Aux Éditions du monde nouveau (p. 14-26).

ii

L’ÉTRANGE AVENTURE


Par acquit de conscience et point d’honneur classique, Dionys fit d’abord avec La Centauresse un périple préalable sur les pourtours de la cuvette méditerranéenne. C’était un pélerinage, en suivant les routes des trirèmes grecques, des galères romaines ou des nefs puniques. Ne fallait-il pas apercevoir au moins l’aspect de l’ancien monde avant que de naviguer vers les mondes nouveaux ?

Toutefois, La Centauresse salua rapidement les côtes de Sicile, passa par le travers de l’Hellade, puis, virant de bord avant les Échelles du Levant, croisa au large des syrtes barbaresques et du littoral du dey d’Alger, à cause des pirates, peut-être davantage encore pour atteindre au plus vite le détroit de Gibraltar.

Sans manquer à sa paisible dignité, le P. Loumaigne se désolait tout de même quelque peu d’abandonner si promptement ces grands paysages historiques qui faisaient bourdonner en son esprit tout un rucher de doctes abeilles. Le chevalier son élève, le consolait en lui promettant un voyage d’études archéologiques, plus tard, lorsqu’ils seraient revenus de leur grande aventure vers l’Inconnu. Les tropiques, des îles découvertes, un autre hémisphère, voilà ce qu’il fallait à Dyonis et à maître Pintarède. Au reste, le P. Loumaigne ancien missionnaire en Chine n’était pas insensible à l’attraction des lointains géographiques. Lui aussi s’élança dans l’espace de toute son imagination, lorsque la brume de l’horizon arrière eut voilé le dernier point culminant de la péninsule ibérique.

Il y a toujours quelque chose de poignant dans les joies extraordinaires. Lorsque La Centauresse eut franchi les portes continentales, Dyonis et ses deux maîtres, réunis sur le gaillard d’avant, restèrent un long moment silencieux, avec de la fièvre dans les prunelles et une sorte de pâleur absorbée au front. C’est que La Centauresse sillait toute gaillarde et rapide dans la monstrueuse mobilité de la mer océane. Le divertissement était fini. Maintenant, entre l’immensité du ciel et de l’eau, l’on cinglait vraiment vers les lointains problématiques. Rien ne pouvait plus arrêter le voyage commencé. Le Libre-arbitre, origine de cette aventure, la livrait à ses fatalités. Les trois navigateurs sentaient bien que ce compagnon au front obscur, le Destin, venait d’embarquer sur La Centauresse. C’est lui, désormais, qui allait se tenir à la barre des événements. En secret, ils questionnaient le Taciturne qui apparaît à chaque pulsation de notre pensée sans se montrer entièrement jamais. Dyonis, qui était jeune et enthousiaste, secoua la tête, et, d’un seul élan, sortit du cercle anxieux :

— Enfin ! nous voilà partis ! s’écria-t-il, ses regards de visionnaire prolongés dans l’espace.

Maître Pintarède et le père Loumaigne, dont le moindre souffle noir eût pu éteindre la flamme, se sentirent rallumés par la rayonnante allégresse de leur élève. L’étreinte craintive finissait.

À partir de ce moment, maître Pintarède, qui avait préparé le voyage pour sa partie scientifique, devint minutieux, attentif, tout hérissé de remarques, de notes, de notules, d’échantillons. Armé d’un télescope la nuit, d’une longue-vue le jour, il ne cessait de découvrir et le ciel, et la terre, et les eaux. On eût dit qu’il venait de tomber de la lune sur cette vieille planète qu’il hantait depuis plus de cinquante ans. Quant au P. Loumaigne, historiographe de l’expédition, jour par jour, et sommant pour ainsi dire chaque heure de lui fournir un incident, il minutait la relation du voyage sur un gros registre in-folio, soigneusement coté et parafé, afin de prévenir toute falsification ultérieure.

Dyonis participait davantage à la vie du bord. Aux côtés du capitaine Le Buric, vieux loup de mer rempli d’expérience et d’un sardonique mépris à l’égard des occupatons du révérend père et de maître Pintarède, le jeune savant apprenait son métier de marin. Cela ne l’empêchait d’ailleurs point d’écrire ses impressions ou plutôt de décrire les images que les choses successives projetaient en son âme. C’est ainsi que Dyonis s’annexait cet univers dont Onésime Pintarède, tout en se pourléchant les lèvres, ce qui était son tic, cataloguait les infiniments petits.

