L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre X

chapitre x

la république et l’église.

L’Église et l’État. — La politique religieuse. — Le congrès de Malines et l’encyclique Quanta cura. — Les desseins de Léon xiii. — Le toast d’Alger. — Constitution de la droite républicaine. — L’évolution politique et l’évolution sociale. — L’encyclique Rerum novarum. — La résistance : Déclaration des cardinaux. — Inébranlabilité du Souverain Pontife. — Les résultats. — Le « grand problème ».

Il était dans la logique des choses qu’un conflit éclatât entre la troisième République et l’Église romaine, non point que le catholicisme et la démocratie soient incompatibles, mais parce que la lutte longue et passionnée dirigée par les catholiques de France contre les institutions républicaines devait nécessairement amener des représailles. Ce qu’il était, par contre, malaisé de prévoir, c’est que Rome trouverait dans la France républicaine un point d’appui pour accomplir une évolution vers la démocratie.

La religion qui protégeait l’ancien régime fut réduite par Napoléon au rôle de protégée, et le Concordat riva les chaînes qui l’attachèrent à l’État : ce grand acte mit fin à une situation pleine de périls, mais il contenait le germe d’un grave malentendu moral. Napoléon et ses successeurs considérèrent la religion comme un service d’État, et les évêques et les prêtres comme des fonctionnaires chargés de l’assurer ; les évêques et les prêtres se considérèrent comme des dignitaires indépendants traitant avec l’État de puissance à puissance. De là cette ingérence du clergé dans la politique, que nos divers gouvernements ont tour à tour favorisée ou combattue selon leur origine ou leurs tendances. D’aucun côté on ne réclamait la neutralité ; il demeurait entendu que l’Église de France était gouvernementale ou opposante ; on ne s’avisait pas qu’elle pût rester neutre. « Sous le gouvernement sceptique et indifférent de Louis-Philippe, écrivait en 1863 M. de Montalembert, on vit le clergé regagner une partie de la légitime influence que les faveurs de la Restauration lui avaient fait perdre » ; et le grand écrivain ajoutait ces mots prophétiques : « S’il éclatait aujourd’hui une nouvelle révolution, on frémit à la pensée de la rançon qu’aurait à payer le clergé pour la solidarité illusoire qui a semblé régner pendant quelques années entre l’Église et l’Empire. » En effet, après avoir salué avec enthousiasme la révolution de 1848, avoir béni les arbres de la liberté et chanté de bon cœur le Domine salvam fac rempublicam, les prêtres français s’étaient ralliés à l’Empire et l’avaient vu s’écrouler avec regret ; aussi prirent-ils une part active aux luttes des premières années de la République et, tant que la forme du gouvernement demeura en question, s’efforcèrent-ils d’aider à la restauration monarchique[1]. Le 16 mai trouva en eux de chaleureux partisans ; ils se compromirent ouvertement dans la bataille électorale, et l’échec les laissa face à face avec les rancunes républicaines, résumées dans le mot célèbre de Gambetta : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » Or le cléricalisme, ce n’était point le christianisme. On l’a défini excellemment : « La politique affublée du masque de la religion[2]. » Même après le 16 mai, il eût été possible au clergé, sinon de regagner les bonnes grâces du gouvernement, du moins de s’assurer sa neutralité bienveillante, en séparant nettement sa cause de celle de la monarchie. Mais agir ainsi, c’était porter un coup fatal à toutes les œuvres pieuses que l’argent royaliste avait soutenues, presque seul, jusqu’alors[3]. Dans les rangs du bas clergé, beaucoup souhaitèrent néanmoins l’adhésion à la République ; l’influence épiscopale les en détourna[4]. Les prêtres séculiers français sont, d’une manière générale, infiniment respectables ; leurs mœurs sont pures, mais leur développement intellectuel est insuffisant ; ils subissent, dans leurs séminaires, la tyrannie d’une éducation basée sur des idées d’un autre âge qui ne fortifie pas le corps, ne forme pas le caractère et emplit l’esprit de formules vagues. Or, tandis que chez le curé de campagne reparaissent fréquemment, sous le vernis scolastique, les fortes qualités de droiture et de bon sens des paysans dont il est issu, l’évêque, isolé de ses semblables, retrouve dans le luxe un peu solennel de son palais épiscopal, dans le culte dont sa personne est l’objet, comme une image effacée du rôle que jouaient ses prédécesseurs sous l’ancienne monarchie ; s’il ne réagit point contre ses impressions de chaque jour, il en arrive à se figurer qu’il a droit d’exercer, et parfois même qu’il exerce réellement une action sur les affaires publiques ; il est amené ainsi à donner son avis sur toutes choses, à traiter les questions électorales ou diplomatiques, à faire d’étonnantes distinctions entre les lois, dont il proclame les unes sages et les autres scélérates[5], à écrire enfin de ces lettres ou de ces mandements où il expose avec une sorte d’inconscience sa conception de l’organisation civile et adresse aux pouvoirs publics des remontrances ou des exhortations en retard de plus d’un siècle sur les idées et les habitudes du temps présent. Il est vrai que les nominations d’évêques résultant d’un accord entre le gouvernement et le Saint-Siège, la direction des cultes doit être rendue responsable des choix qu’elle fait et qui sont ensuite soumis à l’approbation du Pape. L’époque actuelle a vu passer un certain nombre de prêtres libéraux, patriotes, animés d’un zèle apostoliqne pour le bien et tout remplis de l’esprit de charité ; mais ceux-là n’ont pas toujours les qualités requises pour administrer un diocèse ; les directeurs des cultes[6] ont pu constater d’ailleurs que rarement l’évêque est le continuateur du prêtre, et que bien des ecclésiastiques, considérés à juste titre comme modérés dans leurs opinions, deviennent, après leur élévation à l’épiscopat, autoritaires et intransigeants ; il n’en faut pas chercher la cause ailleurs que dans l’influence exercée sur eux par les témoignages de respect et de vénération que leur donuent les laïques, lesquels demandent en retour aux évêques leur concours dans les luttes politiques.

