L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 14

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 72-76).


XIV

LE PREMIER COUP.


J’étais si content d’avoir échappé à John Silver, que je commençai à considérer avec intérêt l’étrange pays où je venais d’aborder.

J’avais d’abord traversé une plaine marécageuse, couverte de saules, de roseaux et d’arbres qui m’étaient inconnus. Puis j’étais arrivé au bord d’une grande clairière sablonneuse, longue d’un mille environ, où s’élevaient des pins et des chênes verts. Au loin apparaissait une des collines, dont le profil décharné brillait au soleil.

Il m’était donc donné de goûter les joies de l’explorateur ! L’île était inhabitée. J’avais laissé en arrière mes compagnons de voyage. Je n’avais devant moi que des arbres et des animaux sauvages. Tout m’était nouveau : les fleurs, les oiseaux, les serpents. J’en vis un qui souleva sa tête au-dessus du rocher où il reposait, et qui me siffla dans la figure avec un bruit assez semblable à celui d’une toupie. Je ne me doutais guère que je me trouvais en présence d’un ennemi mortel et que ce bruit était celui du fameux serpent à sonnettes !…

Bientôt je touchai à un long fourré de ces arbres pareils à des chênes et qui poussent dans le sable, en broussaille, avec des branches entrelacées et un feuillage aussi serré que du chaume. Ce fourré couvrait une sorte de dune et devenait de plus en plus épais en descendant jusqu’à la marge d’un assez grand marais couvert de roseaux, à travers lequel un des ruisseaux que j’avais remarqués suintait paresseusement jusqu’à la mer. Le marais fumait sous le soleil brûlant et les rochers de la Longue-Vue semblaient trembloter à travers la buée.

Tout à coup, il y eut dans les roseaux une sorte de révolution. Un canard sauvage s’éleva avec un couac ; un autre le suivit ; puis une nuée d’oiseaux qui criaient et tourbillonnaient dans les airs. Je jugeai tout de suite que quelqu’un de mes camarades devait approcher du marécage. En quoi je ne me trompais point ; car j’entendis bientôt une voix humaine encore assez éloignée, mais qui me parut se rapprocher rapidement de l’endroit où je me trouvais.

Cela me fit grand’peur ; aussi m’empressai-je de me glisser sous le chêne vert le plus proche, et, tapi dans ses basses branches, je restai là accroupi, retenant mon haleine, silencieux comme une souris.

Une autre voix répondit bientôt à la première ; puis celle-ci, dans laquelle je reconnus alors celle de John Silver, recommença à parler et continua pendant assez longtemps, interrompue de temps à autre par la seconde. À leur ton, je jugeai qu’elles parlaient avec animation, presque avec colère ; mais pas un mot distinct n’arrivait à mon oreille.

Enfin, les deux interlocuteurs parurent s’arrêter. Sans doute ils s’étaient assis, car ils ne se rapprochaient plus de moi, et les oiseaux, cessant de tournoyer dans les airs, redescendaient peu à peu dans le marécage. Une sorte de remords se fit alors jour dans ma conscience. Il me sembla que je ne faisais pas mon devoir en flânant pour mon plaisir ; qu’ayant eu la témérité de venir à terre avec ces coquins, je devais au moins tenter de les surveiller et d’assister à leurs conseils ; en un mot, je sentis qu’il fallait me rapprocher d’eux le plus possible, à l’ombre propice de ces grands arbres à branches traînantes, dont j’étais entouré.

Je me rendais assez exactement compte, par le bruit des voix, de la direction qu’il fallait prendre, et quelques oiseaux qui voletaient au-dessus des deux interlocuteurs m’aidaient à reconnaître le but. Rampant sur les mains et les genoux, je m’avançai sans bruit jusqu’à ce qu’enfin, glissant le regard dans une ouverture du feuillage, j’aperçus dans une petite clairière, au bord du marais, John Silver et un homme de l’équipage assis côte à côte et causant.

Le soleil tombait d’aplomb sur eux. John Silver avait néanmoins jeté son chapeau à terre et sa large face lisse et blonde, toute luisante de chaleur, était tournée vers l’autre d’un air presque suppliant.

« Camarade, disait-il, c’est uniquement parce que j’ai pour toi une véritable affection, tu peux croire !… Si je ne m’étais pas coiffé de toi, crois-tu que j’aurais pris la peine de t’avertir ?… Tout est fini et tu n’y peux rien… Ce que j’en dis est pour sauver ta tête ; et si quelqu’un de ces sauvages le savait, que deviendrais-je ? Voyons, Tom, dis-le moi un peu ?…

— John Silver répondait l’autre, — et je vis que sa figure était rouge comme braise et que sa voix rauque tremblait d’émotion, — John Silver, vous n’êtes pas un enfant, vous êtes un honnête homme, ou du moins vous en avez la réputation ; vous avez de l’argent, et c’est plus qu’aucun matelot ne peut dire ; vous êtes brave, ou je ne m’y connais pas… Pourquoi vous laisser mener par ce tas de vauriens ?… Allons donc ! un peu de courage !… Pour mon compte, aussi sûr que je suis là, j’aimerais mieux voir tomber mes deux bras que trahir mes devoirs !… »

Il s’arrêta, interrompu par le bruit d’une altercation. Celui-là, du moins, était honnête !… Et voilà qu’au même instant j’allais avoir des nouvelles d’un autre. Au cri de colère qui avait retenti du côté du marais, succéda un cri de rage ; puis un long, un horrible cri de douleur… Les rochers de la Longue-Vue en retentirent. La troupe entière des oiseaux du marécage en fut épouvantée et, s’envolant en désordre, obscurcit l’air pendant plusieurs minutes…

J’avais encore dans les oreilles ce funèbre hurlement de mort, que le silence s’était rétabli et le murmure lointain des flots troublait seul la lourdeur chaude de l’après-midi.

