L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 32

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 160-165).


XXXII

LA VOIX DANS LES ARBRES.


Autant pour se remettre de l’émotion causée par la trouvaille du squelette que pour donner à Silver et aux malades le temps de se reposer, tout le monde s’assit par terre en arrivant au plateau. Il était légèrement incliné vers l’Ouest, et commandait une vue étendue sur notre droite et notre gauche. Devant nous, au-dessus des arbres, nous apercevions le cap des Bois, frangé d’écume par les brisants. En arrière, nous dominions la baie du Sud, l’île du Squelette, et, par delà le banc de sable et les terres basses de l’est, tout un vaste lambeau de pleine mer. Juste au-dessus de nous s’élevait la Longue-Vue, ici couverte de pins, là toute noire de précipices. On entendait le bruit lointain des vagues montant de tous côtés et le bourdonnement des milliers d’insectes qui s’agitaient dans les buissons. Pas une voile ne se montrait en mer et l’immensité même du paysage en faisait ressortir la profonde solitude.

Silver, en s’asseyant, s’empressa de s’orienter avec la boussole.

« Voilà trois « grands arbres », dit-il, dans la ligne de l’île du Squelette… La « croupe de la Longue-Vue », c’est évidemment cet éperon qui s’avance là… Rien de plus aisé maintenant que de trouver ce que nous cherchons !… Si nous dînions ici ?

— Ma foi, je n’ai pas faim, quant à moi, grommela Morgan. Ce diable de Flint m’a ôté l’appétit !

— Le fait est, mon fils, que nous pouvons être contents qu’il soit mort, répondit Silver.

— Était-il assez vilain ? reprit un troisième. Te souviens-tu comme il avait la face toute bleue dans les derniers temps ?

— Bleu ? Je te crois qu’il l’était ! répondit Morgan. L’effet du rhum, vois-tu ! »

Depuis que la vue du squelette les avait mis dans ce courant de lugubres souvenirs, ils parlaient de plus en plus bas, presque au point de chuchoter, maintenant, de sorte que le son de leurs paroles ne troublait même pas le grand silence des bois voisins.

Tout à coup, du milieu des arbres qui se dressaient devant nous, une voix s’éleva, maigre, aiguë et chevrotante, et chanta ce refrain familier :

Ils étaient quinze matelots
Sur le coffre du mort,
Quinze loups, quinze matelots,
Yo-ho-ho ! Yo-ho-ho !

Jamais je n’ai vu six hommes aussi terrifiés que le furent les pirates en entendant cette voix. Pâles et tremblants, les uns se levèrent en sursaut, les autres saisirent avec épouvante la première main qui se trouva à leur portée ; Morgan se jeta la face contre terre, tous se turent.

« C’est Flint ! » murmura enfin George Merry d’une voix éteinte.

La chanson s’était arrêtée court, comme elle avait commencé. On eût dit que quelqu’un avait subitement posé la main sur la bouche du chanteur. Venant de si loin, à travers l’atmosphère claire et ensoleillée, du fond de ces grands arbres verts, l’effet m’avait paru doux et aérien : l’impression produite sur mes compagnons n’en était que plus étrange.

« Allons ! s’écria Silver en faisant un effort vivement pour mettre ses lèvres blêmes en mouvement, en voilà assez !… Debout et voyons un peu de quoi il retourne… Je n’ai pas reconnu la voix : mais il est bien clair que c’est celle de quelque farceur qui veut rire… Il n’y a, pour chanter ainsi, qu’un être en chair et en os, vous pouvez le croire… »

Le cœur lui revenait, en parlant, et ses joues reprenaient quelque couleur. Les autres prêtaient l’oreille à ces encouragements et commençaient, eux aussi, à se rassurer, quand la voix se fit encore entendre. Elle ne chantait plus, cette fois, mais articulait une sorte d’appel faible et lointain, qui éveillait un écho plus faible encore dans les vallées de la Longue-Vue.

« Darby Mac-Graw !… chevrotait la voix, Darby Mac-Graw ! »

Elle répéta ce nom plusieurs fois de suite. Puis soudain, sur une note plus aiguë :

« Un verre de rhum, Darby Mac-Graw ! »

Les pirates étaient comme cloués à leur place ; les yeux leur sortaient de la tête ; la voix s’était éteinte depuis longtemps déjà qu’ils restaient encore immobiles, hagards et silencieux.

