! que parlez-vous de vos yeux concupiscents, gronda cordialement le Père Loumaigne. Cette jeune femme mérite surtout l’effusion de nos cœurs. Ne nous a-t-elle point sauvés ? Ne nous a-t-elle point réunis à notre cher chevalier ?

Le précepteur embrassa encore Dyonis.

— Ô mon enfant, dit-il, quelle joie de t’avoir retrouvé ! Joie qui s’attriste en songeant à tous ceux de La Centauresse. Ah ! comme je regrette notre capitaine Le Buric et cet excellent maître Onésime Pintarède !…

Ils arrivaient dans la grotte.

Dyonis réprimait mal ses larmes. Brièvement, il narra son sauvetage. Tamarix, à son tour, dit comment le Père Loumaigne et lui s’étaient tirés sains et saufs de la catastrophe. Projetés en pleine mer par l’explosion, ils se trouvèrent côte à côte à la cime d’une vague. Ils purent échanger ces mots : « Nageons droit vers le rivage ; le flot nous pousse. » À bout de forces, le marin et le Père Jésuite arrivèrent presque ensemble sous un rocher surplombant. Ils restèrent ainsi l’un et l’autre, longtemps, essoufflés, engourdis. La bataille continuait au milieu d’éclairs rapides. La nuit était venue. Au large passaient des ombres fantastiques et tonnantes. Puis les coups de canon, les crépitations s’espacèrent. Bientôt, le grand ciel étoilé clignota dans le silence agité seulement par le bruit balancé de l’océan.

Le Père Loumaigne et le lieutenant Tamarix explorèrent alors la côte, à la recherche des survivants de La Centauresse, s’il y en avait. Le piétinement galopé d’une cavalerie en marche les obligea à se blottir dans les rochers. Des amazones passèrent avec des bruits d’armes, de gourmettes et dans un bruissement de voix féminines. Les faisceaux lumineux, qui précédaient cette troupe, rendaient le rivage visible comme en plein jour. Les Vénusiennes fouillaient le terrain, craignant, sans doute, un débarquement des Masculines.

Lorsque cette cavalerie fut lointaine, le Révérend et son compagnon gagnèrent, d’un buisson à l’autre, la forêt qui servit de refuge à Saint-Clinal. Pour les mêmes raisons que lui, après s’être reposés tout un jour dans un fourré, ils s’orientèrent vers le fleuve la nuit suivante.

Heureux de s’être retrouvés les trois Marseillais, par-dessous leurs propos, étaient tarabustés par des soucis différents.

Le Révérend Père se demandait comment il pourrait ramener son élève à Marseille. Ah ! la jeunesse de Dyonis n’allait-elle pas être captivée dans cette Île des Femmes, en apparence si païenne ? Il fallait renoncer à sauver son innocence. L’amour sûrement jouerait un grand rôle dans leur aventure. Tamarix ! lieutenant Tamarix ! quel mentor serez-vous pour le candide chevalier ?

Navré d’avoir tellement oublié le peu de latin qu’il avait su, le bel officier bleu, étranger aux préoccupations du Révérend Père, se demandait comment il pourrait entrer en conversation galante avec les irrésistibles beautés de l’Île.

Plus douce était la méditation du chevalier. Dans l’odeur mouillée du fleuve et des hautes fougères, aux écoutes de son cœur vierge que l’amour naissant préparait aux belles et ardentes floraisons de la vie, sa pensée était à la fois la vision, la musique, le parfum, le sentiment de Lydé. Il la voyait et la sentait en lui, lumineuse et douce, intimement accordée au rythme de toute son ardeur intérieure. Cette nativité merveilleuse mettait de l’aurore à flots dans le cœur du jeune homme, hier encore froid et obscur pour la femme. Des frémissements le saisissaient et qui eussent projeté dans une ivresse démonstrative sa jeunesse fougueuse, sans cette robe noire du Père Loumaigne qui effrayait ses enthousiastes velléités.