Tom avait bondi comme un cheval sous l’éperon. Quant à John Silver, il n’avait même pas bougé. Il restait à sa place, légèrement appuyé sur sa béquille, observant son compagnon comme un serpent prêt à s’élancer sur sa proie.

« John ! s’écria le matelot en tendant la main vers lui.

— Bas les pattes !… répliqua John Silver, sautant d’un mètre en arrière avec la vitesse et la légèreté d’un gymnaste accompli.

— Bas les pattes si vous voulez, reprit l’autre. Que vous reproche donc votre conscience, que vous ayez peur de moi ?… Mais, au nom du ciel, dites-moi quel était ce cri ?

— Ce cri ? répondit Silver souriant, mais toujours sur ses gardes… (Son œil n’était pas plus grand qu’une tête d’épingle sur sa large face ; mais il brillait comme un éclat de verre.) Ce cri ?… je pense que c’était le cri de mort d’Alan. »

À ces mots, le pauvre Tom se redressa, pareil à un héros.

« Alan ! s’écria-t-il. Alors Dieu ait son âme !… C’était un brave marin et un honnête homme ?… Quant à vous, John Silver, vous avez été mon camarade, mais vous ne l’êtes plus. Si je dois mourir comme un chien, je mourrai faisant mon devoir !… Vous avez tué Alan, n’est-ce pas ?… Eh bien, tuez-moi aussi, si vous pouvez. Mais vous trouverez à qui parler je vous en préviens !…

Là-dessus, le brave garçon attendit un instant pour voir ce que répondrait Silver, mais, voyant que l’autre ne bougeait pas, il lui tourna le dos et se dirigea vers la grève.

Il ne devait pas aller loin. Saisissant de sa main gauche une branche d’arbre, pour se tenir en équilibre, John Silver prit sa béquille de la droite et avec un cri de rage fit tournoyer dans l’air cet arme inattendue. Elle s’abattit la pointe en avant sur le pauvre Tom, et le frappa, avec une violence inouïe, juste entre les deux épaules, en pleine épine dorsale. Il leva les bras, exhala un gémissement sourd et tomba la face en avant.

Était-il seulement étourdi ? avait-il les reins cassés du coup ?… c’est ce qu’on ne saura jamais. Il n’eut pas le temps de revenir à lui. John Silver, agile comme un singe, même sans sa béquille, bondit sur lui et à deux reprises lui plongea son couteau dans le dos. De mon embuscade, je l’entendais souffler comme un fauve tandis qu’il frappait.

J’ignore si j’avais perdu complètement connaissance dans la terreur où me plongea cet horrible spectacle ; mais pendant les quelques minutes qui suivirent, tout se confondit devant moi comme dans un brouillard. John Silver et les oiseaux du ciel et le haut sommet de la Longue-Vue tournoyaient pêle-mêle à mes yeux ; mes oreilles bourdonnaient : je n’avais plus conscience de la réalité.

Quand je revins à moi, le monstre s’était relevé, la béquille sous le bras et le chapeau en tête. À ses pieds, Tom gisait sans mouvement. Mais le meurtrier ne le regardait même pas. Il était occupé à essuyer son coutelas sur une poignée d’herbe. Autour de lui le soleil impassible brillait sur le marécage fumant et sur le sommet des hauteurs. Il semblait presque impossible de croire qu’un meurtre venait d’être commis, une vie humaine tranchée dans sa fleur, à l’instant et sous mes yeux.

Cependant John Silver mit la main à sa poche, y prit un sifflet et en tira un appel qui résonna dans les airs. Le sens de ce signal m’échappait, cela va sans dire ; mais il réveilla mes terreurs. D’autres brigands allaient arriver, qui me découvriraient peut-être. Ils avaient déjà assassiné deux braves gens ; mon tour ne viendrait-il pas ?

Sans perdre une seconde, je me dégageai des branches qui m’entouraient, avec aussi peu de bruit que possible, et je me remis à ramper vers la grande clairière. Tout en fuyant, j’entendais les appels du vieux forban et de ses camarades, et il n’en fallait pas plus pour me donner des ailes. Dès que je me vis hors du taillis, je me mis à courir comme je n’ai jamais couru, sans m’occuper de la direction que je prenais, pourvu qu’elle fût en sens contraire de celles des assassins. Et à mesure que je courais, ma peur grandissait au point de devenir une frénésie.

Et en vérité, était-il possible de se trouver dans un plus grand danger ? Au coup de canon de retraite, comment oser rejoindre aux canots ces démons encore fumants de leur crime ? Le premier qui m’apercevrait n’allait-il pas me tordre le cou comme à une bécasse ? Mon absence même ne disait-elle pas mes alarmes et par conséquent mes soupçons ?… C’est fini, me disais-je. Adieu à l’Hispaniola ! Adieu au squire, au docteur, au capitaine ! Il n’y a plus pour moi que la mort, par la faim ou par les mains des révoltés…

Tout en faisant ces amères réflexions, je courais toujours et j’étais arrivé sans m’en apercevoir au pied d’une des collines, dans cette partie de l’île où les chênes verts poussaient moins drus et plus semblables à des arbres de forêt. Quelques pins assez hauts s’y montraient aussi. L’air était plus frais et plus pur qu’en bas, dans le marécage.

C’est là qu’une nouvelle alarme m’arrêta court et me tint immobile, le cœur battant à se rompre.