Quand les cléricaux se trouvent écartés du pouvoir, ils se tournent tout naturellement vers l’éducation ; car c’est en étendant leur domination sur la jeunesse qu’ils peuvent préparer le retour de leur influence gouvernementale. En France, l’école primaire, qui était destinée à devenir en quelque sorte la pierre angulaire de la République, se trouvait entre les mains des prêtres. Pouvait-elle y rester ? Il est, dans les traditions républicaines, de développer l’instruction par tous les moyens. La République de 1848 n’y manqua point ; mais, entourée des vœux et de la sympathie du clergé, auquel elle apportait la liberté avec la fin d’un régime de suspicion et d’étouffement, elle ne crut pas nécessaire de laïciser l’école[7]. Les républicains de 1876 eurent, au contraire, l’impression bien nette que l’école serait le point vulnérable sur lequel les réactionnaires concentreraient leurs efforts, la fissure par laquelle ils chercheraient à introduire le pic dans l’édifice nonveau. Leur principal souci fut donc de la laïciser et de la remettre en mains sûres. Si la question avait été posée un peu moins brutalement[8], si les catholiques, d’autre part, avaient formulé leurs prétentions sur un ton moins agressif et donné à leur résistance une allure moins violente, la réforme n’eût pas été accomplie d’une manière aussi radicale ; on eût obtenu bien des tempéraments que les esprits libéraux ont regretté de n’avoir pu introduire dans la loi ; telle, par exemple, la faculté pour les ministres du culte de donner l’enseignement religieux à l’école, une fois par semaine, en dehors des heures de classe[9]. La neutralité absolue ne saurait exister qu’en théorie ; en cherchant à rendre complète la séparation entre l’enseignement religieux et l’enseignement général, entre le curé et l’instituteur, on a en quelque sorte incité ce dernier à considérer le représentant de l’autorité ecclésiastique comme son adversaire personnel. Il en est résulté, surtout dans les petites communes rurales, une tension de rapports qui a parfois dégénéré en hostilité ouverte. Tel n’était pas assurément le but du législateur, préoccupé que la réforme ne fût pas appliquée aussi rapidement qu’elle avait été conçue, mais progressivement, de manière à respecter, autant que possible, les droits acquis.

Sur le terrain de l’enseignement secondaire, la lutte, un peu plus sourde, n’a pas été moins âpre. Là, en effet, on ne se trouvait plus en présence du clergé séculier, démocratique d’origine et plus facile à gagner aux idées républicaines ; on avait devant soi les congrégations, riches et puissantes, fières du rôle considérable joué par elles dans le passé et ayant, sur bien des points de détail, devancé l’Université dans la voie des réformes pédagogiques. On pouvait sans doute les réduire à l’impuissance par une interdiction directe ou indirecte d’enseigner ; on pouvait encore réserver non seulement toutes les faveurs, mais tous les emplois aux jeunes gens qui justifieraient de leur présence pendant un nombre minimum d’années dans les lycées ou collèges de l’État ; on pouvait enfin améliorer le régime des établissements universitaires de façon à les mettre en mesure de faire une concurrence sérieuse aux établissements ecclésiastiques. Il est infiniment honorable pour le parti républicain d’avoir adopté cette dernière solution, qui était la plus lente et la plus laborieuse, mais aussi la plus juste et la plus libérale des trois. La seconde, prônée à diverses reprises par les radicaux, ne fut jamais prise en considération ; la première parait avoir hanté un moment l’esprit de Jules Ferry, mais il ne tarda pas à se rendre compte de ce qu’une semblable politique avait de contraire aux traditions et à la raison d’être du gouvernement républicain. Comment, d’ailleurs, établir et maintenir une distinction entre les congrégations autorisées et celles qui ne le sont pas ? « Une congrégation non autorisée échappe forcément à toute définition précise. Elle n’est point reconnue, cela est évident, et ne le demande pas ; elle n’a pas de caractère collectif et ne se manifeste sous aucune forme civile. Les religieux qui la composent rentrent dans le droit commun ; ils en ont les charges et les responsabilités ; ils en ont aussi les avantages et les prérogatives. En quoi des congrégations sont-elles illicites parce qu’elles ne sont point autorisées ? En quoi l’autorisation leur est-elle nécessaire tant que ceux qui les composent restent dans le droit commun[10] ? ». On objecte le caractère antihumain des ordres contemplatifs, l′éducation peu patriotique donnée par certains Ordres enseignants, enfin le danger social résultant de la richesse accumulée dans les couvents. Beaucoup de chrétiens considèrent que la vie contemplative a été faussement introduite dans le christianisme, qui est une religion d’action ; mais il ne s’ensuit pas que l’État ait un droit quelconque d’intervenir et de forcer la porte des Port-Royal modernes. Plus importante est la question d’éducation ; mais là encore, sur quel principe appuyer une intervention, et de quelle façon l’exercer ? Si l’on déplore que toute une classe de jeunes Français soient élevés dans des idées qui ne paraissent pas être celles qui les rendraient le plus aptes à bien servir leur patrie, ces idées ne sont pas telles cependant qu’on puisse les traiter comme on traite des miasmes épidémiques, par l’isolement et l’antiseptie ; il s’agit surtout d’un « état d’âme », et les états d’âme ne se réglementent point par des circulaires ou des lois. Quant aux richesses possédées par les congrégations, si grandes soient-elles, — et la statistique nous renseigne à ce sujet[11], — on ne saurait y voir un péril ; l’État a tous les moyens de se défendre, et des lois telles que la loi « d’accroissement » lui permettent de rétablir l’équilibre entre les contributions des congréganistes et celles des autres citoyens.

