Augustin Côté & Cie (p. 81-93).

XI

Paroisse de Saint-Laurent


Origine du nom — Beautés agrestes — Superbes vergers — Voie riveraine — Trou Saint-Patrice — Approche de la flotte anglaise — Denis de Vitré — Descente de Wolfe — Alarme générale.


En laissant Saint-Jean, la première paroisse que rencontre le touriste quand il remonte vers l’extrémité nord de l’île, est Saint-Laurent. Cette paroisse a deux lieues et quart de long. Le paysage y est charmant la campagne jolie, pleine d’agréments et de beautés agrestes, qu’une nature vraiment riche a prodiguées sur tous les points. Quel beau coup d’œil pour le marin qui louvoie vis-à-vis. Ces nombreux et beaux vergers, ces hauts peupliers, ces jolies habitations, ces coteaux élevés… quelle réunion d’objets variés et pittoresques !

Si nos occupations nous permettaient de faire encore une course sur les rivages enchanteurs de l’île, nous ajouterions bien d’autres détails à nos souvenirs de vingt ans ; nous rendrions compte de nos impressions et de nos observations en touriste ; et, si nous pensions intéresser le lecteur, nous ne laisserions pas une pyrite, sans en donner le nom et les formes, pas une mousse, sans en faire l’examen, pas un tronc d’arbre, pas une borne sans lui soutirer sa légende. Mais nous devons, pour le moment, en narrateur éloigné mais fidèle, nous contenter de relater de vieux récits et de glaner les faits les plus importants enfouis déjà depuis longtemps dans nos cartons.

La paroisse de Saint-Laurent fut d’abord érigée sous le vocable de Saint-Paul ; mais les seigneurs de l’Île, désirant qu’il y eut une paroisse Saint-Laurent dans l’île et comté de Saint-Laurent, il fut convenu, entre les autorités, que le titre de la paroisse de Saint-Paul serait changé, et qu’elle prendrait pour patron Saint-Laurent, nom qui convenait mieux à cette localité, qu’à celle qui l’avait porté jusqu’alors : Saint-Laurent de la Durantaye, qu’on appela depuis lors comme aujourd’hui, Saint-Michel, du comté de Bellechasse. Il y a des exemples de changements de cette sorte, effectués, soit pour apaiser des différends, soit pour éviter la confusion. La paroisse de Saint-Valier, par exemple, était autrefois connue sous la désignation de Saint-Philippe et Saint-Jacques, et celle de Sainte-Anne de la Pérade, sous le nom de Saint-Nicolas.

Les bornes de la ci-devant paroisse de Saint-Paul, maintenant Saint-Laurent, sont ainsi fixées, au livre des inscriptions légales des paroisses. D’après le règlement du 20 septembre, 1721, confirmé par un arrêt du Conseil d’État, du 3 mars, 1722, l’étendue de la paroisse de Saint-Paul, située en la dite île et comté de Saint-Laurent, sera de deux lieues et quart, à prendre, du côté d’en bas, depuis la rivière Maheu en remontant sur le bord du chenal du sud, jusqu’à et compris l’habitation de Pierre Gosselin, ensemble des profondeurs renfermées dans ces bornes jusqu’au milieu de la dite île.

On dit quelque part que les premières concessions de terres en cette localité ne remontaient pas au-delà de 1698. On aurait mieux fait de dire qu’au moins on ne trouvait pas de titres plus anciens. Le temps a fait son œuvre, voilà tout ; car les faits démentent cette assertion. En effet, il y avait une église à Saint-Laurent en 1684. Monseigneur de Saint-Valier, qui écrivait en 1687, nous dit, dans sa lettre : (Estat présent de l’Église du Canada, p. 21),[1] que le même prêtre desservait Saint-Jean, Saint-Paul et Saint-Pierre, et que le curé de la paroisse de Sainte-Famille desservait Saint-François ; puis, il ajoute qu’il en sera encore ainsi pendant plusieurs années, jusqu’à ce que le nombre des prêtres ait augmenté. On a plus tard modifié cet arrangement, auquel cependant il a fallu revenir quelquefois en différents temps.

Derrière la pointe Saint-Laurent, presque vis-à-vis l’église de Saint-Pierre, mais du côté sud, se trouve le havre appelé Trou Saint-Patrice que nous avons déjà mentionné dans ces notes. Nous reproduisons ici le témoignage que nous en donne feu le lieutenant-colonel Bouchette, arpenteur général, en sa Topographie du Canada, p. 500, édition de 1815.