La Centauresse naviguait ainsi depuis plusieurs semaines, musant d’un flot à l’autre et ne s’arrêtant aux escales que pour s’approvisionner. Le cap était toujours mis de préférence sur les parages infréquentés des navires, ce qui faisait sacrer intérieurement le capitaine Le Buric. Le brave homme trouvait parfaitement insensé de s’écarter, sans rime ni raison, des routes connues.

Les Marseillais étaient ainsi perdus dans l’immensité marine, la ligne étant dépassée depuis une dizaine de jours, lorsque l’événement capital de la grande aventure vint à se produire.

C’était par une après-midi brasillante. Sous le flamboiement du soleil, l’océan s’enflait langoureusement, soulevant de lourdes vagues dorées. Dyonis fumait la pipe sous l’auvent de la dunette. Près de lui, maître Pintarède scrutait à la loupe une sorte de pelote animale qu’il venait de nommer Parocidaris pour la troisième fois. Des matelots, demi-nus, sommeillaient dans des coins d’ombre ventilés. La paix accablée des jours torrides assoupissait les bruits et endormait les mouvements.

Le silence universel où s’agitait seulement, comme dans une urne vide, le bruit déferlant des eaux refoulées par le soc de la proue, fut violemment cahoté par les jugements intempestifs du capitaine Le Buric.

C’était extraordinaire, car le commandant de La Centauresse homme taciturne, même en ses colères, redoutables cependant, ne parlait que des yeux, par onomatopées ou commandements laconiques. Le temps était beau, l’accalmie seulement dérivée par une légère brise, assez forte pourtant pour qu’on lui tendît les rets de toute la voilure. La goelette filait ses nœuds régulièrement. Rien ne paraissait donc justifier la subite bordée de paroles du capitaine Le Buric.

Les éclats de vois redoublant, Dyonis courut vers le poste du capitaine, où il trouva, aux côtés de Le Buric véhément, le lieutenant Tamarix et le maître de manœuvre abasourdis, effarés. Le vieux marin, apercevant Dyonis, sortit sur le pont et darda sa longue-vue vers le lointain.

— Que se passe-t-il ? interrogea le chevalier.

Virant de bord tout d’une pièce, Le Buric jeta la longue-vue à son second et, levant en l’air ses bras courtauds qui emmanchaient de grosses mains velues, rudoyant et brusque :

— Quarante ans que je navigue ! quarante ans ! s’écria-t-il, et jamais pareille chose ne m’est arrivée.

Cessant de parler, le capitaine Le Buric regarda la carte marine que le maître de manœuvre tenait déployée, comme pour la prendre à témoin de ce qu’il disait. Il s’absorba un instant dans cet examen, fourrageant avec des doigts irrités sa chevelure crépue et rousse de faune.

— Mais voyons, dites-moi ? insista timidement Dyonis qui cherchait à comprendre le langage expressif pourtant que lui tenaient les regards du lieutenant Tamarix.

— Vous me demandez ce qui nous arrive ? Eh bien ! Monsieur le chevalier de Saint-Clinal, je vais vous le dire. Nous avons perdu le nord. Oui, j’ai égaré mon navire. Je ne sais plus où nous sommes ; le lieutenant Tamarix non plus, ni vous, Monsieur, ni personne à bord.

— Pas possible ! s’exclama Dyonis.

Et avec sa belle assurance de jeune savant, il indiqua sur la carte la position approximative de La Centauresse.

Alors, Le Buric, faisant chatoyer ses gros yeux larmoyants de priseur, répliqua bourrument, à travers un rire orageux :

— Je vous dis que nous sommes désorientés comme guêpes dans une carafe.

Posant un doigt sur la carte de M. Daprés :

— D’après vous, Monsieur le chevalier, et d’après nous tous, voilà où nous naviguons… oui, vous dites oui ; et moi, je dis : non, morbleu ! Regardez, pas une terre, ni une île, ni un rocher où poser votre semelle à cent lieues à la ronde.

— C’est exact.

— Pardieu, si c’est exact ! Eh bien ! armez-vous de la lunette.

Le Buric saisit le jeune homme par les épaules et, le braquant dans la direction voulue :

— Regardez !