De l’enseignement primaire et secondaire, le conflit s’est étendu jusqu’à l’enseignement supérieur. Or l’enseignement supérieur a singulièrement progressé depuis trente ans, car ses progrès sont ceux de la science elle-même. Sur ce terrain-là, les professeurs ecclésiastiques s’étaient laissé fortement distancer, au point qu’on s’est demandé si l’accord de la science et de la foi était possible. C’est une question vitale ; on l’a discutée passionnément. M. Taine, dans un passage célèbre de son dernier ouvrage, a mis en opposition les « deux tableaux » : celui de la science, « qui est encore en cours d’exécution et en voie d’avancement », dont les peintres « travaillent d’après nature et s’invitent à comparer incessamment la peinture au modèle », et celui de la foi, différent de conception, de développement, de procédés. « De là, dit-il, dans l’âme de chaque catholique un combat et des anxiétés douloureuses : Laquelle des deux conceptions faut-il prendre pour guide ? Pour tout esprit sincère et capable de les embrasser à la fois, chacune d’elles est irréductible à l’autre. Chez le vulgaire, incapable de les penser ensemble, elles vivent côte à côte et ne s’entre-choquent pas, sauf par intervalles et quand, pour agir, il faut opter. Plusieurs, intelligents, instruits et même savants, notamment des spécialistes, évitent de les confronter, l’une étant le soutien de leur raison, et l’autre la gardienne de leur conscience ; entre elles et pour prévenir les conflits possibles, ils interposent d’avance un mur de séparation, une cloison étanche qui les empêche de se rencontrer et de se heurter. D’autres enfin, politiques habiles ou peu clairvoyants, essayent de les accorder, soit en assignant à chacune son domaine et en leur interdisant l’accès de l’autre, soit en joignant les deux domaines par des simulacres de ponts, par des apparences d’escaliers, par ces communications illusoires que la fantasmagorie de la parole humaine peut toujours établir entre les choses incompatibles et qui procurent à l’homme sinon la possession d’une vérité, du moins la jouissance d’un mot[12]. » Cela est parfaitement exact ; mais la question reste entière, puisqu’il s’agit de savoir si c’est avec le christianisme que la science est incompatible, ou bien avec les catholiques tels qu’ils sont aujourd’hui.

Les cléricaux ont tenté d’atteindre l’enseignement supérieur en fondant des universités catholiques[13] et en organisant des congrès scientifiques. Beaucoup d’entre eux estiment qu’il eût mieux valu prendre position dans les universités de l’État et dans les congrès généraux que de s’enfermer dans des institutions ou des discussions d’un caractère exclusif. Mais la création d’universités régionales était un des articles de ce programme de décentralisation qui, dans les dernières années de l’Empire et sous l’influence de Le Play, avait conquis beaucoup d’adhérents parmi les grands propriétaires ruraux ; d’autre part, les plus exaltés enviaient les victoires remportées par le parti clérical en Belgique et attribuaient à l’université catholique de Louvain un rôle considérable dans la préparation de ces victoires. Quant à l’idée de réunir une assemblée de « savants catholiques », elle prit naissance à Rouen en 1885. On décida d’exclure des délibérations du futur congrès toute rédaction et toute matière de discussion qui n’auraient pas été préalablement acceptées par la commission[14]. Si peu audacieux que fût ce projet, il n’en subit pas moins les attaques de certains organes catholiques qui voulaient y voir « une assemblée délibérante, cherchant à poser des principes d’exégèse, à délimiter les frontières de la science et du dogme, à faire prévaloir certains critériums très larges d’interprétation des Écritures[15] ». Le premier congrès réunit mille cent dix adhérents ; il y en eut un second quelques années plus tard. Leur action fut minime ; en s’isolant de la sorte pour discuter des sujets qui appartiennent à tout le monde, les catholiques se condamnaient eux-mêmes. Ils semblaient avouer que leur foi ne s’accorde pas avec les données de la science moderne. De même on interprète en leur défaveur ce souci de tenir non seulement l’enfant, mais l’adolescent et le jeune homme, éloignés de ceux de leurs camarades qui ont reçu une éducation différente ; ils donnent ainsi à penser que la religion est impuissante à marquer profondément les âmes[16].

