L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 15

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 76-82).


XV

L’HABITANT DE L’ÎLE.


Un éboulement de gravier venait de rouler soudain au flanc de la colline et rebondissait au milieu des arbres. Mes yeux se tournèrent instinctivement vers le point où il s’était produit, et je crus voir un être vivant se glisser derrière un tronc de sapin. Qu’était cet être ? Un ours, un singe de grande espèce ou un homme ? Je ne pus le déterminer. Il était noir et velu, voilà tout ce que j’eus le temps de remarquer. La terreur, au surplus, me paralysait. Je me voyais perdu sans ressource : derrière moi les assassins, devant moi cet être mystérieux !…

Mon choix ne fut pas long. Plutôt Silver lui-même que cet habitant des bois !…

Je tournai les talons et je repris le chemin de la grève, non sans regarder avec soin derrière moi.

Il fallut bientôt m’avouer que le cas était sans ressource. L’être mystérieux, après avoir fait un grand détour, reparaissait devant moi et venait à ma rencontre !…

J’étais épuisé de fatigue, mais eussé-je été aussi frais et dispos qu’en sautant le matin à bas de mon hamac, je n’aurais pu lutter de vitesse avec un tel adversaire. Il courait d’arbre en arbre comme un daim, quoiqu’il n’eût que deux jambes comme un homme… Et c’était bien un homme, je ne pouvais en douter plus longtemps.

Des histoires de cannibales me revinrent en mémoire. J’allais appeler au secours, quand l’idée que j’avais affaire à un homme, même sauvage, me rassura dans une certaine mesure. Je me dis qu’il ne pouvait pas être aussi féroce que Silver. Je m’arrêtai donc pour réfléchir à quelque moyen de salut, et tout à coup je songeai que j’avais un pistolet. Aussitôt le courage me revint. Je fis volte-face et marchai droit à l’inconnu.

Il s’était caché derrière un tronc d’arbre ; mais sans doute il m’observait, car, voyant mon mouvement, il se montra et fit un pas vers moi. Puis il parut hésiter, recula, et finalement à ma surprise mêlée de confusion, il se jeta à genoux en tendant vers moi des mains suppliantes.

Je m’arrêtai aussitôt.

« Qui êtes-vous ? demandai-je.

— Ben Gunn, répondit-il. (Et sa voix était rauque comme une vieille serrure rouillée.) Je suis le pauvre Ben Gunn. Et il y a trois ans que je n’ai parlé à une créature humaine. »

Je m’aperçus alors que c’était un blanc comme moi, et même que ses traits étaient assez agréables. Sa peau, partout où on la voyait, semblait comme tannée par le soleil ; ses lèvres mêmes étaient noires, et ses yeux clairs faisaient le plus singulier effet dans une figure aussi brune. Jamais je n’avais vu mendiant aussi déguenillé. Son accoutrement était le plus étrange composé de vieux haillons de matelot et de lambeaux de toile à voile, retenus par tout un système d’agrafes hétéroclites : des boutons de cuivre, des morceaux de bois, des bouts de ficelle goudronnée. La seule partie solide de son équipement était un vieux ceinturon de cuir à large boucle, qui lui serrait les reins.

« Trois ans ! m’écriai-je. Avez-vous fait naufrage sur cette île ?

— Non, camarade, dit-il, je suis un pauvre marron. »

Je connaissais ce mot et je savais qu’il se rapportait à une affreuse punition, en usage parmi les pirates. Elle consiste à déposer le coupable dans une île déserte et lointaine, avec une provision de poudre et de plomb, et l’y abandonner pour toujours.

« Marron depuis trois ans, reprit-il. J’ai vécu tout ce temps de chair de chèvre, de baies sauvages et d’huîtres. Où que soit un homme, voyez-vous, il arrive toujours à vivre. Mais je suis joliment fatigué de ce régime, vous pouvez m’en croire !… C’est moi qui mangerais volontiers un bout de fromage !… Vous n’en auriez pas sur vous par hasard ? Non ?… Bien souvent la nuit j’ai rêvé que j’avais un grand morceau de fromage et que je le faisais griller sur les charbons ; mais, hélas ! en me réveillant, je me retrouvais ici !…

— Si jamais je puis retourner à bord, lui dis-je, vous pouvez compter que vous aurez du fromage à la livre. »

Tout ce temps, il avait tâté l’étoffe de ma jaquette, caressé mes mains, admiré mes bottes, en montrant un plaisir enfantin à revoir une créature humaine. Mais à mes derniers mots il tressaillit et releva la tête avec une sorte de timidité sauvage.

