L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 31

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 155-160).


XXXI

LA CHASSE AU TRÉSOR.


« Jim, me dit Silver dès que nous fûmes seuls, si j’ai sauvé ta vie, tu sauves la mienne, et je ne l’oublierai pas. J’ai bien vu le docteur te faire signe de prendre la clef des champs, du coin de l’œil. J’ai vu ça, et je t’ai vu dire non, aussi clairement que si j’avais entendu ta réponse. Jim, cela te comptera… Voici le premier rayon d’espoir qui m’arrive depuis l’insuccès de l’assaut, et c’est à toi que je le dois… Mais assez causé. Maintenant il s’agit d’aller à la chasse de ce bienheureux trésor, sans trop savoir où cela nous mènera, et je m’en passerais bien. Tenons-nous l’un près de l’autre, puisque c’est la consigne, et nous nous en tirerons, en dépit de tout… »

À ce moment, un homme nous héla près du feu pour nous annoncer que le déjeuner était prêt ; et bientôt nous fûmes installés çà et là sur le sable, mangeant notre porc grillé et nos biscuits. Les pirates avaient allumé un feu à rôtir un bœuf ; il faisait si chaud qu’on ne pouvait en approcher que du côté du vent, et même avec précaution. Dans le même esprit de gaspillage, ils avaient préparé au moins trois fois plus de grillade que nous ne pouvions en consommer ; et l’un d’eux, avec un rire bête, jeta ce qui restait dans les flammes, qui rugirent et pétillèrent de plus belle. Je n’avais de ma vie vu des gens aussi insoucieux du lendemain. Le courage ne leur manquait pas, à coup sûr ; mais, avec cette imprévoyance absolue, avec cette habitude de s’endormir quand ils étaient de garde, comment auraient-ils pu soutenir seulement une campagne de huit jours ?

Silver lui-même mangeait et buvait autant qu’un autre, le capitaine Flint sur l’épaule, et ne semblait pas s’offusquer de ces prodigalités. Cela me paraissait d’autant plus étrange qu’il était précisément en train d’exhiber ce jour-là un véritable génie de diplomate.

« Vous pouvez vous vanter d’avoir de la chance, camarades, disait-il, que je sois là pour penser à vos affaires avec cette caboche-ci !… Ce que je voulais d’eux, je le tiens… Bien sûr ils ont le schooner, quoique je ne sache pas exactement en quel endroit. Mais une fois ce fameux trésor découvert, nous nous dégourdirons et nous finirons bien par savoir le fin mot. Et alors, camarades, m’est avis que la victoire sera pour qui a les chaloupes… »

Ainsi il bavardait, la bouche pleine, autant, je pense, pour leur redonner espoir que pour ranimer sa propre confiance.

« Quant à notre otage, reprit-il, voici la dernière fois qu’il a causé avec ses amis. J’ai obtenu un renseignement qui a son importance, et je l’en remercie sincèrement, mais c’est fini maintenant. Je le prendrai avec moi à la chasse au trésor, et nous le garderons comme la prunelle de nos yeux en cas d’accident, vous savez !… Mais une fois que nous aurons pris le large comme de bons compagnons, le tour de M. Hawkins viendra ! Et nous lui donnerons sa part, il peut être tranquille, nous lui rembourserons toutes ses bontés à la fois… »

Tout cela avait évidemment le don de plaire singulièrement aux brigands, car ils riaient à gorge déployée. Pour moi, je me sentais de plus en plus inquiet. Si le plan qu’il venait d’esquisser était réalisable, j’étais bien sûr que Silver, deux fois traître, n’hésiterait pas à l’exécuter. Il avait maintenant un pied dans les deux camps, et je ne pouvais douter qu’il ne préférât mille fois la liberté et la richesse à l’espoir d’éviter la potence qui était le mieux qu’il pût attendre avec nous.

Et même, si les choses s’arrangeaient de telle sorte qu’il se trouvât obligé de rester fidèle à son pacte avec le docteur Livesey, — même alors, que de dangers en perspective ! Quel moment à passer, quand les soupçons de la bande se changeraient en certitude, et quand nous aurions à combattre pour notre vie, lui et moi, — un infirme et un enfant, — contre cinq matelots forts et résolus !…

Qu’on ajoute à ces appréhensions le mystère qui entourait encore la conduite de mes amis, leur départ du blockhaus, leur inexplicable abandon de la carte, l’avertissement donné par le docteur à Silver : « Prenez garde au coup de chien, quand vous trouverez le trésor » ; — et l’on s’expliquera sans peine le peu de goût que je pris à mon déjeuner, le peu d’entrain que je mis à suivre mes geôliers, en route pour aller chercher la cachette.

