Augustin Côté & Cie (p. 70-80).

X

Paroisse de Saint-Jean


Paysages enchanteurs — Beaux chemins — Rivière Maheu — Rencontre des Iroquois sur ses bords — Mort de Jean Lauzon — Famille du Sénéchal — Ruines de sa maison — Industries — Pilotes — Cimetière.


La première paroisse que l’on rencontre après avoir laissé Saint-François, est Saint-Jean-Baptiste. Elle a plus de deux lieues de long, s’étendant depuis la rivière Maheu, d’un côté, jusqu’à la demeure des représentants André Terrien, de l’autre. Ces limites sont reconnues par le règlement du 21 septembre 1721, confirmé par un arrêt du Conseil d’État, du 3 mars 1722.

« L’étendue de la paroisse de Saint-Jean, située en la dite île et le comté Saint-Laurent, au bord du chenal du sud sera de deux lieues et un quart, à prendre du côté d’en bas, depuis et compris l’habitation d’André Terrien, en remontant, jusqu’à la rivière Maheu, ensemble des profondeurs renfermées dans ces bornes jusqu’à la moitié de la dite île. »

La première église construite en cette localité, vers 1672, n’était qu’un édifice en bois, de la grandeur d’une maison ordinaire, fait en colombage comme on les faisait presque toutes à cette époque. Elle avait 45 pieds de long, sur 20 de large, et n’était pas encore achevée en 1684. Remarquons aussi qu’il y avait à peine quinze ans qu’on y avait commencé les premiers défrichements, et qu’on y comptait alors guère plus de 175 individus. C’est vers 1669, autant qu’il est possible d’en juger par les anciens titres, que se firent les premiers établissements à Saint-Jean.

Les registres de cette paroisse qui pourraient nous éclairer sur ce point, sont très incomplets, ayant été gâtés par l’humidité, lorsqu’ils furent enfouis dans la terre à l’époque de l’invasion. Ils sont tellement altérés qu’ils sont parfois illisibles.

Elle fut appelée Saint-Jean en souvenir du Sénéchal, le fils aîné du gouverneur Jean de Lauzon. Une de ses filles, Angélique, fut religieuse au monastère des Ursulines et prit le nom de sœur Saint-Jean. Elle était la troisième fille du Sénéchal ; un jeune garçon, Charles, l’unique héritier de cette noble famille, mourut, jeune encore, et ses biens patrimoniaux passèrent à la famille Juchereau de Saint-Denis.

De Saint-Laurent à Saint-Jean, le chemin est toujours beau et bien entretenu. Les églises de ces deux paroisses sont à deux lieues l’une de l’autre, sur le bord du fleuve et le parcours d’une église à l’autre se fait au milieu d’une belle campagne, parsemée de champs magnifiques et de jardins délicieux. Le paysage est partout enchanteur et parfois grandiose, et les scènes variées qui se déroulent sous les yeux du touriste commandent l’admiration et la reconnaissance pour l’auteur de toutes ces merveilles.

Les terres n’ont ici généralement qu’un arpent et demi de front, sur trente en profondeur. Cependant, on en retranche toujours quelques morceaux, chaque année, à l’agriculture, pour augmenter le nombre des emplacements, qui sont déjà très-nombreux en cette paroisse.

La plupart des maisons de ce village sont occupées par des caboteurs, des pilotes, des constructeurs de chaloupes, et par divers ouvriers en bois, en fer, en cuir, car il se fabrique en cet endroit bien des articles utiles au cabotage, tels que mâts, rames, voilures, etc. On y construit même des esquifs qui ont eu une grande vogue.

Il n’est pas dans toute la province une seule paroisse qui soit aussi souvent affligée par des accidents sur mer que la petite paroisse de Saint-Jean, disait un de nos journaux. en rapportant l’accident fatal qui avait causé la mort du fils du capitaine F.-X. Dugal, en 1845. Presque toutes les tempêtes plongent quelques-uns de ses habitants dans le deuil.[1] La plus grande partie des victimes sont de respectables pilotes.

Dans le cimetière du lieu à peine lit-on sur les épitaphes les noms de deux ou trois de ces braves navigateurs qui soient morts tranquillement au milieu de leur famille.