« Si jamais vous pouvez retourner à bord ? demanda-t-il. Et qui peut vous en empêcher ?

— Pas vous, j’en suis sûr, répondis-je.

— Vous avez bien raison !… Mais comment vous appelez-vous, camarade ?

— Jim, lui dis-je.

— Jim !… Jim !… répétait-il, tout ravi. Eh bien, Jim, pendant des mois et des années j’ai vécu comme un chien. Vous ne croiriez pas à me voir que j’ai eu une bonne mère, tout comme un autre, n’est-ce pas ?

— Ma foi, non, répondis-je franchement.

— Eh bien, c’est pourtant vrai. J’en avais une qui valait son pesant d’or… Et moi, j’étais un garçon bien sage et je récitais mes leçons si vite qu’on ne distinguait pas un mot de l’autre… Voilà pourtant où j’en suis venu, Jim !… Tout cela pour avoir commencé en jouant aux billes à l’heure de l’école !… Ma mère me l’avait prédit, la digne femme !… Aussi j’ai fait mes réflexions, allez, depuis que je suis ici… Ce n’est pas moi qu’on reprendra à boire du rhum, je vous le garantis !… Tout au plus un de à coudre, histoire de porter bonheur, vous savez, si l’occasion se présente !… Mais je veux mener une vie exemplaire… Et puis il faut que je vous dise, Jim (ici il regarda autour de lui et baissa la voix), je suis riche, très riche !…

— Le pauvre diable a perdu la carte dans sa solitude, me disais-je.

Peut-être lut-il cette conclusion sur mon visage, car il reprit avec impatience :

— Très riche !… très riche !… vous dis-je. Et savez-vous mon projet ? Je vous ferai riche aussi, Jim… Vous pourrez bénir votre étoile d’avoir été le premier à me trouver ici, mon petit !…

Mais tout à coup sa physionomie changea ; il s’assombrit, et, me prenant par la main, leva son index d’un air d’inquiétude.

« Jim ! dites-moi la vérité, reprit-il. Ce n’est pas, au moins, le navire de Flint qui vous a conduit ici ?

Une inspiration me vint. Je me dis que nous pouvions peut-être trouver un allié en ce pauvre homme.

— Non, lui dis-je, ce n’est pas le navire de Flint. Flint est mort. Mais je veux être franc, puisque vous le désirez, et je dois vous déclarer que, pour notre malheur, nous avons à bord quelques-uns de ses hommes.

— Non pas, au moins, un homme à une seule jambe ? demanda-t-il d’une voix éteinte.

— John Silver ?…

— Oui, John Silver, c’était son nom !…

— Hélas !… c’est le cuisinier de notre navire, et aussi le meneur de la bande.

Le pauvre diable tenait toujours ma main. Il la serra avec violence.

— Si c’est John Silver qui vous envoie, je suis mort, je le sais ! dit-il. Mais où croyez-vous être ? reprit-il après un instant de silence.

Pour mieux le rassurer, je lui dis en quelques mots le but de l’histoire de notre voyage et la position critique dans laquelle nous nous trouvions. Il m’écouta avec un profond intérêt, et quand j’eus fini mon récit :

« Je vois que tu es un bon garçon, Jim, reprit-il, et que vous êtes dans une triste passe… Eh bien, fiez-vous à Ben Gunn et il vous en tirera !… Seulement, mon petit, dis-moi une chose : penses-tu que le squire serait homme à se montrer généreux pour celui qui viendrait à son aide, puisqu’il est dans une triste passe, comme tu le dis toi-même ?…

Je l’assurai que le squire était le plus généreux des hommes.

« Oui, mais je m’entends ! reprit Ben Gunn : je ne veux pas parler d’un poste de garde-chasse et d’une livrée. Ce n’est pas du tout mon affaire, mon petit Jim… Mais penses-tu bien qu’il me donnerait… disons mille livres sterling… sur cet argent qui est déjà mien pour ainsi dire ?

— J’en suis sûr, répondis-je. Son intention a toujours été de faire une part à chacun.

— Et il me donnerait aussi le passage gratuit ? reprit-il d’un air diplomatique.

— Le squire n’est pas homme à vous refuser cette faveur ; et du reste, vous nous serez utile pour la manœuvre, si nous arrivons à nous débarrasser de ces forbans.