« En voilà assez ! dit l’un d’eux. Partons !…

— Ce furent ses dernières paroles, reprit Morgan d’un ton sentencieux, ses dernières paroles avant d’expirer. »

Dick claquait des dents et serrait convulsivement sa Bible, qu’il avait prise dans sa poche.

Silver aussi tremblait de tous ses membres. Mais il ne s’avouait pas vaincu.

« Personne dans cette île ne peut avoir entendu parler de Darby Mac-Graw, murmurait-il, comme pour se rassurer lui-même, — personne que nous !

Puis, avec un effort presque surhumain :

« Camarades, reprit-il, je suis ici pour chercher ce trésor et je ne m’en laisserai détourner par homme ni par diable… Je n’ai jamais craint Flint quand il était vivant : ce n’est pas pour avoir peur de lui mort… Il y a sept cent mille livres sterling à un quart de mille d’ici, ne l’oublions pas !… A-t-on jamais vu un chevalier de fortune montrer les talons à sept cent mille livres sterling ?… Et cela pour un vieil ivrogne qui n’est même plus en vie ?…

Mais le courage de ses hommes ne faisait pas mine de reparaître, et l’irrévérence de son langage sembla même augmenter leur terreur.

— Ne parlez pas ainsi, John Silver, dit George Merry. N’allez pas offenser un esprit !…

Les autres étaient trop épouvantés pour souffler mot. Ils auraient décampé s’ils avaient osé. Mais la peur les tenait groupés près de John, comme si son audace était leur dernière protection.

Quant à lui, il avait enfin triomphé de sa faiblesse.

— Un esprit ?… Qu’en savons-nous ? répliqua-t-il. Il y a un point qui me paraît louche, c’est qu’il y avait de l’écho, vous l’avez tous entendu. Eh bien, tout le monde sait qu’on n’a jamais vu un esprit posséder une ombre. Pourquoi, dans ce cas, aurait-il un écho ?… Je vous dis que c’est louche.

L’argument me semblait assez faible. Mais sait-on jamais ce qui portera coup sur ces têtes-là ? À ma grande surprise, George Merry parut immédiatement rassuré.

— C’est juste ! s’écria-t-il. Et vous avez décidément une bonne tête sur vos épaules, John Silver… Allons, camarades, ouvrons l’œil et ne nous laissons pas enfoncer !… Maintenant que j’y pense, c’était bien un peu la voix de Flint, si l’on veut, mais pas aussi nette, aussi impérieuse que la sienne… Cela ressemble plutôt à celle d’un autre, à celle…

— De Ben Gunn !… c’est vrai, nom d’un tonnerre !… interrompit Silver.

— Juste !… C’était la voix de Ben Gunn ! s’écria Morgan en se relevant sur ses genoux.

— Nous voilà bien avancés ! objecta Dick d’un ton dolent. Ben Gunn, pas plus que Flint, n’est ici en chair et en os, sans doute ?…

Cette remarque fit simplement hausser les épaules aux vieux.

— Qui s’inquiéterait de Ben Gunn ? dit George Merry. Mort ou vif, c’est tout un. »

Le courage leur revenait à vue d’œil et déjà toutes les figures reprenaient leur couleur ordinaire. En quelques secondes, ils se furent remis à bavarder, quoique s’arrêtant de temps à autre pour écouter. Bientôt, n’entendant plus aucun bruit, ils prirent leurs outils et toute la bande repartit, Merry en tête, la boussole en main pour rester en ligne droite avec l’île du Squelette. Il avait dit vrai : personne ne s’inquiétait de Ben Gunn ; mort ou vif, c’était tout un… Seul, Dick tenait encore sa Bible et jetait autour de lui des regards effarés. Mais il ne trouvait aucune sympathie chez ses camarades, et Silver le plaisanta même sur ses précautions.

« Je t’avais bien averti que tu gâchais ta Bible, lui dit-il en ricanant. Puisqu’elle n’est même plus bonne pour prêter serment, que diable veux-tu qu’en pense un esprit ?… Il s’en moque comme de ça !… »

Et il s’arrêta sur sa béquille, pour faire claquer ses gros doigts.