Sur les bords de la rivière Maheu, dont nous avons déjà parlé, se trouvent les ruines de la maison de Jean de Lauzon, grand sénéchal de la Nouvelle-France. La seigneurie, ou terre de Charny, dont son frère Charles portait le titre, était aussi dans l’île d’Orléans. On avait donné, dans la famille de Lauzon, le titre de Charny à cette terre, pour faire revivre, en Canada, le titre d’une terre ou seigneurie que la famille de Lauzon possédait en Bourgogne, de temps immémorial.

Charles de Lauzon, sieur de Charny, était fils du gouverneur de la Nouvelle-France, Jean de Lauzon. Il arriva au pays en octobre 1652, fut grand maître des eaux et forêts de la Nouvelle-France, et gouverneur par interim de la colonie jusqu’en septembre 1657, avec le titre de commandant général, place qu’en partant pour la France il remit à M. Louis d’Aillebout qui se maintint à la tête de l’administration jusqu’à l’arrivée de M. le vicomte d’Argenson, le 11 juillet, 1658. Étant repassé en France à cette époque, il s’enrôla dans la milice du sanctuaire et fut ordonné prêtre en 1659. À la demande de monseigneur de Laval, il revint cette année même au Canada.

Jean de Lauzon, le sénéchal, était aussi un des fils du gouverneur Jean de Lauzon que nous venons de mentionner, et qui fut, à sa propre demande, appelé par le roi de France, à l’administration de cette colonie dont il avait les intérêts à cœur. Le Sénéchal avait servi dans le régiment de Guienne, ou de Navarre, et dans celui de Picardie, avant de se rendre au Canada avec son père. Il fut revêtu de la charge de Sénéchal[2] qu’il exerça seulement quelques années, ayant été tué, comme nous l’avons déjà dit, par les Iroquois sur les rivages de l’île d’Orléans.

Nous lisons dans un mémoire du temps au sujet de la catastrophe qui le ravit à l’affection de ses concitoyens :

« M. le sénéchal Jean de Lauzon fut tué par les Iroquois, dans la rivière Maheu, où il était entré pour s’abriter contre le gros vent du nord-est. Son corps fut ramené le 24. »

Dans son Précis de l’Histoire du Canada, M. de Belmont est encore moins exact en disant : M. le Sénéchal fut tué, et partie de sa famille. Ce qui est absolument incorrect.

Le Journal des Supérieurs des Jésuites est plus explicite ; voici ce qu’il dit :

« 1661, — 22 juin. M. le Sénéchal étant parti un jour ou deux auparavant avec 7 ou 8 autres, pour aller donner avis à M. de L’Espinay, son beau-frère, qui était allé à la chasse quelques jours auparavant, du danger des Iroquois, le nord-est l’ayant empêché de passer outre, il s’en alla s’engager dans la petite rivière de René Maheu, où il fut tué avec tout son équipage par les Iroquois. Les corps furent ramenés le 24. »

Le registre des inhumations de la paroisse de Notre-Dame de Québec, sous la date de 1661, 24 juin, nous informe qu’il a été inhumé dans cette église, ainsi que Nicolas Gouillard dit Bellerive, âgé de 20 ans, et Ignace Lévestre Desrochers, âgé de 24 ans. Les corps de ceux qui furent tués avec eux furent inhumés le même jour, au cimetière de la même paroisse. Voici leurs noms : Elie Jacquet Champagne, serviteur de demoiselle de Repentigny, Jacques Penoche, Toussaint… et François…, serviteurs de monsieur Couillard, etc.

Le R. P. de Charlevoix (Histoire de la Nouvelle France, tome 1er, p. 348), dit : « M. le sénéchal de la Nouvelle France étant allé à l’isle d’Orléans, pour dégager son beau-frère qui était investi dans sa maison, tomba dans une embuscade. Les Iroquois qui le connaissaient, et qui étaient fort aises d’avoir entre leurs mains un prisonnier de cette importance, le ménagèrent d’abord, ne cherchant qu’à le lasser ; mais voyant qu’il leur tuait trop de monde, ils tirèrent sur lui et le tuèrent avant qu’aucun d’eux eût osé l’approcher. »

Voilà comment périt, à la fleur de l’âge, un homme dont les talents et les vertus étaient si nécessaires dans un pays comme celui-ci, où l’influence d’un grand nom, en honneur à la Cour, suffisait souvent pour obtenir une faveur, qu’on aurait refusée longtemps aux prières et aux supplications des humbles sujets. Son dernier acte fut un acte de dévouement, et il tomba, comme tant d’autres martyrs de la civilisation et de la charité, sous les coups de ses ennemis féroces, disparus aujourd’hui de nos rivages, et dont on chercherait vainement les traces. Ils ont été balayés de la surface du sol qu’ils avaient abreuvé du sang des missionnaires, et la marque de Caïn, gravée sur leurs fronts par une main vengeresse, les a tous suivis jusqu’au tombeau.

