L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 26

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 126-133).


XXVI

ISRAËL HANDS.


La brise, qui semblait nous obéir, venait de tourner à l’Ouest. Il nous fut donc on ne peut plus aisé d’arriver du coin nord-est de l’île à l’entrée de la baie du Nord. Mais une fois là, comme nous étions dépourvus d’ancre, et comme il ne pouvait être question d’échouer le schooner avant que la marée fût au plus haut, nous n’avions plus qu’à nous croiser les bras. Le second maître m’avait dit comment je devais m’y prendre pour rester en panne.

Je finis par réussir après trois ou quatre essais infructueux ; et alors, pour passer le temps, nous nous remîmes à manger.

« Capitaine, me dit Hands quand il vit que je m’arrêtais, et mon vieux camarade O’Brien, que voilà… pourquoi ne le jetterions-nous pas à la mer ?… En général, je ne suis pas dégoûté… mais il n’est pas beau à voir, vrai !…

— Je ne suis pas assez fort et la besogne ne me sourit guère, répondis-je avec frisson. Il peut bien rester là, après tout !…

— Ah ! c’est un navire de malheur, cette l’Hispaniola ! reprit alors Israël Hands, sans insister sur sa proposition. C’est effrayant, ce qu’il en est mort, de ceux qui se sont embarqués à Bristol, avec toi et moi !… Pauvres gens ! cela fend le cœur d’y penser, tout de même…

Il resta quelques instants comme absorbé dans ses réflexions ; puis, relevant les yeux :

« Sais-tu ce que tu ferais, si tu étais bien aimable, Jim ? reprit-il. Tu descendrais au salon me chercher une bouteille de vin… Cette eau-de-vie est trop forte pour ma pauvre tête !… »

Il formula cette demande d’un ton doucereux qui ne me parut pas naturel. Et quant à l’histoire qu’il me contait, je n’y crus pas une minute. Hands, préférer du vin à l’eau-de-vie !… comme c’était vraisemblable !… Évidemment, il avait besoin d’un prétexte pour me faire quitter le pont pendant quelques minutes. Mais dans quel but ? c’est ce que je ne pouvais imaginer. Ses yeux évitaient maintenant les miens. Tantôt il les levait vers le ciel, tantôt il jetait un regard sur le cadavre d’O’Brien. Et tout le temps, il souriait d’un air embarrassé et honteux. Un enfant de sept ans aurait vu qu’il méditait quelque mauvais coup.

Je lui répondis promptement, car je voulais profiter de mon avantage, et, avec un gaillard aussi stupide, il ne m’était pas difficile de cacher les soupçons que sa requête faisait naitre en moi.

« Du vin vous vaudra, en effet, beaucoup mieux que l’eau-de-vie, lui dis-je. Le voulez-vous rouge ou blanc ?

— Ma foi, cela m’est absolument égal, camarade, répliqua-t-il.

— Eh bien, je vais vous chercher une bouteille de porto, monsieur Hands. J’espère que je n’aurai pas trop de peine à la trouver… »

Là-dessus, je pris l’escalier du salon et je le descendis en faisant autant de bruit que possible ; puis, ôtant mes souliers, je courus sur la pointe du pied le long de la coursive, jusqu’à l’échelle de l’avant, et je vins mettre mes yeux au niveau de l’écoutille. J’étais bien sûr que Hands ne pouvait s’attendre à me voir par là, mais je n’en prenais pas moins toutes les précautions possibles. Mes soupçons ne se trouvèrent que trop justifiés !

Hands s’était soulevé pour ramper sur ses mains et ses genoux. Sa jambe le faisait cruellement souffrir en se remuant, car il étouffait des plaintes involontaires ; mais il n’en réussit pas moins, en se traînant ainsi, à traverser assez vite toute la largeur du pont. En moins d’une demi-minute, il avait atteint les dalots de bâbord, et ramassé, au milieu d’un paquet de cordages, une espèce de long couteau ou de dirk écossais, ensanglanté jusqu’au manche. Il l’examina avec soin, allongea la lèvre inférieure, essaya la pointe du poignard sur un de ses doigts ; puis, le cachant sous sa jaquette, il revint à sa place…

J’en savais assez. Israël Hands pouvait se mouvoir ; il avait une arme ; et s’il s’était débarrassé de moi pour aller la chercher, c’est évidemment que cette arme m’était spécialement destinée. Ce qu’il se proposait de faire ensuite : comptait-il se traîner à travers l’île, de la baie du Nord au camp des révoltés, — ou bien se proposait-il de tirer un coup de canon pour avertir ses camarades et les faire venir à son aide ? Je ne me chargeais point de le décider.