Nous faisions une file étrange, s’il y avait eu là quelqu’un pour nous observer. Ces hommes à la barbe inculte et aux vêtements souillés de boue, tous armés jusqu’aux dents ; Silver en tête, avec deux fusils en bandoulière, sans compter, un grand coutelas à sa ceinture et un pistolet dans chaque poche de son habit à queue de morue ; le capitaine Flint sur son épaule, marmottant des phrases sans suite ; moi-même venant à la suite, une corde serrée autour de la taille et tenue à l’autre bout par le cuisinier. Puis, les uns portant des pics et des pelles débarqués de l’Hispaniola dès la première heure, les autres chargés de porc salé, de biscuit et d’eau-de-vie, pour le repas de midi.

Je reconnus aisément la vérité de ce que disait Silver dans la discussion de la nuit : toutes ces provisions venaient de nos réserves. Sans le traité conclu avec le docteur, les rebelles, privés des magasins du navire, eussent probablement été déjà réduits à boire de l’eau et à vivre du produit de leur chasse. Or, l’eau était peu de leur goût, et le matelot est rarement bon tireur ; sans compter que, s’ils manquaient de vivres, il était peu probable qu’ils fussent bien approvisionnés de poudre. Tout cela rendait encore plus obscure pour moi la décision prise par mes amis.

Nous marchions donc tous ensemble, même l’homme à la tête cassée, qui aurait assurément mieux fait de rester à l’ombre, et nous arrivâmes ainsi, en file indienne, à la grève où se trouvaient les deux chaloupes. Là aussi, les marques de la folie de ces gens étaient visibles. L’une des embarcations avait ses bancs cassés ; toutes deux étaient à demi pleines d’eau et de boue.

Il était convenu que nous les emmènerions avec nous pour plus de sûreté. La bande se partagea donc en deux et, nous embarquant dans les chaloupes, nous mîmes le cap sur le fond de la baie.

Comme nous avancions, on commença de discuter sur la carte. La croix rouge était naturellement une indication beaucoup trop vague pour pouvoir nous mener droit au but ; quant à la note inscrite au revers, elle n’était pas non plus sans obscurité. On se rappelle qu’elle disait :

« Grand arbre sur la croupe de la Longue-Vue, un point au N. de N.-E.-E.

« Île du Squelette E.-S.-E. par E.

« Dix pieds. »

Un grand arbre était donc le repère principal. Or, droit devant nous, la baie se trouvait bornée par un plateau de deux à trois cents pieds de haut, qui rejoignait au Nord la croupe méridionale de la Longue-Vue et se relevait au Sud pour former l’éminence abrupte du Mât-de-Misaine. Ce plateau était couvert de pins de toute grandeur. De loin en loin, il y en avait un d’espèce différente, qui s’élevait à trente ou quarante pieds au-dessus des autres ; mais lequel de ces géants était le « grand arbre » du capitaine Flint ? C’est une question qu’on pourrait seulement trancher sur le lieu même et à l’aide de la boussole. Mais cela n’empêchait pas chaque homme d’avoir choisi un favori parmi les arbres, avant même que nous fussions à moitié chemin. Seul, John Silver haussait les épaules et leur disait d’attendre au moins d’être arrivés.

Nous ramions lentement par ordre de Silver, afin de ne pas nous harasser avant d’aborder. Aussi fûmes-nous assez longtemps à prendre terre près de l’embouchure du second cours d’eau, celui qui descend le long d’une vallée ombreuse formée par deux contreforts de la Longue-Vue. De là, tournant à gauche, nous commençâmes à monter la pente vers le plateau.

Tout d’abord, une terre, lourde et boueuse, couverte de roseaux et de broussailles, retarda beaucoup notre marche ; mais petit à petit la pente devint plus raide et pierreuse, les buissons s’espacèrent en changeant d’aspect ; nous ne tardâmes pas à atteindre ce qui était tout simplement la zone la plus agréable de l’île. Des bruyères parfumées, des arbustes couverts de fleurs avaient succédé aux produits marécageux de la côte. L’arbre à cannelle mêlait sa senteur épicée à l’arôme des grands pins. L’air était frais et léger, en dépit des rayons du soleil qui tombaient d’aplomb sur nous. Toute la bande en subit l’influence et bientôt s’espaça en forme d’éventail, criant et bondissant comme une troupe d’écoliers. Vers le centre, assez loin des autres, Silver suivait avec moi, — moi toujours tenu en laisse, — lui se traînant avec peine et soufflant bruyamment, parmi ces pierres roulantes. Par moments, j’étais obligé de lui donner la main pour l’empêcher de perdre pied et de tomber.

Nous avions fait environ un demi-mille dans cet ordre, et nous approchions du plateau, quand l’homme le plus avancé sur la gauche se mit à pousser des cris d’épouvante. Ces cris se succédèrent si rapidement sur ses lèvres, que tout le monde se mit à courir vers lui.

« Il ne peut pourtant pas avoir déjà trouvé le trésor ! » dit le vieux Morgan en passant près de nous, au pas de course.