Ce n’est pas seulement parce qu’ils se croient en possession de la seule et unique vérité révélée que les catholiques ont souvent fait preuve d’intransigeance et d’intolérance à l’égard des hommes et des idées ; c’est aussi parce qu’ils s’exagèrent, — en France principalement, — leur puissance numérique ; elle est, à vrai dire, difficile à apprécier. M. Taine a remarqué justement que « la foi augmente dans le groupe restreint et diminue dans le groupe large ». — 11 s’en faut pourtant que les catholiques de France soient aussi ardents, aussi belliqueux que leurs frères de Belgique, et en ne comptant que ceux qui bataillent, on risquerait de se méprendre sur la force qu’ils représentent dans la nation ; par contre, analyser l’état d’esprit religieux de la nation elle-même, prise dans son ensemble, est chose relativement aisée. Les premières années de la République ont été marquées, nous l’avons vu, par une explosion de mysticisme tout à fait étrange : on a voué la France au Sacré-Cœur ; on a multiplié les pèlerinages, créé des dévotions nouvelles et poursuivi, sous couleur d’unification liturgique, un assujettissement plus complet et plus définitif de l’Église gallicane à l’Église romaine. Ces exagérations déplurent manifestement au pays et contribuèrent pour une très grande part à l’orienter vers les hommes de gauche, auxquels il donna pour mandat de s’opposer à l’ingérence du prêtre dans le gouvernement et de se garder en même temps de toutes mesures persécutrices. Les élus n’ont pas toujours suivi très exactement les recommandations des électeurs. Ils se sont laissé entraîner, sinon à persécuter, du moins à tracasser. On trouve dans la loi municipale de 1884, aussi bien que dans la loi scolaire et dans la loi militaire[17], des traces évidentes de l’esprit sectaire. Au Parlement, il y a des excès de zèle anticlérical ; un jour on supprime les bourses des séminaires ; un autre jour on réduit le traitement de l’archevêque de Paris, ou bien on modifie la formule du serment pour en exclure le nom de Dieu[18]. Mais là s’arrête l’initiative des députés. Pendant la première partie de la période présente, certains d’entre eux proposent indéfiniment la suppression de l’ambassade française auprès du Vatican et la séparation de l’Église et de l’État ; ceux-là sont les premiers à se réjouir quand la majorité se prononce contre eux, tant ils se sentent en désaccord avec le suffrage universel. Le suffrage universel, lui, est résolu et persévérant ; peu à peu il efface des programmes ces réformes dont il entrevoit le vide et la stérilité. Il se rend compte que, si la séparation se faisait, « la discorde serait au sein de toutes les familles et la désunion des Français plus grande qu’à aucune autre époque. Combien de temps une pareille crise durerait-elle ? C’est ce que nul ne saurait dire. Comme il n’est pas dans la nature des crises de se perpétuer, le pays voudrait y mettre un terme. Bien vite on recommencerait à parler de pacifcation religieuse, d’apaisement nécessaire[19]. » L’expulsion des congrégations n’a pas d’écho dans le pays ; au bout de quelque temps, on les laisse rentrer ; l’opinion en est informée et fait le silence sur la question ; elle est satisfaite avec l’assurance que le « gouvernement des curés » ne s’établira pas ; tous les ministres la lui donnent successivement : M. Martin-Feuillée, M. Ribot, M. Casimir-Périer. Mais elle sait gré à M. Fallières de faire rejeter une proposition de Paul Bert tendant à désaffecter, au profit de la caisse des écoles, les biens domaniaux affectés au service du culte en dehors des prescriptions concordataires. Elle sait gré, en général, de tous les conflits qu’on lui évite et elle réclame le statu quo qui seul, elle le sent, peut maintenir la paix religieuse. Ce que le Français ne veut pas, c’est qu’on le force « d’aller à la messe ». Notez que des paysans qui jamais ne pénètrent dans l’église tiennent à en avoir une pour pouvoir y faire baptiser leurs enfants, s’y marier, y conduire le corps de leurs parents défunts ; l’homme éclairé, l’esprit supérieur qui se passe d’un culte formel désire de son côté que le culte dont il n’a plus besoin demeure à sa portée. De tels sentiments ne sont nulle part aussi développés qu’en France ; ils répondent aux plus profondes tendances de l’âme gauloise, éprise de la mort, et se plaisant à considérer, à travers la vie joyeuse, les perspectives troublantes et grandioses de l’au-delà. « Notre pays, dit M. Spuller, ne veut pas risquer son repos dans une série interminable de querelles et de difficultés religieuses. Il n’est pour cela ni assez catholique, ni assez protestant, ni même assez libre penseur. Il veut de la religion, mais à sa manière ; il en prend et il en laisse ; ce qu’il demande aux prêtres, c’est de rester dans leurs églises ; il les a en horreur dès qu’ils en sortent, et il va les y chercher dès qu’ils s’y renferment[20]. »

Le 8 février 1884, le pape Léon xiii, qui, depuis six ans déjà, avait remplacé Pie ix sur le siège apostolique, adressa aux évêques français une première lettre de conciliation, les exhortant à ne pas se montrer hostiles au gouvernement.