Mais un point me paraissait à peu près certain : c’est que je n’avais rien à craindre tant que nous n’aurions pas mis le schooner en sûreté. Nos intérêts étaient à cet égard les mêmes. L’un et l’autre, nous voulions voir l’Hispaniola proprement échouée sur une plage bien abritée, de telle sorte qu’il fût aisé, le moment venu, de la remettre à flot. Et tant que ce plan n’était pas réalisé, je restais indispensable.

Tout en réfléchissant à ces choses, je n’étais pas inactif. Je revenais à pas de loup au salon, je reprenais mes souliers sans bruit, je mettais la main sur la première bouteille venue ; enfin, je remontais sur le pont.

Hands était à demi-couché à l’endroit où je l’avais laissé, les jambes repliées, les paupières closes, comme si la lumière était un poids trop lourd pour sa faiblesse. Il releva pourtant la tête quand j’arrivai près de lui, cassa le goulot de la bouteille en homme qui en avait l’habitude, et prit une bonne lampée, accompagnée de son toast favori :

« À mes souhaits ! »

Puis, il resta immobile pendant quelque temps. Et enfin, tirant de sa poche une corde de tabac, il me pria de lui en couper un morceau.

Rien qu’une chique, dit-il. Je n’ai même pas de couteau sur moi et d’ailleurs pas plus de force qu’un poulet… Ah ! Jim, Jim, c’est fini, vois-tu !… et je crois bien que mon tour arrive… Coupe-moi une bonne chique, garçon ; ce sera peut être la dernière, car je suis lesté pour le grand voyage, cette fois !…

— Je veux bien vous couper du tabac, répondis-je en lui faisant bonne mesure.

Il prit le morceau que je lui tendais, l’introduisit dans sa bouche et retomba dans le silence.

Au bout d’un quart d’heure environ, il en sortit pour me faire remarquer que la marée était maintenant assez haute.

— Suivez maintenant mes instructions, capitaine Hawkins, reprit-il avec son sourire indéfinissable, et je vous garantis que le schooner sera bientôt en sûreté. »

Nous avions à peine deux mille à parcourir ; mais c’étaient deux milles de navigation difficile, d’abord parce que l’entrée de ce mouillage était fort étroite, puis parce qu’elle s’ouvrait de l’Ouest à l’Est, pour s’infléchir au Sud : il fallait donc gouverner avec une extrême précision pour éviter tout accident. Je puis dire que je m’acquittai bien de ma tâche, et il est certain que Hands devait être excellent pilote ; car nous allâmes à merveille, biaisant ici, là rasant un banc de sable, comme si nous n’avions de toute notre vie fait autre chose.

À peine avions-nous franchi la passe, que nous nous vîmes entourés de terres de toutes parts. Les bords de la baie du Nord étaient boisés comme ceux de l’autre mouillage, mais la forme de cette baie était toute différente, beaucoup plus allongée et beaucoup plus étroite. Elle ressemblait plutôt à un estuaire de petit fleuve, et en fait ce n’était pas autre chose. En face de nous, à l’extrémité sud se dressait la carcasse d’un navire naufragé, — un grand trois-mâts qui gisait là depuis bien des années, car il était comme drapé d’algues marines, et, sur le pont, des broussailles avaient déjà pris racine, parmi d’autres plantes ou herbes de terre, dont quelques-unes étaient en fleur. Spectacle mélancolique, qui témoignait au moins de la sûreté du mouillage.

« Allons, fit Hands, attention maintenant ; voici un endroit qui semble fait exprès pour s’y échouer. Du beau sable fin, pas ombre de roche, des arbres tout alentour, et, à deux pas, une vieille épave toute fleurie, — un vrai jardin, quoi !…

— Et une fois échoués, demandai-je, comment ferons-nous pour nous remettre à flot ?