« C’est une crique sûre et bien abritée, où les vaisseaux destinés aux pays étrangers, viennent ordinairement jeter l’ancre, en attendant leurs instructions définitives pour faire voile. »

Au Trou Saint-Patrice se trouve une grotte remarquable, que les curieux ne manquent pas de visiter lorsqu’ils passent en cet endroit. Elle a perdu cependant beaucoup de ses charmes et de son prestige depuis une trentaine d’années. Quoiqu’il en soit, grotte ou trou, n’aurait-elle pas dans l’origine, donné son nom au bassin ?…

Les rochers dont l’Île est environnée sont, pour la plupart, d’argile schisteuse, mêlée de ce que les minéralogistes allemands appellent Wake, mais au trou Saint-Patrice le caractère des couches se dessine mieux. Elles sont généralement dans une position verticale ; presque partout la grauwake ou grayssacke, comme on disait autrefois, prédomine et forme sur les rives, des murs alignés, parallèles les uns aux autres et peu élevés.[2]

Leur couleur est d’un gris verdâtre, et leur substance semble être formée par des parties de silex ou de quartz, enveloppés dans de l’argile et du sable, le tout pétrifié par l’action du temps. Au reste, je laisse à messieurs les géologues à éclairer le lecteur sur ce point. Mon respect pour leur science ne me permettant pas d’entrer dans de plus grands détails sur ce sujet, je reviens au genre descriptif.

Au-dessus de la ligne des hautes eaux, les rochers s’élèvent à une hauteur qui atteint quelquefois jusqu’à six et même huit toises. Sur les rivages, se trouvent de la pierre à bâtir, et, dans bien des endroits, de la pierre à chaux de bonne qualité. On a même construit, en certaines parties de l’île, des fourneaux où l’on fabrique de la chaux, que les habitants de la côte du sud achètent en assez grande quantité.

C’est à Saint-Laurent que débarqua le général Wolfe, le 21 juin 1759, comme nous l’avons dit. En mettant pied à terre près de l’église, l’illustre guerrier se dirigea vers elle, et trouva, sur la principale porte, un placard adressé « aux officiers anglais, » les priant de respecter cet édifice. Wolfe donna des ordres en conséquence, et le temple, qui avait alors plus d’un siècle d’existence, fut conservé.

Cette église devenue, il y a quelques années, insuffisante pour les besoins de la population, a été remplacée par un nouveau temple, construit auprès de l’ancien, mais sur de plus grandes dimensions. D’après ce que nous affirment ceux qui l’ont visitée, la nouvelle église est un nouvel embellissement pour l’île et elle ajoute beaucoup au charmant coup-d’œil que ce lieu présente aux regards du voyageur.

L’île d’Orléans, surtout l’extrémité-est, fut le premier théâtre des opérations du général Wolfe, en 1759. Ce plateau si calme, était, à cette époque, très animé. Le commandant français avait tenté, avant l’arrivée des troupes anglaises, de fortifier l’Île, mais pour des raisons qu’il ne nous appartient pas de discuter ici, ce projet n’eut pas de suites. D’ailleurs, nous aimons à faire place à un témoignage contemporain :

« Dès que la nouvelle fut arrivée à Québec que la flotte anglaise, envoyée pour réduire la colonie, était réunie au bas du fleuve, l’alarme fut grande, car jusque là on n’avait pas ajouté foi aux projets des Anglais. De bon printemps, au commencement de mai, des ordres avaient été envoyés dans toutes les paroisses au-dessous de Québec, pour contraindre les cultivateurs et les chefs de famille de faire dans les bois des lieux de refuge, et de les approvisionner, puis de s’y rendre avec leurs enfants et tous les effets de ménage, ustensiles de culture, bestiaux, et autres vivres dès qu’on aurait la nouvelle de l’approche de l’ennemi. On fit donc partir des courriers pour mettre ces ordres à exécution, avec injonction de faire évacuer entièrement l’île d’Orléans, l’île aux Coudres, etc.