C’était comme le signal lointain de l’évolution considérable qui se préparait. L’Église, à cette époque, ressemblait à ces gouvernements parlementaires où, par le jeu naturel et régulier des institutions, les partis se succèdent alternativement au pouvoir et où une minorité libérale, puissante, se fortifiant sans cesse, apparaît comme devant prochainement remplacer la majorité réactionnaire. Seulement, quand il s’agit de l’Église, les courants sont si cachés, la personne même du Pape, dans sa toute-puissance morale, joue un rôle si prépondérant, qu’à moins d’y regarder de très près, on ne sait pas toujours prévoir les événements. Les réactionnaires avaient acclamé les nouveaux dogmes, accepté avec enthousiasme le Syllabus ; le grand mouvement provoqué par Lamennais, Lacordaire et Montalembert semblait avoir échoué définitivement ! Lamennais, imprudent dans son langage, avait, par son impatience, préparé sa défaite et découragé ses alliés. Lacordaire, ayant semé la bonne parole, s’était retiré auprès de la jeunesse et avait tenté de la former en vue des luttes à venir. Montalembert s’était tu, laissant s’user le courant rétrograde. Une seule fois, il avait repris la parole. C’était à Malines, le 18 août 1863. Il y avait là une grande assemblée de deux à trois mille catholiques, parmi lesquels le cardinal Wiseman, le cardinal Ledochowski, M. Cochin[21], etc. « Les catholiques, s’écria Montalembert, sont partout inférieurs à leurs adversaires dans la vie publique, parce qu’ils n’ont pas encore pris leur parti de la grande révolution qui a enfanté la société nouvelle, la vie moderne des peuples. Ils éprouvent un insurmontable mélange d’embarras et de timidité en face de la société moderne. Elle leur fait peur. Ils n’ont encore appris ni à la connaitre, ni à l’aimer, ni à la pratiquer. Beaucoup d’entre eux sont encore, par le cœur, par l’esprit, et sans trop s’en rendre compte, de l’ancien régime, c’est-à-dire d’un régime qui n’admettait ni l’égalité civile, ni la liberté politique, ni la liberté de conscience ; cet ancien régime avait son grand et beau rôle. Je ne prétends point le juger, encore moins le condamner ; il me suffit de lui connaître un défaut, mais capital ; il est mort ! il ne ressuscitera jamais ni nulle part. » — « Il ne faut pas, dit-il encore, que cette renonciation soit tacite et sincère. Il faut qu’elle devienne un lieu commun de la publicité ; il faut nettement, hardiment, publiquement protester à tout propos contre toute pensée de retour à ce qui irrite, ou inquiète la société moderne. Quand même ma respectueuse voix, dit en terminant Montalembert, irait jusqu’à ces hautes régions où les erreurs prolongées peuvent avoir de si funestes suites, elle ne saurait y être prise pour celle de l’audace ou de l’imprudence : Dieu donne à la franchise, à la fidélité, à la droiture, un accent qui ne peut être ni contrefait ni méconnu. » L’appel ne fut pas entendu. Le 21 décembre 1863, le Pape exprimait à l’archevêque de Malines son vif mécontentement ; l’année suivante parut l’encyclique Quanta cura (8 décembre 1864), dans laquelle Pie ix qualifiait de « liberté de perdition » le droit des citoyens de « répandre publiquement et extérieurement leurs pensées, soit par la parole, soit par la presse[22] ». Cette manifestation de Malines fut la plus célèbre ; mais d’autres eurent lieu qui montrèrent que la flamme libérale couvait toujours sous la cendre, comme, pour alimenter quelque grand incendie à venir. Pendant ce temps, sur l’autre rive de l’Océan, grandissait ce catholicisme américain qui devait étonner l’ancien monde par ses hardiesses. Tocqueville avait déjà constaté que les catholiques[23] formaient « la classe la plus républicaine et la plus démocratique qui soit aux États-Unis », et il en avait conclu « qu’on a tort de regarder la religion catholique comme un ennemi naturel de la démocratie, et qu’une fois que les prêtres sont écartés ou s’écartent du gouvernement, comme ils le font aux États-Unis, il n’y a pas d’hommes qui, par leurs croyances, soient plus disposés à transporter dans le monde politique l’idée de l’égalité des conditions[24] ». Lorsque les dollars américains commencèrent à former une part considérable du denier de Saint-Pierre, l’Église d’outre-mer attira l’attention ; on s’aperçut qu’elle puisait sa force dans un retour accentué au christianisme primitif. L’un de ses plus éloquents représentants, Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul du Minnesota, a formulé en ces termes l’esprit qui l’anime : « Laissez sa place à l’action de chacun. Le laïque n’a pas besoin d’attendre le prêtre, ni le prêtre d’attendre l’évêque, ni l’évêque d’attendre le Pape pour suivre sa voie propre. Les timides se meuvent en troupeaux, et les braves marchent en simple file… La religion qu’il faut aujourd’hui ne consiste pas à chanter de belles antiennes dans les stalles de cathédrale, vêtus d’ornements brodés d’or, tandis qu’il n’y a de multitude ni dans la nef ni dans les bas côtés, et qu’au dehors le monde se meurt d’inanition spirituelle et morale. Cherchez les hommes, parlez-leur, non en phrases montées sur des échasses ou par sermons dans le style du dix-septième siècle, mais en paroles brûlantes qui trouvent le chemin de leurs cœurs en même temps que de leurs esprits[25]. » Ces « paroles brûlantes » sont à rapprocher du passage suivant de Tocqueville : « Rien ne révolte plus l’esprit humain, dans les temps d’égalité, que l’idée de se soumettre à des formes. Les hommes qui vivent dans ces temps supportent impatiemment les figures ; les symboles leur paraissent des artifices puérils dont on se sert pour voiler ou parer à leurs yeux des vérilés qu’il serait plus naturel de leur montrer toutes nues et au grand jour ; ils restent froids à l’aspect des cérémonies et sont naturellement portés à n’attacher qu’une importance secondaire aux détails du culte. Ceux qui sont chargés de régler la forme extérieure des religions dans les siècles démocratiques doivent bien faire attention à ces instincts naturels de l’intelligence humaine pour ne pas lutter sans nécessité contre eux… Une religion qui deviendrait plus minutieuse, plus inflexible et plus chargée de petites observances dans le même temps que les hommes deviennent plus égaux, se verrait bientôt réduite à une troupe de zélateurs passionnés au milieu d’une multitude incrédule, tandis qu’un peuple aristocratique est toujours enclin à placer des puissances intermédiaires entre Dieu et l’homme[26]. »

