Aux Éditions du monde nouveau (p. 27-39).

iii

L’OISEAU MÉCANIQUE
ET LE CÉTACÉ DE FER


Les vents alizés portaient bien dans les voiles. Vive et légère, La Centauresse voguait vers la terre inconnue avec une témérité, il est vrai, pavoisée aux couleurs de France, ce qui était une sécurité et une égide. L’homme de vigie ne cessait de signaler des détails nouveaux dans son porte-voix. Tout le monde était sur le pont, même l’écrivain, le maître-coq, le médicastre et les charpentiers. Avec ou sans lunettes, chacun braquait ses regards dans la même direction. Maître Pintarède venait d’installer obliquement par bâbord la longue-vue du chevalier. Il fallait que le père Loumaigne, de temps en temps, donnât un coup d’épaule à son confrère laïque pour qu’il lui fit place devant l’objectif, ce qui faisait murmurer grièvement l’habit gris souris contre la soutane.

On en était là, dans l’extraordinaire, lorsqu’une surprise brusque agita les observateurs comme un fort coup de vent rebrousse les feuillages. Il n’y eut bientôt plus sur le navire que bouches arquées, regards levés vers le ciel. Dyonis, qui se trouvait à califourchon sur le bout-dehors, revint en courant vers la dunette.

Le porte-voix signalait trois oiseaux gigantesques qui venaient de se lever de terre. Ils paraissaient voler vers La Centauresse.

Un ronflement pareil à celui qu’aurait pu produire quelque bourdon gros comme un bœuf, roulait dans le ciel. Accroché au bastingage, les yeux en salière, le capitaine Le Buric, répétait, hors de lui :

— N… de D !… qu’est-ce que cela ?

Le bourdonnement, d’abord harmonisé, se dédoublait, maintenant, par saccades alternatives, extraordinairement rapides et puissantes.

Les trois oiseaux, visibles à l’œil nu, avançaient en triangle par une progression continue, sans remuer leurs ailes immenses, ce qui pétrifiait d’étonnement les gens de La Centauresse. Le P. Loumaigne ne faisait qu’un avec sa lorgnette et les soubresauts de sa panse rebondie marquaient l’agitation de son esprit.

Maître Pintarède débusqua enfin de derrière le télescope :

— Il y a un homme dans chacun de ces rapaces vertigineux.

— Ce sont des navires de l’air, alors, s’exclama le lieutenant Tamarix en proie à une effervescence irrésistible.

— L’antiquité, fit le P. Loumaigne, par ses légendes des chevaux volants…

— Voilà mes remarques, coupa maître Pintarède : Deux grandes ailes rigides, un corps long, fuselé, empenné à la queue, avec une aile ou aileron perpendiculaire au plan du vol. Les immenses rémiges de l’avant sont soutenues par des tendons semblables à des filins accrochés à des fûts verticaux. Nervures très proéminentes. Aucun plumage. En avant, une palette hélicoïdale, animée d’une giration vertigineuse autour d’un pivot. Cette palette, ou hélice, produit le bourdonnement que vous entendez. Le tic-tac saccadé qui nous martèle l’ouïe, provient du corps même de l’animal, protégé par un corselet rigide, pareil à celui des coléoptères, mais énorme et, dirait-on, métallique. L’arrière, allongé comme je viens de le dire, figure une queue de poisson, mais qui ne remue pas, non plus que les ailes, toujours planes, pareillement à celles des martinets lorsqu’ils glissent sur l’air. Le plus extraordinaire, c’est cet être d’apparence humaine, qui semble se mouvoir et agir indépendamment dans la carapace même du formidable condor.

— Oh ! oh ! regardez. Voyez…

L’un des trois oiseaux d’apparence mécanique lâchait des minces filets bleus de fumée, en pétaradant.

Au comble de l’enthousiasme, Dyonis s’émerveillait devant les monstres fabuleux maintenant lancés en une ascension presque verticale, leurs ailes tour à tour dorées de soleil.

— N’avais-je pas raison, fit-il, en s’adressant au commandant du bord, de vouloir tenter l’aventure ! Jamais navigation n’aura donné lieu à des observations pareilles. C’est bien d’un monde nouveau que nous approchons. Déjà, ce que nous voyons, dépasse les limites de l’imaginable.

— Nous devons être en présence, fit Pintarède, de l’un de ces monstres ailés que l’on croyait disparus depuis les époques préhistoriques.