« Ces ordres si précipités, et, sans doute, irréfléchis, furent gauchement interprétés et bien mal exécutés. La crainte, la peur et l’animosité, sont de fort mauvaises conseillères. La maladresse et la précipitation firent à des milliers de propriétaires plus de tort que l’ennemi n’en aurait pu faire. Nombre de familles ont été ruinées par cet empressement inutile ; les trois-quarts des bestiaux périrent, et de longtemps les cultivateurs de l’isle aux Coudres et de l’isle d’Orléans, qui renfermaient au moins cinq mille têtes de gros bétail, ne se relevèrent de cette perte, sans parler des personnes, femmes et enfans, qui malheureusement périrent dans la bagarre, ayant été rassemblés à une extrémité de ces îles, sans qu’on eût auparavant procuré des bateaux en nombre suffisant pour les transporter, ni songé à y amasser des vivres pour les nourrir. On avait encore moins pensé à y élever des abris pour leur retraite…

« Vers le dix juin, on rapporta, à Québec, que les habitans de l’isle d’Orléans, avant d’évacuer l’isle, avaient caché tout leur grain dans les bois, de telle façon néanmoins qu’il était aisé de le trouver. L’autorité donna aussitôt ordre de l’enlever ; mais à cette condition, toutefois, de le payer à ceux qui s’en déclareraient les propriétaires. La quantité de blé, ainsi reconnue, se monta à 20,000 minots, quantité vraiment prodigieuse à cette saison, et pour une isle qui ne contenait pas 2,500 habitans, sans compter les autres quantités cachées, en des endroits qu’on ne put découvrir, ni ce que les particuliers avaient dû emporter pour leur subsistance…

« On plaça un détachement dans l’isle d’Orléans. Vers le 20 juin, on fit reconnaître les dispositions de l’ennemi, et l’on y fit passer quatre canons ; mais ils ne furent d’aucune utilité. On prit en même temps le parti de renforcer le détachement qui y avait été envoyé, en y ajoutant de cinq à six cents canadiens, et quelque troupes sauvages, arrivées des pays d’en haut, soit pour empêcher les Anglais de mettre pied à terre, jusqu’à ce que leur flotte fût supérieure, soit pour retarder seulement leur descente, lorsqu’ils seraient en état de l’opérer. »

Bientôt on s’aperçut que les dispositions prises pour causer quelques avaries aux vaisseaux ennemis, déjà à l’ancre par le travers de l’île d’Orléans, devenaient toutes infructueuses. Le 1er juillet, les Anglais, au nombre de neuf à dix mille hommes, y débarquèrent et y campèrent. M. de Courtemanche, qui y était resté avec un détachement, fit sa retraite le trois de juillet, sur une lettre reçue la veille, de M. le marquis de Vaudreuil, qui lui intimait l’ordre d’évacuer l’île, et de traverser à Beauport. On renouvela encore plusieurs fois le projet d’envoyer des troupes dans l’île, mais il n’a jamais été exécuté avec succès.

Sous le gouvernement français, on avait établi une suite de signaux, à l’aide desquels on transmettait à Québec les nouvelles de ce qui se passait dans le bas du fleuve, à peu près comme ceux entretenus depuis, par le gouvernement anglais, jusqu’à 1850. En 1758, on en construisit trois : le premier à Saint-André de l’Ilet-du-Portage, district de Kamouraska, et la garde en fut assignée à M. de Léry ; le deuxième, établi sur une hauteur à Kamouraska, était confié aux soins de M. de Montesson ; et le troisième, placé sur l’île d’Orléans, était sous la direction de M. de Lanaudière. On les fit bientôt abattre dès qu’ils ne purent plus servir à annoncer les vaisseaux français.

De plus, comme pour monter de l’Île-aux-Coudres à Québec, il faut suivre, du côté du nord, un chenal qui biaise, on avait, pour la commodité des marins, fait des remarques dans les îles au moyen d’abattis, qui servaient à les guider jusqu’à l’île d’Orléans, à l’extrtmité de laquelle il y en avait une autre en pierres. On n’avait pas encore mis en usage le système des bouées. Pour tromper l’ennemi, on abattit le bois de l’île et on fit disparaître toutes les autres amarques.