En vérité, nous trouvâmes en arrivant qu’il s’agissait de quelque chose de tout différent… Au pied d’un assez grand sapin était couché par terre un squelette humain, à peine vêtu de quelques haillons, mais entouré de tous côtés par une plante grimpante qui avait même soulevé les plus petits os… Pendant une minute ou deux, nous restâmes tous glacés de ce spectacle.

« C’était un marin, dit George Merry, qui s’était le premier penché sur le squelette pour examiner les restes de vêtements. Au moins, voici du bon drap de matelot !…

— Parbleu, répliqua Silver, c’est assez probable. Vous ne vous attendez pas, sans doute, à trouver un évêque par ici !… Mais quelle étrange attitude ont ces ossements ! Cela me semble peu naturel… »

L’attitude était en effet des plus bizarres. Le mort était bien allongé dans une position rectiligne, sauf dans les parties que les oiseaux du ciel ou le lent travail de la plante grimpante pouvaient avoir dérangées. Mais les pieds étaient réunis et soulevés comme pour désigner une direction déterminée ; tandis que les mains, placées au-dessus de la tête comme celles d’un homme qui se prépare à plonger, pointaient du côté précisément opposé. L’ensemble donnait assez bien l’impression d’une de ces flèches qu’on trace sur les cartes pour indiquer l’orientation. Silver l’eut avec moi, car il dit :

« J’ai comme une idée que je devine ce que cela signifie. Voici la boussole. Voilà le sommet de l’île du Squelette qui ressort sur le ciel comme une dent ébréchée… Relevez-moi le point, dans la ligne de ces os-là et du sommet… »

On exécuta son ordre. Les pieds et les mains du squelette se trouvaient bien en ligne avec le sommet de l’île, et le compas, placé dans cette ligne, donna E.-S.-E, par E.

« J’en étais sûr ! s’écria le cuisinier. En voilà un repère !… Et une étoile polaire pour trouver les bons dollars !… Par tous les diables, cela m’a fait froid, de penser à ce Flint !… C’est bien dans sa manière, ce genre de plaisanteries !… Il était seul ici avec six hommes, voyez-vous, et il a commencé par les tuer jusqu’au dernier ; puis il a pris celui-ci, il l’a hissé où vous le voyez et mis au point, la boussole en main, le diable m’emporte !… L’homme était grand, — les cheveux jaunes… C’est Allardyce, sans doute… Te rappelles-tu Allardyce, Morgan ?…

— Parbleu, répliqua Morgan. Il me devait dix-huit shillings et m’avait même emprunté mon couteau pour venir à terre.

— En parlant de couteau, dit un autre, comment se fait-il que le sien ne soit pas ici ? Flint n’était pas un homme à fouiller un matelot pour si peu, et ce ne sont pas les corbeaux qui l’auront pris, je pense !…

— Par le diable ! c’est vrai ! s’écria Silver.

— Je ne trouve absolument rien, reprit George Merry, qui tâtait toujours parmi les ossements, — pas un penny, pas une boîte à tabac. Cela ne me paraît pas naturel.

— À moi non plus, déclara Silver tout pensif… Et, nom d’un tonnerre ! camarades, savez-vous que si Flint était encore en vie, il ferait chaud pour nous en cet endroit ?… Nous sommes six comme ces pauvres diables, et voilà ce qui en reste…

— En vie, Flint ?… Bien sûr qu’il ne l’est plus ! dit Morgan. Je l’ai vu mort de mes propres fanaux… Billy m’y mena… Il était sur son lit, avec un gros sou sur chaque œil…

— Mort, — évidemment, il est mort et enterré ! s’écria l’homme à la tête cassée. Mais, si jamais un esprit devait revenir sur terre pour expier ses péchés, ce serait bien celui de Flint ; car il en avait, celui-là, sur la conscience !… Aussi, ce que ça l’ennuyait de s’en aller !…

— C’est vrai ! reprit un autre. Tantôt il écumait de rage, tantôt il criait pour avoir du rhum, ou il se mettait à chanter à tue-tête : « Quinze loups, quinze matelots ! » C’était sa seule chanson. Et, à vrai dire, je n’ai jamais aimé à l’entendre, depuis… Il faisait très chaud, la fenêtre était ouverte, et je me souviens que de la rue j’entendis ce vieux refrain, si clair, si clair — et Flint était en train de mourir à ce moment même…

— Allons, allons, en voilà assez, dit Silver. Il est mort et ne se promène plus à cette heure… au moins pas pendant le jour, vous pouvez le tenir pour certain… Et puis, tant pis !… En avant pour les doublons !… »

Nous nous remîmes en marche. Mais, en dépit du soleil et de la pure lumière du jour, les pirates n’allaient plus séparés, en criant ou riant. Serrés les uns contre les autres, ils parlaient tout bas et retenaient leur souffle. La peur du vieux pirate les avait pris à la gorge et les étranglait.