— Les ailes d’Icare, fit le P. Loumaigne.

— Les deux pédagogues, vous me faites rire, gronda le capitaine Le Buric. Vos oiseaux ne sont que des mécaniques, des machines faites avec du fer, du bois et de la toile. Le diable seul a pu inventer cela.

— La matière est plus lourde que l’air, rétorqua maitre Pintarède, bien que la remarque du capitaine fût indiscutable. Elle tombe, mais ne s’élève pas. On ne peut renverser les lois de la physique.

— Mais l’esprit meut la matière ! s’écria le père Loumaigne.

— Oui, repartit ironiquement maître Pintarède, comme la foi transporte les montagnes. Mais carguez ou larguez donc les voiles, mon père avec votre esprit, les gabiers vous en seront bien reconnaissants !…

Le lieutenant Tamarix s’esclaffa.

Habitué à être tiré à hue et à dia par ses deux maîtres, Dyonis dit, passant outre :

— Je partage l’avis du capitaine Le Buric. Ce sont des machines volantes que nous voyons, d’où j’infère que les hommes de l’île qui se trouve sous le vent, doivent être beaucoup plus civilisés et savants que nous ne le sommes. Il n’y a pas de limite aux progrès scientifiques. L’invention qu’il nous est donné d’admirer permet de supposer une mécanique dont nous n’avons seulement pas idée.

Les deux régents restaient silencieux, tant leur esprit était confondu. Le visage du capitaine Le Buric demeurait consterné.

À ce moment, l’un des appareils, se détachant de la voûte d’azur, parut tomber droit sur La Centauresse, en vrillant. Chacun se tassa, s’aplatit, arrondit un gros dos, la respiration coupée. Arcbouté et paraissant faire tête à la foudre, le Capitaine tendait ses deux poings velus, pareil à un Prométhée courtaut bravant les cieux.

Secondes vertigineuses où les os craquaient déjà sous le choc attendu. Mais, à quelques centaines de mètres, la machine tonitruante reprit l’horizontale et passa en vrombissant sur La Centauresse, décrivant ensuite une belle ellipse et revenant par trois fois sur le vaisseau.

Le capitaine Le Buric trois fois aussi s’était signé, ce qui ne l’empêcha pas de sacrer comme un impie :

— N… de D… ! je braque la caronade, s’il revient barber mes haubans !

Les trois oiseaux cinglaient maintenant en droiture vers la terre inconnue.

— Ils sont venus nous reconnaître, fit Dyonis suffoqué d’étonnement. Avez-vous remarqué l’homme assis dans le ventre de l’appareil ? Il avait une tête de cuir, avec deux gros yeux ronds et un pelage de bête.

Mais le vieux loup de mer, passant outre à tous ces détails, se planta devant lui :

— Alors, que fait-on, Monsieur le chevalier ? de- manda-t-il carrément.

— Mais, le cap sur l’île, toujours.

— Qu’en pensent ces messieurs ?

— Il faut explorer l’extraordinaire, fit Pintarède.

— C’est notre devoir, appuya le père Loumaigne.

— Et vous, Tamarix ?

— Moi, il me tarde bien de voir comment sont faites les femmes de ce pays.

— Eh bien ! répliqua le vieux loup de mer, je dirai tout seul, alors, qu’il vaudrait mieux virer de bord et gagner le large. Non pas que je craigne la bourrasque. Mais il est des choses qu’on ne doit point tenter.

Faisant face au père jésuite :

— Dieu ne nous a pas tout permis.

— Dieu nous a défendu le mal. Je ne sache pas qu’il ait limité notre bonne volonté pour le bien. Or, à part M. de Tamarix, qui accorde à ses frivoles concupiscences trop de crédit, je ne connais personne, à bord, qui ne se trouve pas tout bonnement dans les voies du Seigneur. Je ferai sans doute encore une petite exception, avec toute la prudence désirable, d’ailleurs. Mon cher collègue, Onésime Pintarède, s’abandonne peut-être trop à l’orgueil de l’homme. Toutefois, son irréligion voltairienne paraît innocente. Je dirai même qu’il pratique ordinairement de bonnes vertus chrétiennes, sans les avouer telles. Jusqu’ici, sa fausse religion de la science, qui l’a détourné de la vraie religion, n’aura pas gravement offensé la Majesté divine. Ainsi, mon capitaine Le Buric, il ne me semble pas, pour autant que l’homme puisse les mériter, que nous soyons exclus des bénédictions de la Providence.