Planté sur ses pieds solides, les poings dans les poches de sa veste, le capitaine, dont un rire sarcastique mitonnait la rude physionomie, considérait le visage de son jeune patron.

Au fait, Dyonis abaissa vivement la longue-vue et, dévisageant tout à tour le capitaine, le lieutenant et le maître de manœuvre :

— Qu’est-ce que je vois ?

— Ah ! ah ! oh ! oh ! gloussa Le Buric.

Projeté hors du bastingage, haletant, Dyonis scrutait de nouveau les confins de la mer.

Tous regardaient maintenant dans la même direction. Le père Loumaigne survenant, fit comme les autres, sans mot dire, tellement la mimique singulière des observateurs l’impressionnait.

— C’est fantastique, mon père ! lui dit Tamarix.

— Un mirage, peut-être, répondit le révérend fasciné.

— Non, une terre bien en relief ; et voyez ce reflet, ne dirait-on pas une coupole ?

Un matelot, près d’eux :

— Ces deux points blancs, ce sont les échauguettes d’un môle…

— Des postes de vigie, rectifia le père Loumaigne.

Un autre matelot reprit :

— Moi, je vois la ligne bleue d’une montagne ; on dirait qu’il y a de la neige sur un sommet.

— De la neige sous ce soleil ! répliqua l’autre marin en riant.

Le capitaine Le Buric renâclait et toussait par quintes saccadées.

Dyonis restait silencieux, gardant sur son visage extasié le reflet d’une magnifique vision. La terre lointaine s’affirmant avec plus de précision, il ne put s’empêcher de dire :

— Mais devant quelle partie du monde sommes-nous ? Quel est le merveilleux pays qui nous apparaît dans cette lumière de rêve ? La ville qu’on entrevoit maintenant, étagée au fond d’un golfe, ne donne l’idée d’aucune architecture connue. Quelle civilisation ces curieux monuments et édifices abritent-ils ?

Martelant le bordage du poing, Le Buric répliqua :

— Je n’en sais foutre rien !

— Moi non plus, ajouta Tamarix. Dieu sait si j’ai parcouru des latitudes. Rien ne me rappelle ce que je vois.

Dyonis reprit, mi-sérieux, mi-plaisant :

— Peut-être allons-nous découvrir un nouveau monde ?

Le jeune navigateur se voyait déjà illustré d’une gloire pareille à celle de Christophe Colomb ou d’Améric Vespuce.

La vieille âme bretonne du capitaine Le Buric était volontiers superstitieuse, surtout lorsque son expérience le laissait à court devant les événements. Au lieu d’être enflammé comme les autres par la curiosité et l’imagination, il devenait sombre. Cette mystérieuse terre, cette île des Sirènes peut-être, qui attirait invinciblement La Centauresse, l’inquiétait.

— Je vais vous dire le vrai, moi, fit-il en regardant profondément Dyonis. Nous ne nous sommes pas embarqués comme des marins ordinaires. La Centauresse ne poursuit ni but commercial ni but militaire. Nous trafiquons la mer, ma parole d’honneur, comme pour tenter Dieu ! Aussi, ne riez pas de ce que je vais dire : le diable a pris place à bord, en même temps que nous. C’est Satan qui fausse notre route et nous perdra peut-être, à moins que le père Loumaigne ne réussisse, avec son chapelet, à exorciser le Malin.

Pour montrer qu’il croyait vraiment à ce qu’il disait, Le Buric se signa gravement et par trois fois. Le père Loumaigne ne put faire moins que de l’imiter, en disant, toutefois :

— Nous nous sommes tous recommandés à Dieu. Depuis que nous naviguons, son service n’a point chômé. Au surplus, je ne cesse de prier pour notre navire et pour chacun de ses passagers. Le diable n’embarque que sur les vaisseaux des mécréants. Or, nous sommes tous de bons chrétiens, fidèles à Jésus, soumis à son Église.

— Sait-on jamais ! bougonna Le Buric, en dévisageant singulièrement maître Pintarède, qui survenait, précédé de son regard court et ahuri de myope.

— Ce que nous ignorons, reprit doucement le père Loumaigne, Dieu seul le sait. Fions-nous à lui. Satan n’est son serviteur, ni son justicier. Toute révérence gardée pour la volonté divine dont les desseins sont impénétrables, essayons de raisonner comme doivent le faire des hommes.

