L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 25

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 121-125).


XXV

J’ABATS LE DRAPEAU NOIR.


J’avais à peine réussi à me hisser à califourchon sur le beaupré, quand le grand foc se remplit de vent et, se tendant d’un coup sec comme une détonation, nous emporta vers le Nord. Le schooner frémit jusqu’à la quille par l’effet de la secousse. Mais, l’instant d’après les autres voiles ayant pris le vent, le foc retomba. Je n’en avais pas moins manqué être précipité à la mer. Aussi m’empressai-je de quitter cette dangereuse position, et, rampant sur le beaupré, j’allai tomber la tête en avant sur le gaillard. Je me trouvais sur le côté du vent, et comme la grande voile était encore tendue, elle me cachait une partie de l’arrière. Le pont semblait être désert. Il n’avait pas été lavé depuis la révolte et portait de nombreuses traces de pieds. Une bouteille vide, le goulot cassé, roulait comme une chose encore vivante entre les datois.

Mais soudain l’Hispaniola arriva face au vent. Les focs craquèrent bruyamment derrière moi ; le gouvernail battit contre l’arrière ; tout le navire tressaillit et fit un plongeon à soulever le cœur ; en même temps, le boute-hors du grand mât tourna en dedans, la voile gémit sur ses poulies et me laissa voir l’arrière. J’aperçus alors les deux hommes de garde : l’un, celui qui avait un béret rouge, couché sur le dos, raide comme une pique, les bras étendus comme ceux d’un crucifix, montrant toutes ses dents entre ses lèvres tordues par une sorte de rictus sinistre ; l’autre, Israël Hands, accoté contre le bastingage, le menton sur la poitrine, les deux mains pendant ouvertes, la face pâle comme cire sous son hâle…

Pendant quelques minutes, le schooner continua à bondir et à courir de côté comme un cheval vicieux, les voiles prenant le vent tantôt à bâbord, tantôt à tribord, le boute-hors allant et venant, jusqu’à ce que le mât gémit sous l’effort. De temps en temps, une envolée d’embruns tombait sur le pont, ou les bossoirs se heurtaient comme un bélier contre la lame ; car la mer était moins clémente à ce grand et lourd navire qu’à ma pauvre pirogue informe, maintenant disparue à jamais.

À chaque soubresaut du schooner, l’homme au béret rouge glissait de côté et d’autre ; et, chose horrible à voir, ni son attitude ni son affreux rictus aux dents blanches n’étaient changés par ce mouvement ; à chaque soubresaut, encore, Hands semblait se replier sur lui-même et s’abaisser vers le pont, ses pieds glissant toujours plus loin et son corps penchant vers l’arrière, de sorte que sa figure devenait graduellement invisible pour moi, et que je finis par ne plus apercevoir que son oreille et le bout d’un de ses favoris. Je remarquai qu’auprès d’eux le pont était taché de larges plaques de sang, et je commençai à croire qu’ils s’étaient mutuellement tués dans leur rage d’ivrognes.

Tandis que je regardais ce terrible spectacle et que je réfléchissais, un moment de calme survint et, comme le schooner s’arrêtait, Israël Hands se retourna sur le côté ; puis, avec un gémissement sourd, il se souleva et reprit l’attitude dans laquelle je l’avais vu d’abord. Ce gémissement, qui indiquait une souffrance et une fatigue mortelle, et la manière dont sa mâchoire pendait, m’allèrent au cœur. Mais je me rappelai la conversation que j’avais entendue, du fond du tonneau aux pommes, et toute pitié m’abandonna. Je me dirigeai vers l’arrière et m’arrêtant au grand mât :

« Me voici de retour à bord, monsieur Hands, lui dis-je avec ironie.

Il tourna lentement les yeux vers moi ; mais sans doute il était trop épuisé pour marquer aucune surprise. Tout ce qu’il put faire fut d’articuler ces mots :

« De l’eau-de-vie !… »

Je vis qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Évitant le boute-hors qui revenait une fois de plus en dedans, je me glissai à l’arrière et je descendis au salon.

Rien ne pourrait donner une idée exacte du désordre que j’y trouvai. Tous les coffres, tiroirs et réduits fermés à clé avaient été forcés, sans doute pour chercher la carte. Le plancher était couvert de boue, là où les coquins s’étaient assis pour boire ou se concerter après avoir pataugé dans le marais. Les boiseries, peintes en blanc et bordées de perles dorées, portaient çà et là des empreintes de mains sales. Des douzaines de bouteilles cliquetaient dans les coins au roulis du navire. Un livre appartenant au docteur était ouvert sur la table, la moitié des feuilles déchirées, probablement pour allumer des pipes. Sur tout cela, la lampe suspendue au plafond laissait tomber sa lueur fumeuse et mourante.

Je descendis à la soute aux vivres. Tous les barils avaient déjà disparu, avec un nombre inouï de bouteilles. Il est sûr que pas un des rebelles ne devait avoir cessé d’être ivre depuis le commencement de la révolte. Je finis pourtant par mettre la main sur une bouteille d’eau-de-vie pour Hands ; et pour moi je découvris un peu de biscuit, des fruits conservés, une grappe de raisin sec, un morceau de fromage. Je remontai aussitôt sur le pont, je plaçai mes provisions près du gouvernail, hors de portée des mains du blessé, et, me dirigeant vers le tonneau d’eau, je commençai par aller en boire une longue gorgée. Puis, je revins vers Hands et je lui remis la bouteille d’eau-de-vie.

Il en but au moins le quart sans respirer.

« Tonnerre ! dit-il enfin, ce n’était pas sans besoin !…

Je m’étais déjà établi dans mon coin et j’avais commencé mon déjeuner :

— Vous êtes grièvement blessé ? demandai-je.