— C’est bien tant mieux, dit maître Pintarède, avec un rire socratique, car cela me permettra une fois de plus d’observer dans la réalité du monde que Dieu, ayant réglé le cours des choses une fois pour toutes, s’est détourné de notre planète pour l’éternité des temps.

— Et moi, sans approuver que l’on affecte ainsi l’esprit fort, dit à son tour le lieutenant Tamarix, Dieu m’ayant fait homme et marin sans feu ni lieu, je suis persuadé qu’une épouse belle, surprenante, fort amoureuse, me sera accordée durant le séjour que nous allons faire dans cette isle.

— Cette isle, déclara Dyonis de Saint-Clinal, il faudra la baptiser… Comment la nommerons-nous ?

— L’Isle volante, dit le père Loumaigne.

— L’Isle phocéenne, en l’honneur de notre patrie, opina maître Pintarède.

— L’Isle des Marseillais ! proposa plus simplement Tamarix.

— Non, l’Isle du Diable ! bougonna le capitaine Le Buric en se dirigeant vers la dunette, ajoutant, à part lui :

— Ils sont fous !

— Mon avis, reprit Dyonis, c’est qu’il faut effectuer d’abord notre découverte. Le nom résultera ensuite de ses caractéristiques dominantes. J’ai idée que des surprises merveilleuses nous sont encore réservées.

Cependant, La Centauresse tanguait doucement.

La vigie criait :

— Attention, arrière à la mer, ras du flot.

Virant sur lui-même, le capitaine Le Buric, avec sa plus grosse voix :

— Jarnigué ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? s’écria-t-il.

Et il se hâta vers le beaupré, suivi des autres.

À quelques encâblures, un nouveau monstre suivait La Centauresse, le dos immergé. Dyonis apprécia que cet étrange cétacé mesurait une centaine de toises de longueur. Sa couleur était bleu de fer. Il portait sur le dos une sorte de terrasse, avec balustrade. Au milieu de cette terrasse, une tête hermétique, grosse comme une cuve à lessive retournée.

Le Buric remarqua tout de suite :

— Ce cétacé est en fer !… Drôle de pays. Les hommes doivent y être d’acier, les femmes de bronze…

— Regardez ! regardez ! s’écria Dyonis, montrant du doigt de petites bouées rondes qui flottaient à quelque distance du monstre. Chaque fois que le flot inclinait ces appendices, apparaissait une surface lisse et claire comme un miroir,

— Ce sont les yeux du phénomène, des yeux flottants et pédonculaires, affirma maître Pintarède, admirant encore une fois les étonnantes merveilles de la nature !

— Mais, dites-moi donc, fit Le Buric narquois, dites-moi donc, maître ès-sciences physiques et naturelles, ce qu’il peut bien digérer dans son estomac de fer, votre requin. Des boulons, sans doute, les boulons des navires perdus corps et biens sur cette côte de malheur, d’où personne n’est revenu, puisque jamais il n’en a été fait mention dans les journaux de bord !

— En effet, dit le père Loumaigne en fixant le point décisif, il faut, monsieur Pintarède, il faut nous dire si les oiseaux rigides et les cétacés de fer appartiennent au monde animal ou ne sont que des mécaniques. Ceci est de votre compétence. Je n’oserai, quant à moi, opiner avant yous.

Le petit bout de langue rose de maître Onésime pointait vers le nez tombant. Ses gros yeux de hanneton, derrière les lunettes cerclées d’or, égaraient leurs regards incertains. Sur un ton très docte :

— En semblable matière, toute affirmation tranchée est difficile avant que des observations minutieuses et rapprochées aient pu être faites.

Il hésita une seconde, puis donnant en quelque sorte des pinçons de l’œil au Révérend, il osa dire, avec prudence d’ailleurs :

— Dans l’ordre de nos connaissances, il ne serait sans doute point difficile d’assigner aux objets animés que nous apercevons un classement certain. Mais, sapredienne ! tout nous avertit que nous l’avons franchi le cercle de nos connaissances, ainsi que le règne des lois physiques et naturelles vérifiées par nous. Pourtant, avant comme après, nous ne disposons d’autres moyens de juger que ceux qui nous viennent de notre science. Or, que du fer puisse voler ou naviguer automatiquement sous les flots, cela est contraire à tout ce que nous savons et demeure dans le domaine de l’impossible. Que dire alors, sinon que nous nous trouvons en présence d’une forme de vie inconnue, participant à la fois de l’organisme vivant et de l’appareil mécanique, ce qui revient à dire qu’un nouvel ordre de connaissances et un autre système de lois naturelles vont s’offrir à notre examen.