Mais Dick ne voulait pas être consolé. Je m’aperçus bientôt que le malheureux avait peine à se tenir sur ses jambes. Activée par la chaleur, la fatigue et l’épouvante, la fièvre, annoncée par le docteur Livesey, s’emparait manifestement de lui. Heureusement pour le pauvre diable, il faisait bon marcher sur ce plateau découvert et tapissé de mousses, où les pins, grands et petits, poussaient loin les uns des autres, mêlés à des bouquets d’azalées et de canneliers. Poussant droit au Nord-Ouest, nous nous rapprochions de plus en plus de la croupe de la Longue-Vue ; à notre gauche, ma vue s’étendait maintenant sur cette baie orientale où, la veille au matin, je m’étais éveillé tremblant et secoué dans la pirogue.

Le premier des grands arbres atteint, on releva sa position et l’on reconnut que ce n’était pas le bon. Il en fut de même du second. Le troisième s’élevait à plus de deux cents pieds de haut sur un taillis épais : c’était un véritable géant du règne végétal, qui dressait dans les airs son énorme colonne rougeâtre, surmontée d’un parasol à l’ombre duquel un bataillon aurait manœuvré à l’aise. Il devait se voir de loin, aussi bien de l’Est que de l’Ouest, en pleine mer, et il aurait certes pu être marqué sur la carte comme point de repère.

Mais ce n’était pas sa hauteur qui impressionnait le plus vivement mes compagnons : c’était la pensée que sept cent mille livres en or se trouvaient quelque part enterrées sous sa grande ombre. Cette pensée finissait par leur faire oublier toutes leurs terreurs. À mesure qu’ils se rapprochaient du but, je voyais leurs yeux s’animer, leur pas devenir plus léger et plus élastique. Silver lui-même sautillait plus vivement sur sa béquille, en grommelant contre les pierres qui gênaient sa marche ; ses narines frémissaient : il jurait comme un païen s’il arrivait qu’une mouche se posât sur sa large face ou sur son front ruisselant ; par instants, il tirait avec fureur sur ma laisse et, se retournant alors, me jetait un regard meurtrier. Soit qu’il ne se donnât plus la peine de cacher ses pensées, soit qu’elles se fissent jour malgré lui sur son visage, je les lisais comme dans un livre. En arrivant près de cet or, je le voyais bien, tout le reste était oublié : l’avertissement du docteur, comme ses promesses. Sans doute il espérait s’emparer du trésor, retrouver l’Hispaniola, s’y embarquer après avoir coupé toutes les gorges honnêtes de l’île, et s’enfuir comme il l’avait rêvé, chargé de richesses et de crimes.

Sous le poids de ces alarmes, il m’était malaisé de me maintenir au pas de ces avides chercheurs d’or ; à tout instant je trébuchais, et c’est alors que Silver tirait si rudement sur la corde et m’adressait ces regards terribles. Dick venait le dernier, accablé par la fièvre et se traînant à peine. Sa vue même ajoutait à mon malaise, et, pour comble, j’étais hanté par la pensée de la tragédie qui s’était jadis passée sur ce plateau, quand ce hideux pirate à la face bleue, celui qui était mort à Savannah en hurlant pour demander à boire, avait de sa propre main immolé ses six complices. Ce bosquet, si paisible aujourd’hui, avait donc retenti des cris de détresse !… Rien qu’en y pensant, je croyais les entendre encore.

Mais nous arrivions à la marge du taillis.

« Allons, camarades, au pas de course !… » cria George Merry.

Et ceux qui nous précédaient de s’élancer ensemble.

Ils n’avaient pas fait dix pas, que soudain nous les vîmes s’arrêter. Un cri contenu s’échappa de leurs lèvres. Silver bondissait derrière eux en frappant le sol, comme un forcené, de sa béquille. Et nous aussi nous fîmes halte.

À nos pieds s’ouvrait une large excavation, déjà un peu ancienne, car l’herbe repoussait dans le fond et sur les côtés. On y voyait le manche d’une bêche et les débris de plusieurs caisses. Une des planches portait en grosses lettres creusées au fer rouge le nom du Walrus, le vaisseau de Flint.

C’est clair comme le jour : nous arrivions trop tard ! La cachette avait été découverte et vidée. Les sept cent mille livres n’y étaient plus.