Il fit entendre une sorte de grognement ou, pour mieux dire, d’aboiement.

— Bah ! répondit-il, si ce sacré docteur était à bord, il m’aurait bientôt remis sur pied. Mais je n’ai pas de chance, voilà ma grande maladie… Quant à ce requin-là, il est mort et bien mort, reprit-il en désignant l’homme au béret rouge… Un triste matelot, sur ma parole !… Mais d’où diable sortez-vous, Hawkins ?

— Ma foi, monsieur Hands, lui dis-je, je suis venu à bord pour prendre possession de ce navire, et vous voudrez bien jusqu’à nouvel ordre me considérer comme votre capitaine. »

Il me jeta un regard sombre, mais ne répliqua rien. Ses joues étaient un peu moins pâles, mais il paraissait encore bien faible et, chaque fois que le schooner donnait une secousse, il recommençait à glisser sur le pont, comme je l’avais déjà vu faire.

« À propos, repris-je, je ne puis pas tolérer ici ce drapeau noir, monsieur Hands. Avec votre permission, je vais l’abattre. Mieux vaut encore ne pas en avoir, qu’arborer une couleur pareille !…

Je fis comme je disais, et, empoignant la ligne du maudit drapeau noir, je l’amenai, puis le jetai à la mer. Sur quoi, j’ôtai mon bonnet en criant :

« Bonsoir au capitaine Silver !

Hands me considérait d’un air attentif et rusé, le menton toujours appuyé sur sa poitrine.

— J’imagine, dit-il enfin, j’imagine, capitaine Hawkins, que votre idée est maintenant de revenir à terre ?… Si nous en causions un brin ?

— Volontiers, monsieur Hands, répondis-je. Causons.

Et je me remis à manger de grand appétit.

— Ce gaillard-là et moi, reprit-il en me montrant le cadavre d’un faible mouvement de tête, — ce gaillard-là et moi, — c’était un nommé O’Brien, un misérable Irlandais, — eh bien, lui et moi nous avions pris un peu de toile avec l’intention de rentrer au mouillage !… Mais il est mort, à présent, mort comme un sabot ; et je ne vois guère qui pourra se charger de diriger le navire… Ce ne sera toujours pas toi, je pense, à moins que je te dise ce qu’il y a à faire… Eh bien, voici ce que je propose : tu me donneras à boire et à manger, avec un vieux mouchoir pour bander ma blessure ; et moi je t’indiquerai la manœuvre… C’est ce qui s’appelle parler, pas vrai ?…

— Il faut que je vous dise une chose, répliquai-je. Je ne veux pas revenir au mouillage du capitaine Kidd. Mon intention est de pénétrer dans la petite rade du Nord et d’y échouer tranquillement le schooner.

— Bien sûr ! s’écria-t-il. C’est une excellente idée. Parbleu, mon fiston, je ne suis pas aussi mauvais diable que j’en ai l’air. J’ai des yeux pour voir, n’est-ce-pas ?… Je sais m’avouer vaincu quand il n’y a pas autre chose à faire. C’est toi qui es le maître, et je n’ai pas le choix… Va donc pour la petite rade du Nord !… Tu me dirais d’aller droit au quai des Pendus, il le faudrait bien, nom d’un tonnerre !… »

C’était faire de nécessité vertu et prendre la chose du bon côté. Le traité fut conclu sur l’heure. En trois minutes, sur les indications de Hands, j’avais mis l’Hispaniola en bonne route, et nous voguions tranquillement le long de la côte, avec vent arrière ; je pouvais espérer de doubler la pointe nord avant midi, de descendre au niveau de la petite rade avant la marée haute, et là, d’échouer le schooner en toute sûreté sur une plage de sable, pour attendre que le jusant le laissât à sec et nous permit de prendre terre.

Quand je vis tout en règle, j’attachai la barre du gouvernail avec un bout de corde et je descendis fouiller dans ma malle, où je pris un foulard de soie qui me venait de ma mère. Je le rapportai au blessé, que j’aidai de mon mieux à panser la large plaie béante qu’il avait à la cuisse ; puis je lui donnai à manger et il but encore une ou deux gorgées d’eau-de-vie. Le résultat fut une amélioration évidente dans son état : il se redressa, se mit à parler plus clairement et plus fort et devint de toute manière un autre homme.

La brise nous favorisait à souhait. Le schooner filait devant elle comme un oiseau ; je voyais fuir la côte à notre droite et le paysage se modifier de minute en minute. Nous eûmes bientôt dépassé les hautes terres, et nous commençâmes de longer un rivage bas et sablonneux, parsemé de sapins nains ; puis nous le laissâmes derrière nous pour doubler la pointe qui termine l’île vers le Nord.

Tout compte fait, j’étais enchanté de moi-même et de ma nouvelle dignité, mis en belle humeur par le beau temps, le soleil et le panorama changeant de la côte. J’avais de l’eau à discrétion, autant de bonnes choses à manger que je pouvais en désirer ; ma conscience, qui m’avait assez durement reproché ma désertion, était maintenant apaisée par la merveilleuse conquête qui en résultait. Mon bonheur aurait été complet, n’eussent été les yeux du second maître, qui me suivaient sur le pont avec une expression que je trouvais ironique, et aussi l’étrange sourire qui s’ébauchait par instant sur ses lèvres. Oui, je ne me trompais pas : il y avait, dans ce sourire, de la souffrance et de la faiblesse, comme dans celui d’un vieillard malade ; mais il y avait aussi un grain de dérision et peut-être de perfidie, quand il croyait que, tout entier à mon ouvrage, je ne le voyais pas m’observer en dessous.