Le beau-frère de M. le Sénéchal, mentionné ici par le R. P. de Charlevoix, était Louis Hébert, sieur de l’Espinay. On lira avec intérêt le récit du R. P. Jérôme Lalemant, de la compagnie de Jésus, consigné dans la Relation des Jésuites. Il fournit d’amples détails sur cet événement douloureux, et même sur les premières années du digne sujet de ses regrets.

Après avoir rapporté le massacre de 14 Français à Trois-Rivières, par les Iroquois, le Révérend Père ajoute :

« … Le mal n’a pas esté si long à Kebec, mais plus violent et plus sensible, et nous y avons fait une perte plus grande incomparablement, que toutes celles qui ont précédé : c’est en la personne de Monsieur de Lauzon, seneschal de cette Nouvelle-France, homme de cœur et de résolution, rompu dans les guerres de ce pays-ci, sur qui nous fondions une bonne partie de nos espérances, pour la destruction de l’Iroquois. Il y a plus de trente ans que Monsieur son père ne cesse d’immoler ses soins pour l’establissement de ces nouvelles terres ; il y perdit l’an passé un de ses enfans, en voicy encore un qui donne sa vie pour la conservation d’un païs que le père avoit, en quelque façon, fait naître.

« Ce brave jeune homme n’en pouvoit voir la destruction, ny la desolation generale qu’y causoit l’ennemy par les meurtres et par les embrasemens, sans estre piqué d’un généreux désir de lui donner la chasse, pour sauver le reste des François qui estoient dans le danger.

« Il monte en chaloupe, luy huitième, et s’estant approché d’une maison située vers le milieu de l’Isle d’Orléans, dans laquelle les Iroquois s’estoient mis en embuscade, il fallut en venir aux mains. Il y avoit sur le rivage un gros rocher, qui pouvait servir de boulevard à ceux qui s’en seroient emparez les premiers ; de quoy s’appercevront bien les ennemis, ils prennent chacun deux ou trois pièces de bois, et les joignant ensemble, les portent devant eux comme des mantelets à l’épreuve des grands coups de fusil, que nos François déschargeoient continuellement sur eux. Mais ils ne les purent empescher de se saisir de ce poste avantageux d’où, comme d’une tour dressée tout à dessein, ils avoient sous leurs fusils et à leur commandement la chaloupe, qui, par malheur, s’estant eschouée sur le costé qui regardoit ce rocher, présentait tout son flanc à découvert aux Iroquois, et leur mettoit en veüe ceux qui s’en dévoient servir comme d’un retranchement.

« Alors le combat commença tout de bon par les descharges qui se faisoient de part et d’autre. Mais que pouvoient faire nos gens, qui n’estoient que huit contre quarante, et tous découverts, contre ces furieux gabionnez derrière leur rocher ? Reconnaissans donc bien qu’ils n’avoient de défense que leur courage, et que l’extrémité où ils se voyoient les obligeoit de songer plus au salut de leur âme qu’à la seureté de leur corps, ils commencèrent l’attaque par la prière publique, qu’ils firent par trois fois, pendant que les ennemis, qui, sentant bien leur avantage, et qui se tenoient déjà victorieux, leur firent trois sommations de se rendre, faisant mille belles promesses de la vie.

« Mais, Monsieur le Seneschal, preferant une glorieuse mort à une honteuse captivité, refusa tous ces pourparlers, et ne repondoit à ces semonce que par la bouche de son fusil ; et comme il s’y comportoit le plus chaudement à tous, aussi fut-il le premier tué, et peu après luy les autres François, sur lesquels l’ennemy faisoit sa décharge en toute assurance, estant couvert de ce gros rocher ; il n’en demeura qu’un en vie, mais blessé au bras et à l’espaule, et mis hors de combat ; il fut pris et mené par les vainqueurs dans leur païs, pour y estre la victime de leur fureur et de leur cruauté.