— Fort bien parlé ! acquiesça maître Pintarède. Tirons notre bonnet à la Providence, ensuite, dans la nature naturante, soyons des hommes naturés, comme disait Bacon.

— Ce charabia ne dit rien qui vaille, grommela Le Buric.

Le père Loumaigne, abaissant de nouveau sa longue-vue, reprit :

— Je confesse que cette terre apparaissante est pour le moins étrange. Mais nous n’allons pas tarder à en voir disparaître la fantasmagorie. Alors, nous apercevrons un pays quelconque, avec des habitants, des animaux, des plantes, peut-être inconnus mais, nullement surnaturels. Dieu a fait de terre et d’eau notre planète.

Maître Pintarède s’arrêta de secouer son blair avec un grand mouchoir couleur havane. Il écarquillait les yeux, cherchant à comprendre. Comme il était myope, il ne vit rien de ce qui frappait la vue des autres. On lui passa la lunette pour se débarrasser de ses questions tatillonnes.

Un peu agacé d’avoir été interrompu, le Jésuite continua sur un ton plus marqué :

— Toutefois, ne soyons point présomptueux. Attendons d’y voir plus clair. Sous réserve de cette attente, je crois opportun de signaler que ni Christophe Colomb, ni Americ Vespuce, ni Vasco de Gama, ni Cook, ni Bougainville, ni tant d’autres navigateurs célèbres n’ont entièrement découvert la planète.

— Vous croyez, mon père ? fit Saint-Clinal.

— Comment ne pas croire, Monsieur le chevalier ? Voyez !

Et le père Loumaigne, étendant le bras, montra de la main l’apparition de plus en plus visible.

Après avoir profité de la tabatière de Le Buric pour humer une prise, le révérend père reprit :

— Je sais bien que la plupart des légendes océaniques sont d’origine païenne. Il faut distinguer néanmoins ce qui provient de l’erreur des hommes de ce qui est en eux sûre prescience ou souvenir altéré. Il est certain — j’en prends à témoin tout ce qui est advenu depuis 1492 — qu’une partie du monde légendaire a réellement existé. Ainsi, un continent ignoré se trouvait aux confins de cette mer océane où l’imagination seule avait voyagé jusqu’aux caravelles de Christophe Colomb. Or, tout ce que nous connaissons des terres, des îles, des archipels, ajoutés au monde connu, ne donne point la caractéristique des océanides préexistantes, si j’ose dire, dans le monde fabuleux. Parmi ces océanides que de terres promises, peut-être encore dans l’harmonie sacrée d’un âge d’or inaltéré. Je me demande même si, pour notre édification future, le Créateur n’aurait point laissé subsister, en quelque endroit de la planète, un coin de la création, telle qu’elle était avant la grande déchéance de la nature et de l’humanité !

Maitre Pintarède, avec un sourire de supériorité :

— Ceci est un conte, père Loumaigne, dit-il.

Et, avec une certaine suffisance :

— Nous approchons simplement de l’Île de France. Cette grande tache verte et rouge, qui borde la côte à l’ouest, n’est autre chose qu’une forêt de lataniers : latania rubra, et latania borbonica. Donc…

Le Buric haussa les épaules en riant :

— Alors nous aurions doublé le cap de Bonne-Espérance, franchi la terrible passe du Mozambique, par l’opération du Saint-Esprit ! Maître Pintarède, comme tous les savants, vous n’êtes qu’un âne !

Le P. Loumaigne reprit, cependant que maître Onésime secouait le paquet qu’il venait de recevoir :

— Quoi qu’il en soit de tout ceci, nous pouvons être assurés d’illustrer notre voyage par un fait bien remarquable. Un pays pareil à celui que nous observons n’a jamais été décrit. Je connais à peu près toute la littérature des voyages. Rien de semblable n’a été vu. L’Otahili de Bougainville sera éclipsée par notre île devant l’admiration des hommes.

— C’est bien mon avis, opina Dyonis de Saint-Clinal avec flamme.

La terre inconnue montait peu à peu à l’horizon, dégageant insensiblement son relief des cendres violettes du lointain. Tous les regards la scrutaient de nouveau avec une anxieuse curiosité.

Cependant, Dyonis palpitait dans un émerveillement prodigieux. Malgré la rétivité de Le Buric, il ordonna de mettre franchement le cap sur l’île inattendue.