— Oh ! ce n’est pas difficile, me dit-il. Nous voici échoués sur la rive droite, n’est-ce pas ?… Eh bien, à marée basse, on porte une amarre sur la rive gauche, en suivant la côte, si l’on n’a pas de chaloupe ; on passe cette amarre autour du tronc d’un de ces gros pins, on la rapporte à bord, on l’attache au cabestan, et il n’y a plus qu’à attendre l’arrivée de la marée. Le flot venu, tout le monde tire sur l’amarre, et le tour est fait… Mais assez causé, voici le moment critique ! Nous touchons ou peu s’en faut, et le schooner a trop de force… Barre à tribord ?… dur !… À bâbord, maintenant !… en douceur !… Là ! nous y voici…

J’exécutais ses ordres à la lettre et sans seulement prendre le temps de respirer. Tout à coup il cria :

« Et maintenant, mon garçon, arrive en grand !… ferme !… »

J’appuyai de toutes mes forces sur la barre, l’Hispaniola vira rapidement, courut droit vers la rive basse et boisée….

L’intérêt dramatique de ces manœuvres avait un peu relâché depuis quelques instants la surveillance que j’exerçais sur les mouvements d’Israël Hands. En ce moment, j’étais si absorbé, attendant d’une seconde à l’autre que le schooner touchât, que j’avais complètement oublié le péril suspendu sur ma tête. Je me penchais à tribord pour regarder les ondulations de l’eau qui s’élargissaient sur l’avant.

Un instant de plus, et j’aurais succombé sans avoir eu seulement le temps de me défendre, si je ne sais quelle inquiétude soudaine ne m’avait fait tourner la tête. Peut-être avais-je entendu un craquement derrière moi, vu du coin de l’œil une ombre se mouvoir ; peut-être fut-ce un instinct pareil à celui qui avertit un jeune chat… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en me retournant je vis Hands qui arrivait sur moi, son poignard à la main !… Il avait déjà fait la moitié du chemin.

Deux cris s’échappèrent à la fois de nos poitrines quand nos yeux se croisèrent : un cri de terreur de la mienne, un rugissement de rage de celle de Hands. Au même instant, il se jeta vers moi et je fis un bond de côté vers l’avant. Dans ce mouvement, je lâchai brusquement la barre, qui retomba vers bâbord, et, très probablement, c’est à cette circonstance que je dus la vie, car la lourde poutre frappa le misérable en pleine poitrine, et, du coup, l’étourdit net.

Avant qu’il eût pu se remettre, j’étais hors du coin où il s’en était fallu de si peu qu’il ne me prit comme dans une trappe, — et j’avais tout le pont devant moi pour lui échapper. Je m’arrêtai au grand mât ; je tirai un pistolet de ma poche et je le dirigeai froidement sur le scélérat qui revenait déjà sur moi… Je lâchai la détente ; le chien s’abattit… Hélas ! le coup ne partit pas. L’eau de mer avait mouillé la poudre du bassinet, et je n’avais à la main qu’une arme inutile !…

Ah ! combien je maudis alors ma négligence ! Il aurait été si simple de renouveler l’amorce de mes armes !… Et, du moins, je n’aurais pas été réduit au seul rôle qui me restât : celui d’un mouton qui fuit devant le boucher.

Je n’aurais jamais cru que cet homme pût se mouvoir aussi vite, blessé comme il était. Il faisait peur à voir, avec ses cheveux gris en désordre, sa face cramoisie de fureur et d’impatience. Mais je n’eus ni le temps ni l’envie d’essayer mon second pistolet : je savais d’ailleurs que ce serait inutile. Je voyais clairement une chose : c’est qu’il ne s’agissait pas simplement de battre en retraite, si je ne voulais pas me trouver pris sur l’avant comme une minute plus tôt j’avais failli l’être à l’arrière. Une fois acculé, dix à douze pouces de couteau dans le corps seraient ma dernière expérience en ce bas monde… Je plaçai donc les paumes de mes mains sur le grand mât, qui était d’une belle épaisseur, et j’attendis, les nerfs tendus, le cœur battant…