Malgré ces précautions, la flotte anglaise arriva sans encombre à l’île d’Orléans. On a su depuis qu’un navigateur français, Mathias Denis (de Vitré),[3] qui avait longtemps vécu en Canada, avait consenti, moyennant de grandes promesses, à conduire, jusqu’à Québec, les vaisseaux ennemis, et que quelques pilotes du bas du fleuve, qu’on avait attirés en hissant le pavillon français, avaient été détenus à bord et forcés de diriger les barques. La trahison du premier, comme celle de tous les fourbes, ses devanciers, ne lui fut guère profitable. Honni et repoussé par ceux qu’il avait servis, il mourut pauvre et misérable, à Londres, après avoir longtemps réclamé, mais en vain, le prix de sa perfidie. C’est de son camp de l’île d’Orléans, que le général anglais adressa au peuple Canadien, un manifeste qui devait demeurer sans effet. En compagnie des officiers du génie, l’intrépide Wolfe ayant jeté un coup d’œil sur les fortifications de Québec, et sur les ouvrages qui les protégeaient, résolut d’attaquer le camp retranché des Français, sur les hauteurs de Montmorency, après avoir tenté inutilement un coup de main du côté de la Pointe-Lévis.

C’est le 26 juillet, suivant Warburton, que Wolfe arriva en face de l’île d’Orléans. Dans la nuit suivante quelques-unes de ses troupes s’avancèrent à la faveur des ténèbres jusqu’au nord de l’Île, et y découvrirent un corps assez nombreux d’habitants, occupés à brûler ce qui pouvait être utile aux envahisseurs.

Le 27, le débarquement s’opéra, près de l’église Saint-Laurent. Le général Wolfe, après avoir essayé de réduire Québec par un bombardement actif et prolongé, qui réduisit en cendres une partie de la haute-ville, après avoir incendié la basse-ville tout entière, se décida à attaquer l’aile gauche des Français, au sault de Montmorency. Il le fit avec 8,000 hommes qu’il avait fait débarquer à l’Ange-Gardien, le 31 juillet. Les batteries anglaises ouvrirent leurs feux et les assaillants voulurent forcer les retranchements ; mais les décharges meurtrières des Français jetèrent la frayeur dans les colonnes ennemies et tout aussitôt il s’en suivit un affreux désordre. Repoussées sur tous les points, elles se rembarquèrent dans une grande confusion, malgré les cris et les ordres réitérés des chefs pour rallier leurs troupes éperdues.

Ne pouvant s’emparer de la ville, les Anglais s’occupèrent, pour se consoler de leur échec, à ravager les campagnes circonvoisines. On lit à ce sujet, à la page 5 du Journal de l′Expédition sur le fleuve Saint-Laurent, l’extrait suivant tiré du New-York Mercury :

« Le 23, nous reçusmes un bon renfort, c’était un renfort de trois cents colons, (miliciens des colonies de la Nouvelle-Angleterre), qui débarquèrent à l’isle d’Orléans.

« Le 25, trois compagnies de grenadiers et trois compagnies d’infanterie légère, firent le tour de l’isle d’Orléans.

« Le 27, ils revinrent au camp… Ce qui restait de troupes s’occupa à recueillir les effets pillés, dont s’était emparé le peloton qui avait fait le tour de l’isle. Leur butin consistait généralement, à part quelque argent, en linges, habillemens, etc. »

C’est aussi dans l’île d’Orléans que le général Wolfe établit ses hôpitaux, pour les malades et pour les blessés.

En 1858, un siècle environ après la cession du pays, les habits rouges firent de nouveau leur apparition dans l’Île, mais, cette fois, les insulaires ne furent pas obligés de chercher un refuge dans les bois. Le gouvernement militaire avait loué un terrain pour exercer les soldats au tir à la carabine. Le tir à la cible a toujours été considéré comme une chose éminemment utile, pour l’instruction pratique des troupes ; mais avec les perfectionnements nouveaux, apportés à la fabrique des armes à feu, cet exercice est devenu indispensable. On sait qu’avec des carabines rayées, il faut choisir son point de mire, selon la distance à laquelle il faut tirer. Or l’habitude d’apprécier les distances à l’œil, ne peut s’acquérir que par des essais souvent répétés.

  1. Chez Augustin Côté et Cie., Québec.
  2. La grauwake est une espèce de roche formée des détritus de différentes espèces de roches, tant à cause de la nature des matières que par leurs diverses structures.
  3. Denis de Vitré était fils de Théodore de Vitré et de Marie-Joséphine Des Bergères.