« Quand ces tristes nouvelles, que nous avons sceuës par un captif François, eschappé des mains des Iroquois, nous furent apportées, on ne peut croire les regrets qu’eurent nos habitans, de la perte de leur Seneschal, qu’ils aimoient uniquement, et qui faisoient tant d’estat de son courage, qu’au moindre signal qu’il donnoit, ils estoient tous en armes à ses costez pour le suivre partout : il les gagnoit par une certaine familiarité, avec laquelle il s’accommodoit à tous, en sorte qu’ils estoient ravis de combattre sous un chef, dont ils faisoient une estime merveilleuse, et avec raison.

« Monsieur le Duc d’Espernon l’avait considéré en France, puisqu’à l’aage de dix-neuf à vingt ans, sortant de l’Académie ; il l’avoit honoré de l’Enseigne Colonelle du Regiment de Navarre, dans lequel et dans celuy de Picardie ayant servy en Flandres trois ou quatre campagnes ; il ne voulut point se séparer de Monsieur son père, que le Roy envoyait Gouverneur en la Nouvelle-France, où ce brave Gentilhomme a rendu des preuves de sa vertu, donnant des marques de sa generosité jusques au dernier soupir.

« En suite de cette nouvelle, le desordre se tint de tous costez, et le decouragement laissoit presque tout en proye à l’ennemi, qui, comme maistre de la campagne, bruslait, tuoitet enlevoit tout avec impunité… »

Cette incursion des barbares fut une de leurs dernières ; aussi leur avait-elle coûté bien cher.

  1. (a) Voici les noms des malheureux qui ont eu les flots pour tombeau depuis 1832 : M. Roussel, Jos. Paquet, Antoine Roussel, F.-X. Genest, 1834, Jos. Larivière, 1836, Pierre Forbes, Gilbert Fortier, Jos. Plante, 1837, Magloire Paquet, Michel Forbes, 1838, Jos. Condreau, Georges Genest, Jos. Descombes, Jos. Émond, Ant. Gobeil, 1839, Étienne Tivierge, François Condreau, Jos. Johan, Jean Johan, Thos. Johan, Gabriel Pépin, Pierre Pépin, Jos. Royer, Frs Rover, Pierre Rover, Ls Servant, Frs Pouliot, Frs Dupuis, Pierre Dupuis, Laurent Paquet, Geo. Paquet, Moïse Pépin, Jacob Pedie, Édouard Ignace, J. Pouliot, Thos Pouliot, Joseph Gobeil, Thos Tremblay, Amab. Paquet, J.-B. Turcot, Cécile Gosselin, 1841, Pierre Crépeau, Octave Gobeil, 1842, J.-Bte Servant, Magloire Crépeau, 1844, Ant. Blouin, 1845, Hubert Fortin, F.-X. Dugal. Total, 48 en 12 ans !
  2. Les Sénéchaux étaient appelés baillis en certains lieux. Ils administraient la justice au nom des ducs, qui s’étaient emparés du pouvoir et de l’administration de la justice, mais qui ne la voulait rendre à personne. Les lois de France attribuèrent aux Sénéchaux et juges ordinaires, la connaissance des cas royaux et des causes d’appel. Ils succédèrent donc à l’autorité des ducs et des comtes, qui avaient l’administration de la justice et des finances, et jugeaient en dernier ressort jusqu’au temps où les parlements furent rendus sédentaires. Les rois craignant qu’ils n’usurpassent l’autorité comme les ducs, leur ôtèrent le maniement des finances, en nommant des intendants, des gouverneurs. On leur laissa, néanmoins, la conduite de l’arrière-ban, pour marque de leur ancien pouvoir. L’exercice de la justice passa à leurs lieutenants. Il ne leur restait plus au temps où il s’agit ici, que l’honneur de séance à l’audience, et celui de voir les sentences, les jugements, etc., se porter en leurs noms. Le Sénéchal était le juge en cette colonie. La juridiction passa partie au Conseil supérieur en 1663, et partie aux mains de l’Intendant, nous dit le R. P. de Charkvoix. (Histoire de la Nouvelle-France, tome III, p. 113.)