— Et de la loi divine, protesta le père Loumaigne, qu’en faites-vous, mécréant !

— Ventre-saint-bleu ! Tonnerre de tonnerre ! s’écria le capitaine Le Buric.

La grosse tête ronde du cétacé venait de s’ouvrir. Deux êtres humains en sortaient, tandis que le monstre immergé, se soulevant, découvrait toute sa terrasse à balustre. Les deux hommes, vêtu de surois jaunes, se promenèrent tranquillement sur le dos du mastodonte marin. Puis, l’un d’eux, armé de doubles lunettes, dites jumelles, observa La Centauresse.

Le lieutenant Tamarix, muni d’un porte-voix, cria :

— Bonjour. Qui êtes-vous ? Nous, La Centauresse, du port de Marseille, goélette de mille tonneaux, sous pavillon de France. Notre vaisseau accomplit un voyage d’exploration.

Les deux hommes du requin de fer rentrèrent dans le ventre de l’animal marin dont ils paraissaient être les parasites. Aussitôt, une voix démesurément enflée répondit :

Proudendtzia et obédiendtzia !

Ce fut tout. Le capot se ferma et le monstre, fonçant de sa tête pyriforme, disparut sous les vagues montueuses.

— Extraordinaire ! phénoménal ! jubila Dyonis de Saint-Clinal.

— Quelle langue parlent-ils ? demanda Le Buric, de plus en plus en proie à ses craintes superstitieuses.

— Une sorte de latin, fit le père Loumaigne médusé. Ils nous ont dit : prudence ! obéissance !

On s’aperçut alors que le requin de fer réapparaissait à bâbord, alors qu’il avait disparu par tribord.

— Foutre ! dit le capitaine, il vient de passer sous notre quille. Je n’y comprends rien. Ce bateau du diable — car c’en est un — navigue sous l’eau. Est-ce qu’il flotterait dans l’air aussi ?

Le ronflement aérien se produisit de nouveau et l’un des grands oiseaux mécaniques reparut au-dessus de La Centauresse. Presque aussitôt, il glissa sur l’air, décrivant de larges courbes et se penchant gracieusement, tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre aile.

À la fin, il se posa sur l’eau et navigua pour accoster le requin de fer.

Il y avait deux passagers dans cet oiseau mécanique. L’un d’eux lança un fil terminé par une boule noire sur la terrasse du requin. Un homme saisit cette boule et la tira dans l’antre du monstre.

Les deux organismes restèrent un moment unis par ce mystérieux cordon, puis le fil revint vers l’oiseau qui, après un glissement rapide, s’enleva dans l’air, propulsant son vol avec un halètement frénétique. On le vit regagner la terre, rapide et dardé comme une flèche.

— C’est à se demander si l’on ne rêve pas ? soupira le père Loumaigne qui promenait à grands pas sa « bonne santé » le long du bastingage.

Son collègue, maître Onésime Pintarède, laissa tomber ces paroles ahuries :

— Nous ne sommes que des enfants !

Le capitaine Le Buric approchant Dyonis de Saint-Clinal, que toutes ces merveilles exaltaient, proposa, par mesure de prudence, de chercher un atterrage hors du port fantastique qui s’offrait à leur vue. Ainsi, ils pourraient prendre contact avec cette terre inconnue, recueillir les premiers renseignements nécessaires et agir ensuite selon les circonstances.

— Capitaine Le Buric, dit le chevalier, vous avez promis à Monsieur mon père et à moi de conduire La Centauresse partout où je voudrais aller…

— C’est entendu, Monsieur le chevalier. Mais je dois également vous ramener sain et sauf.

— Oui, c’est pourquoi j’allais vous dire que, respectant votre vieille expérience, nous chercherions un abri à la côte, bien que mon désir fût de faire escale en ce port.

— Bon ! coupa le vieux Breton, je commande la manœuvre en conséquence.