Il est donc erroné de croire que l’évolution à laquelle la République française servit de centre et de prétexte ait eu pour cause première et unique les dispositions personnelles du Souverain Pontife ; elle a été catholique comme l’Église elle-même, c’est-à-dire universelle, et c’est pourquoi on peut penser, avec M. Spuller, que cette évolution « est appelée à décider de toute une orientation nouvelle des sociétés humaines[27] ». Elle s’applique aux unes comme aux autres et n’est que l’aboutissement des efforts longs et persévérants du parti libéral. Au début de son pontificat, Léon xiii hésita quelque temps avant d’apercevoir d’une manière précise ce que commandait l’intérêt de la religion. Il se souvint du Saint-Empire romain germanique et crut que le pouvoir monarchique, isolé et fortifié par son isolement même, allait reprendre la direction du monde ; de là son attitude envers l’Allemagne. Pie ix, son prédécesseur, avait rétabli l’unité liturgique, multiplié les vicariats apostoliques et créé, en quelque sorte, la presse religieuse, le journalisme catholique, mais il laissait le Saint-Siège dans les relations les plus difficiles avec la plupart des princes comme avec la plupart des cabinets de l’Europe. Il fallait, sans compromettre les résultats acquis, remédier à ces fautes. Ou chercher la force pour s’y appuyer ?… Le César allemand et la démocratie gauloise demeuraient face à face, incarnations des deux forces qui se disputent aujourd’hui l’univers. Léon xiii ayant mûrement réfléchi sur les événements, mit sa main dans celle de la République. L’acte parut si soudain et eut un tel retentissement qu’il déconcerta tous les partis, au point que « dans les commencements, personne ne pouvait ni ne voulait y ajouter foi ».

Il fallait émanciper le catholicisme de la tutelle monarchiste[28]. Léon xiii résolut de le soustraire, en même temps, à l’influence des riches en leur enlevant des mains l’Évangile, le livre par excellence de la démocratie. Il jugea qu’il était temps d’apprendre aux ouvriers, « non seulement leurs devoirs dont ils avaient les oreilles rebattues, mais aussi leurs droits dont, jusque-là, le clergé ne leur avait parlé qu’à demi-mot et à voix basse[29] ». Il vit que « des hommes faits à l’image du Créateur sont considérés par d’autres hommes comme des pièces de machine ou des bêtes de somme », et comprit que « jusqu’au moment où leur condition matérielle sera améliorée, il est futile de leur parler de vie surnaturelle[30] ».

La France se trouvait à portée pour servir les desseins du Pape, dès qu’il les eut arrêtés. L’Amérique était trop lointaine, trop solitaire ; les prêtres de là-bas sont réputés avoir une façon à eux de concevoir la religion et de la pratiquer. Les mots et les faits prennent une signification différente de l’autre côté de l’Océan. En Angleterre, l’esprit d’indépendance et d’initiative du citoyen est si général qu’une forte dose de liberté lui est reconnue, même dans le domaine théocratique. Il fallait frapper plus au centre du monde catholique, là où s’élaborent, à côté de doctrines libérales, des doctrines intransigeantes, où on ne craint pas d’enseigner, dans certains milieux, que le « libéralisme est un péché », où se cotoient et se heurtent l’enthousiasme exalté et le conservatisme aveugle. La France, d’ailleurs, avait vu se lever, un demi-siècle plus tôt, l’aurore du démocratisme religieux ; depuis lors la République l’avait conquise sans rompre les liens établis entre le clergé et l’État. L’action pontificale enfin y était à la fois voisine et puissante. C’était donc le meilleur terrain d’évolution, dès que se seraient apaisées les querelles d’ordre secondaire, dès que des paroles de paix auraient été échangées entre les ministres du culte et les gouvernants. Ceux-ci aidaient à l’œuvre de pacification, mais négativement, et le Souverain Pontife se rendait compte maintenant que seul, comme le lui avait écrit M. Grévy, il y pouvait travailler activement et efficacement[31]. De temps à autre survenait une crise qui déjouait ses plans ; le boulangisme faillit en compromettre définitivement le succès, à cause des suffrages cléricaux qu’il avait ralliés. Malgré cela, le moment psychologique était venu : attendre davantage, c’était s’exposer à le manquer, et peut-être irrémédiablement.

