Aux Éditions du monde nouveau (p. 40-44).

iv

PREMIÈRE ESQUISSE DE VÉNUSIA


Le voile de brume et de lointain s’évanouissait complètement dans la clarté aérienne. Le paysage, jusqu’alors fondu et indéterminé comme l’arrière-plan\ d’un tableau, accusait des reliefs et montrait ses détails les plus saillants.

L’orée bleuâtre de l’eau, toute clapotante d’écume, battait de son ressac une côte ocreuse, cariée par les vagues et rappelant, avec ses promontoires ébréchés, ses calanques obliques, ses tamariniers et ses palmiers, une côte de Provence plus tropicale que celle tant aimée des Marseillais de La Centauresse.

Au loin, au fond d’un golfe inondé de soleil, s’ouvrait un vaste estuaire où se noyait, en bouillonnant, un fleuve encore vert, eût-on dit, du reflet des luxuriants feuillages de la vallée. À quelques lieues de cette embouchure, un surbaissement du relief côtier découvrait, au loin, des montagnes confuses. L’on pouvait distinguer, cependant, certains sommets arrondis, avec des cratères semblables à ces puys ou volcans éteints que l’on voit au pays des Arvernes. Sur l’un d’eux même, se balançait un jet de fumée qui prenait dans l’air la forme d’un saule pleureur.

Par endroits, se découvrait aussi la campagne. Une campagne agricole, avec des champs, des cultures, des arbres épars, des chemins, des routes larges et toutes roses. Dans le prolongement rectiligne de l’une d’elles, les verres grossissants révélèrent une sorte de véhicule, semblable à un carrosse bas, sans brancards ni chevaux, et qui filait avec une rapidité déconcertante. Les passagers de La Centauresse ne purent manifester leur étonnement à ce sujet car, aussitôt, un fait encore plus extraordinaire, disparate par rapport au précédent, les rendit tous stupéfaits.

Sur un chemin longeant la côte, passait, à ce moment, une troupe de cavaliers, en grands manteaux bleus flottants, tout hérissés de lances. Cette troupe escortait un troupeau moutonnant d’hommes, nus jusqu’à la ceinture.

— Des esclaves ! Des cavaliers casqués à la romaine !

Fallait-il en croire ses yeux ? Les gens de La Centauresse étaient-ils victimes d’une hallucination collective, due à l’extrême chaleur tropicale ? Le Capitaine Le Buric ne desserrait plus les dents. Maître Pintarède, qui croyait ne rien ignorer de tout ce qui est connaissable, commençait à se croire victime, comme le vieux marin breton, de quelque machination diabolique. On pouvait lire dans ses gros yeux globuleux, la protestation véhémente de son esprit contre ces réalités invraisemblables, absurdes. Le P. Loumaigne, lui, allait et venait sur le pont avec une jubilation extrême. Aussi bien que le chevalier son élève, il débordait d’impatience et d’enthousiasme.

Il était impossible aux uns et aux autres d’accompagner leurs étonnements et constatations de commentaires trop de surprises sollicitant à la fois leur attention émerveillée.

Le lieutenant Tamarix venait de s’écrier :

— Regardez ! regardez ! les phares…

Dans ce que l’on avait pris pour les échauguettes d’un môle ou pour des phares, chacun pouvait distinguer maintenant à l’œil nu, même maître Onésime avec ses lunettes, des statues gigantesques, comme le colosse de Rhodes, taillées dans un marbre vert ainsi que de l’émeraude. Elles représentaient deux femmes jumelles, deux déesses plutôt, nues et immobiles, une main protégeant leur regard aigu, qui fouillait la plaine marine. Le flot battait leurs genoux. Une ligne rousse marquait, au-dessus des hanches, l’empreinte des mers plus hautes. Le torse s’élançait de cette gaine d’algues dans un jet de beauté voluptueuse et puissante. Les reins étirés, les seins gonflés et provoquants, le cou tendu donnaient une impression de frémissement et d’attente dominatrice.

— Vénus anadyomène ! dit tout bas le P. Loumaigne.

Deux digues elliptiques reliaient les statues à la terre. L’espace libre, entre chacune d’elles, large de deux cents toises, marquait l’entrée du port, prolongé dans les terres par une immense baie.

Merveille des merveilles ! Au fond de cette baie, une ville étagée, d’une étrange polychromie. Des maisons basses, à toits plats, alignées en rues géométriquement, entouraient le port. Un quartier populeux probablement. Puis, sur une pente assez douce et arrondie, ce n’était qu’arbres, jardins, petits palais de marbre. Deux murailles circulaires, débordantes de verdure, semblaient limiter une autre partie de la cité. De La Centauresse, on eût dit qu’il n’y avait là qu’un immense parc en forme de ceinture. En haut, sur le plateau, des coupoles d’argent et d’or, des temples, des monuments inconnus. Au faîte d’une tour de bronze, de trente pieds au moins, quatre atlantes géants portaient un lourd socle comme un pavois, sur lequel s’érigeait une statue toute en or.

Encore une déesse, élancée en sa beauté suprême, impérieuse, une main levée vers le ciel, l’autre couvrant la ville de son geste d’imposition souveraine. Sous ses pieds, un homme à visage faunesque, à plat ventre, l’échine brisée, l’anneau de l’esclave au jarret.

— Je crois, fit le P. Loumaigne en se signant, que nous ferions bien de fuir au plus vite ce monde étrange. Le Roy le fera reconnaître plus tard.

Le capitaine Le Buric ricana :

— C’est cela, avec une flotte de bois !…

Incommodé par la chaleur et fourbu d’étonnement, maître Pintarède, assis à l’ombre du bastingage, semblable à un bouddha accroupi et mécontent, soupira : « Oui, partons, notre découverte est faite ! »

Dyonis de Saint-Clinal et le lieutenant Tamarix, avides de voir, exultaient et se renvoyaient comme une balle le mot : admirable !…

Cependant, La Centauresse commençait à prendre le travers de la passe des Anadyomènes, cinglant vers le cap boisé que l’on apercevait quart nord-ouest.