— Mais enfin, mon Père, demanda Tamarix en relevant la tête, que déduisez-vous de ce que nous savons déjà d’un pays tellement singulier ? J’avoue ne pouvoir me faire encore une idée saisissante de sa civilisation et de ses mœurs.

— Nous sommes évidemment, répondit le Révérend, dans une matrie, non dans une patrie. Les femmes règnent dans cette île. Comment ? Je ne le discerne pas exactement encore, bien que nous sachions déjà que les mâles y sont domestiqués, comme chez les antiques amazones, plusieurs siècles avant la guerre de Troie. Diodore de Sicile relate qu’aux temps fabuleux de la reine Myrina, les hommes élevaient les enfants et vaquaient aux soins du ménage. Les femmes, elles, remplissaient les charges de l’État et faisaient la guerre aux adversaires les plus redoutables, comme les Cernéens et les Gorgones. Ces femmes, qui habitaient primitivement une île appelée Hespera, dans le lac Tribonis, du côté de l’Éthiopie occidentale, firent de grandes conquêtes, fondèrent des villes, établirent un empire féminin. Serions-nous en présence de leurs descendantes ?

— Mais ce latin à peine déformé qu’elles parlent ? objecta Dyonis.

— Voilà qui est incompréhensible. Il faut que ces femmes extraordinaires, dont il n’a jamais été question dans l’ancien monde aient eu, cependant, un contact prolongé avec la civilisation romaine, qui n’a cependant jamais exploré la terre jusqu’à l’endroit où nous sommes. J’avoue que ce problème historique me passionne tellement que je ne regretterais point notre infortune, si nous n’avions perdu tant de compagnons !

Il fit un signe de croix. Puis, se tournant vers le lieutenant Tamarix :

— Vous qui êtes marin, quelle idée avez-vous de notre position géographique ?

— Voilà, fit l’officier bleu, même en admettant des erreurs dans le relevé du point, erreurs dont les causes m’échapperaient, j’estime que nous avons dépassé le tropique du Capricorne, en ligne approximative du premier méridien, mais pas au delà de la route parcourue par le Saint-Louis, en 1708, entre 30° et 40° de longitude. Bref, nous devons avoir l’île de Saxanbourg au nord et celle de Tristan da Cougne au sud. À moins, bien entendu, d’une dérive étrange et diabolique, comme le pensait le capitaine Le Buric.

— Dieu ait son âme ! dit le Jésuite.

— Quoi qu’il en soit, reprit Tamarix, je ne vois pas comment nous pourrons jamais regagner Marseille.

— Nous sommes confiés à la garde du bon Dieu ! dit le Jésuite. Il ne nous abandonnera pas si nous lui restons fidèles.

Le Père Loumaigne avait achevé sa phrase en regardant spécialement Dyonis. Il continua :

— N’oubliez pas, mon enfant, dans cette île qui sera pleine de séductions pour vous, les commandements de Dieu et de l’Église.

Tamarix pensa à part lui : « Ah ! non, mon bon Père Loumaigne, tu ne nous feras point faire pénitence ici, troun dé laire ! » presque en même temps qu’il disait :

— Mon Père, pensez-vous qu’ici, si loin de l’ancien monde, les vertus chrétiennes soient encore efficaces ? Cette île où nous sommes, ne se trouve t-elle point hors du royaume de notre bon Dieu ?

Le Père Loumaigne rit en soulevant d’une main sa barbe par en-dessous.

— Je vois, dit-il, que le lieutenant Tamarix aime toujours la galéjade. Pourtant, si nous devons être sérieux une fois en notre vie, c’est bien dans les conjonctures présentes que le fait doit se produire. Et puis, si nous sommes sauvés, ce qui est tranquillisant je l’avoue, il nous reste encore à faire notre salut.

— Amen ! répliqua Tamarix en échangeant avec le chevalier un regard gaiement complice.