Voyant ma tactique, il s’arrêta. Quelques instants se passèrent en feintes de sa part et mouvements correspondants de la mienne. C’était un jeu que je connaissais pour l’avoir souvent pratiqué avec des galopins de mon âge dans les rochers de Black-Hill, quoique ma vie n’en dépendît pas alors, et je comptais bien en sortir vainqueur, cette fois, avec un vieux matelot blessé pour adversaire. Le fait est que je repris courage, et cela me permit de réfléchir sur la fin probable de l’affaire. Je voyais bien la possibilité de prolonger fort longtemps la lutte ; je n’en voyais guère de m’en tirer définitivement avec la vie sauve…

Sur ces entrefaites, l’Hispaniola toucha le banc de sable, vacilla sur sa quille et soudain s’arrêta, en tombant sur le flanc de bâbord, — le pont faisant avec l’horizon un angle de quarante-cinq degrés ; tout une masse d’eau rebondit par-dessus les bastingages, balaya ce qui se trouvait devant elle, puis forma une espèce de mare dans le creux.

Du coup, Hands et moi nous perdîmes simultanément notre équilibre, et nous allâmes rouler ensemble jusqu’aux dalots, — suivis de près par le mort au béret rouge, qui tomba derrière nous, tout raide et les bras étendus. Nous étions si près l’un de l’autre, que ma tête frappa le pied du second maître avec une violence dont mes dents furent ébranlées.

Mais je fus le premier à me relever, car Hands avait à se dégager du cadavre.

La chute soudaine du navire n’en faisait pas moins du pont un champ de course absolument impraticable. Il me fallait trouver, et sur l’heure, un autre moyen de salut, car mon ennemi n’avait qu’à allonger le bras pour m’atteindre. Avec la rapidité de l’éclair, je me jetai dans les haubans de misaine, je grimpai sans perdre une minute, et je ne m’arrêtai pour reprendre haleine qu’en me voyant arrivé à la grande vergue.

La rapidité de mon action m’avait sauvé la vie, car le poignard de Hands, lancé d’une main furieuse, vint frapper les haubans à un demi-pied à peine au-dessous de moi. En regardant en bas, je vis le brigand qui me considérait, la bouche grande ouverte, hébété de surprise et de désappointement, après quoi il ramassa son arme.

Cela me donnait un moment de répit. J’en profitai pour changer l’amorce de l’un de mes pistolets, et me mettre en devoir de recharger complètement l’autre.

Hands me vit faire. Il comprit qu’il était perdu s’il me laissait le temps d’achever cette opération. Et aussitôt, le poignard aux dents, il se hissa lourdement dans les haubans, puis commença de les monter, non sans une peine infinie et des gémissements continus.

Mais tandis qu’il traînait ainsi après lui sa jambe blessée, j’avais tranquillement achevé mes préparatifs. Il était à un tiers environ de son ascension, quand je m’adressai à lui, un pistolet de chaque main :

« Monsieur Hands, un pas de plus et je vous brûle la cervelle, » lui dis-je.

Il s’arrêta. Je pus voir à l’expression de sa physionomie bestiale qu’il essayait de réfléchir, et cela lui coûtait évidemment tant de peine, que je ne pus m’empêcher de rire tout haut.

Enfin, avalant deux ou trois fois sa salive avant de parler, il commença, sa figure portant toujours la même expression de perplexité extrême. Il fut obligé pour parler d’ôter le poignard de sa bouche, mais ne changea pas autrement sa position.

« Jim, me dit-il, m’est avis que nous sommes manche à manche, et qu’il vaut mieux signer un traité. Je t’aurais pincé, sans cette damnée secousse ; mais je n’ai pas de chance !… Me voici donc réduit à capituler, et c’est un peu dur, vois-tu, d’un maître marinier à un gamin comme toi ! »

Je buvais ses paroles, et je souriais d’une oreille à l’autre, fier comme un coq sur la crête d’un mur, quand soudain, rejetant sa main droite en arrière, il s’arrêta. Quelque chose siffla comme une flèche en fendant l’air. Je sentis un coup, puis une douleur aiguë, et je me trouvai cloué au mât par l’épaule…

Dans la douleur affreuse et la surprise de ce moment, — je puis à peine dire que ce fut par ma volonté, et je suis certain que ce fut sans viser, — mes deux pistolets partirent, puis s’échappèrent de mes mains.

Ils ne tombèrent pas seuls.

Avec un cri étouffé, le misérable lâcha les haubans qu’il tenait de la main gauche, et, la tête la première, s’abattit dans la mer…