Le 12 novembre 1890, le cardiral Lavigerie, archevêque de Carthage et d’Alger, primat d’Afrique, recevait, en son palais épiscopal, l’amiral Charles Duperré et les officiers de son escadre. À l’issue du diner qu’il offrit à ses hôtes, il prit la parole, et en quelques mots brefs et résolus il stigmatisa la conduite des soi-disant conservateurs qui « donnent aux ennemis qui nous observent le spectacle de nos ambitions et de nos haines et jettent dans le cœur de la France le découragement, précurseur des dernières catastrophes ». Pour mieux dégager le sens des paroles du prélat, la musique des Pères Blancs joua la Marseillaise. Ce détail, lorsqu’il fut connu, causa plus de surprise encore que le discours lui-même. La Marseillaise demeurait, pour les conservateurs, l’hymne sanguinaire, l’écho de la guillotine ; beaucoup de républicains avaient hésité longtemps à l’accepter comme chant national. Depuis 1889, on s’était accoutumé à l’entendre fréquemment, mais nul ne se doutait que la République fût si près de l’imposer à l’Europe. Les royalistes furent déconcertés ; ils avaient cru d’abord à une boutade ; mais en voyant le cardinal accentuer encore ses déclarations dans une lettre aux prêtres placés sous ses ordres, ils eurent l’impression qu’il y avait là un acte réfléchi et raisonné, autorisé sans doute par le Pape. Ils pensèrent toutefois que la curie romaine, toujours prudente, s’en tiendrait, pour le moment du moins, à cet avertissement ; leur illusion fut de courte durée. Bientôt parut une lettre d’approbation adressée par le cardinal Rampolla « à un évêque français ». Le caractère doctrinal et impersonnel du document ne lui enlevait rien de son importance.

Ces événements ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Les désirs d’apaisement se firent jour dans les discours d’ouverture des conseils généraux (session d’août), et, à la rentrée des Chambres, on vit enfin se constituer cette droite républicaine dont il était, depuis si longtemps, question ; elle ne portait encore que le nom d’« indépendante », et le programme rédigé par son chef, M. Jacques Piou, était plein de lacunes et de réticences ; mais l’élan était donné. On vit, en même temps, reparaître ce projet de « parti catholique » conçu par Lamennais et Montalembert, et qu’en 1853 Mgr Guibert[32] avait combattu dans un mandement demeuré célèbre. MM. Chesnelong, Keller, de Mackau fondèrent avec M. de Mun[33] et le cardinal Richard, archevêque de Paris, « l’union de la France chrétienne » qui devait en former l’embryon. Les monarchistes se sentant atteints essayèrent, eux, de séparer leur cause de celle de l’Église, afin de masquer ce que l’Église cherchait à faire de son côté. M. d’Haussonville à Toulouse, et M. Hervé dans le Soleil, reprirent à leur compte la formule de Gambetta, et répudièrent le « gouvernement des curés ». Il devint de mode d’établir une distinction que le Syllabus n’avait point prévue, entre le Pape parlant religion et digne d’être écouté et le Pape parlant politique et ne méritant aucune attenion.

Au printemps de 1891 parut la célèbre encyclique Rerum novarum. L’évolution sociale se dessinait à côté de l’évolution politique ; à vrai dire, la première était de beaucoup la plus ancienne. Le « socialisme chrétien » avait, dès longtemps, fait des recrues parmi les Français, et ses progrès avaient été assez rapides et assez importants pour amener Mgr Freppel, MM. Lucien Brun, Claudio Jannet et le duc de Broglie à s’unir pour former une société catholique d’économie sociale, destinée à contrecarrer l’action de M. de Mun et de ses partisans[34]. On ne trouve nullement dans l’encyclique Rerum novarum « une solution pratique des problèmes complexes, irritants et douloureux qui constituent ce qu’on appelle le socialisme. Le Pape y défend la propriété individuelle, l’héritage, le principe de la liberté des transactions et même l’indépendance de l’individu à l’égard de l’État[35].» Mais le fait que le chef de l’Église catholique osât aborder ce terrain dangereux était déjà un signe des temps ; d’autre part, on lui amenait des travailleurs auxquels le Vatican faisait fête ; le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, organisait les pèlerinages ouvriers. En 1885, quelques centaines de patrons chrétiens étaient venus saluer le Pape, suivis, deux ans plus tard, par douze cents de leurs ouvriers. En 1889 et en 1891, ces manifestations s’étaient renouvelées, et, dans la basilique de Saint-Pierre, M. de Mun avait proclamé Léon xiii le « pape des ouvriers ». Dans le discours sage et réservé par lequel il avait répondu à M. de Mun, Léon xiii souhaitait « une certaine restauration du principe moral dans les problèmes relatifs à l’amélioration de la condition sociale des travailleurs[36] ». Cela coïncidait, comme le remarque M. Spuller, avec une évolution marquée des publicistes socialistes français. Peu à peu, ils se séparaient du socialisme purement écomique de Karl Marx dont la couleur scientifique les avait séduits tout d’abord et qui se réduisait, somme toute, à la recherche de l’amélioration immédiate et strictement pratique de l’existence matérielle. On revenait à une conception plus générale et plus généreuse du socialisme, celle qui tend « à la réalisation d’une plus grande somme d’idéal dans l’établissement d’une société tout ensemble plus juste, plus éclairée et plus fraternelle ». — « C’est en vain que le socialisme de Karl Marx se présentait aux foules, comme armé de toutes les ressources de la dialectique la plus pressante et, des calculs mathématiques les plus rigoureux. Il ne parlait pas assez au cœur ému, à l’esprit enthousiaste des masses ouvrières, pour les retenir bien longtemps attentives et sympathiques[37]. »