— C’est vrai, dit-il avec satisfaction, comme tranquillisé par cet argument. Eh bien, je vais te raconter mon affaire, reprit-il. Je faisais partie de l’équipage de Flint sur le Walrus, quand il vint ici avec six hommes, — six des plus robustes d’entre nous, — pour enterrer son trésor. Ils demeurèrent à terre près d’une semaine ; nous avions ordre de les attendre à bord. Un beau matin, voilà le signal, et Flint revient tout seul en canot, la tête bandée dans un foulard bleu. Le soleil se levait et frappait en plein son visage qui était d’une pâleur mortelle. Mais il revenait, lui, vois-tu… et les autres étaient morts… morts et enterrés, tous les six ! Comment avait-il fait ? Personne n’aurait pu le dire. Que ce fût querelle, assassinat ou morts subites, il était seul, et eux six ! Billy Bones lui servait alors de lieutenant, et John Silver de quartier-maître. Ils lui demandèrent des nouvelles du trésor. « Vous pouvez aller à terre et le chercher, si le cœur vous en dit, répondit-il ; mais quant au Walrus, il va mettre à la voile et se remettre à l’ouvrage, par les cent mille tonnerres ! »

Telles furent ses paroles… Pour lors, trois ans plus tard, j’étais sur un autre navire quand nous passâmes en vue de cette île. « Camarades, c’est là que se trouve le trésor de Flint. Allons à terre et cherchons-le ! » m’écriai-je. Cela ne plaisait pas trop au capitaine, mais il fut obligé d’y consentir et nous débarquâmes. Pendant douze jours, nous ne fîmes que chercher, sans rien trouver ; mes camarades étaient furieux contre moi ; un soir ils prirent le parti de revenir à bord, mais sans moi. « Benjamin Gunn, me dirent-ils, voilà un fusil, une bêche et une pioche ; tu vas rester ici, garçon, et chercher l’argent de Flint. » Et ils m’abandonnèrent. Il y a trois ans que je suis ici, trois ans que je n’ai pas eu une bouchée de pain à me mettre sous la dent… Mais regarde-moi, Jim, regarde-moi bien… Est-ce que j’ai l’air d’un simple matelot ? Non, n’est-ce pas ? Et je ne le suis pas non plus !…

Ici il cligna de l’œil en me pinçant le bras.

« Tu peux le dire au squire, Jim, reprit-il, tu peux lui répéter mes propres paroles. « — Et il ne l’est pas non plus, lui diras-tu. Pendant trois ans il a habité l’île, le jour et la nuit, par le beau et le mauvais temps ; pensant souvent à sa vieille mère et se demandant si elle est encore vivante (c’est ainsi que tu diras) ; mais pensant aussi à autre chose (diras-tu) et s’occupant d’autre chose… » Et alors tu le pinceras comme ceci…

Et il me pinça de nouveau, en me regardant d’un air malin. Puis il continua :

« — Ben Gunn est un brave homme (diras-tu), il sait faire la différence entre un vrai gentleman et un de ces chevaliers de fortune, comme ils s’appellent, l’ayant été lui-même… »

Je l’arrêtai pour lui déclarer que je ne comprenais pas un mot de tout ce qu’il me contait là.

— Peu importe, du reste, ajoutai-je. La question est de savoir comment je reviendrai à bord.

— C’est là ce qui t’embarrasse ? me répondit-il. Eh bien, et mon bateau, que j’ai fait de ces propres mains que voilà ?… Je le tiens à l’abri sous la roche blanche… S’il faut en arriver là, nous tenterons la chose quand la nuit sera tombée… Mais qu’est ceci ? fit-il tout à coup.

Quoique le soleil fût encore sur l’horizon pour deux heures au bas mot, tous les échos de l’île venaient de répercuter un coup de canon.

— La bataille a commencé ! m’écriai-je. Suivez-moi !… »

Oubliant toutes mes terreurs, je me mis à courir vers le mouillage, suivi de près par l’habitant de l’île.

— À gauche, à gauche, appuie à gauche, camarade Jim, disait-il en trottant légèrement, sous les arbres !… Voici l’endroit où j’ai tué une première chèvre !… Elles n’y viennent plus maintenant, elles ont trop grand’peur de Ben Gunn !… Et voici le cimetière, ces monticules espacés sur la droite. »

Ainsi il bavardait, sans attendre d’ailleurs ni recevoir de réponse.

Après un assez long intervalle, une volée de coups de fusil suivit le coup de canon. Puis il y eut un grand silence, et, comme je m’approchais de la côte, j’aperçus tout à coup, à un quart de mille devant moi, le drapeau anglais flottant dans les airs au-dessus des arbres.