Ces pèlerinages ouvriers, organisés pour hâter l’évolution sociale désirée par Léon xiii, faillirent compromettre l’évolution politique qu’il s’appliquait à réaliser en même temps. Les membres de la « jeunesse catholique » avaient accompagné au Vatican les pèlerins ouvriers de 1891. Les cérémonies prenaient fin, quand une sorte d’émeute francophobe éclata dans Rome. Un minime incident l’avait provoquée ; au cours d’une visite des jeunes pèlerins au Panthéon d’Agrippa où se trouve le tombeau de Victor-Emmanuel, l’un d’eux inscrivit, dit-on, sur le registre des visiteurs, ces mots : « Vive le Pape ! » Comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit dans la ville que la mémoire de Victor-Emmanuel venait d’être insultée par des Français. Une feuille publique, imprimée comme par enchantement et dont on s’arracha les numéros « improvisés », commenta le fait avec tant de complaisance et d’empressement qu’il fut difficile de ne pas croire à une préméditation, à un coup monté. Non seulement à Rome, mais dans toutes les villes de l’Italie, ce fut une explosion de rage antifrançaise en face de laquelle le cabinet de Paris manqua quelque peu d’énergie. Le ministre des cultes, par une lettre aux évêques, interdit momentanément les pèlerinages, ce qui fut en général approuvé ; mais on eût aimé à voir le ministre des affaires étrangères parler en même temps aux représentants du roi Humbert le langage qui convenait.

À la missive ministérielle conçue en termes un peu secs, Mgr Gouthe-Soulard, archevêque d’Aix, répondit par un factum d’une violence telle qu’il parut impossible de ne point le poursuivre. Le prélat comparut le 24 novembre 1891 devant la première chambre de la Cour d’appel de Paris et fut condamné, avec circonstances atténuantes, à une amende de trois mille francs. Le cardinal Richard lui avait offert l’hospitalité de son palais. Mgr Gouthe-Soulard reçut les félicitations et les adhésions de près de soixante évêques. Jamais peut-être le déplorable état d’esprit du corps épiscopal français ne s’était affirmé d’une façon si éclatante : jamais n’était apparu plus clairement le malentendu concordataire. On remarqua sous la plume académique et sobre de Mgr Perraud, évêque d’Autun[38], des expressions inconsidérées, et Mgr Isoard, évêque d’Annecy, qui, le premier, avait adhéré aux déclarations du cardinal Lavigerie, s’efforça d’établir l’absolue indépendance des évêques à l’égard du pouvoir civil. Le contre-coup se fit sentir à la Chambre qui discuta (11 décembre 1891) une interpellation sur les « menées cléricales ». Le langage de certains députés y fut à la hauteur de la circonstance, et l’on put se demander si la diplomatie pontificale ne venait pas de recevoir un suprême échec et si de la généreuse initiative de l’archevêque d’Alger, il restait autre chose que le souvenir d’une chimérique espérance, ironiquement démentie par les événements. Mais le Pape avait résolu d’employer la patience, la douceur et l’entêtement, moyens d’action qui, mis au service d’une idée raisonnable et opportune, finissent presque toujours par triompher.

Jusque-là, le haut clergé ne lui avait opposé qu’une résistance passive ; il entra dans la voie de la résistance ouverte ; les cardinaux Desprez, archevêque de Toulouse, Place, archevêque de Rennes, Foulon, archevêque de Lyon, Langénieux, archevêque de Reims, Richard, archevêque de Paris, rédigèrent une sorte de long réquisitoire contre les institutions républicaines qu’on appela la « déclaration des cardinaux » et qui fut rendu public le 22 janvier 1892. Les enseignements récents du Saint-Siège y étaient combattus non dans la forme, mais dans l’esprit. La réponse du Souverain Pontife, en date du 16 février, replaça la question sur le terrain d’où on cherchait à la faire dévier. « Acceptez la République, c’est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous, disait-il ; respectez-le ; soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venant de Dieu… En politique, plus qu’ailleurs, surviennent des changements inattendus… ces changements sont loin d’être toujours légitimes à l’origine ; il est même difficile qu’ils le soient. Pourtant le criterium suprême du bien commun et la tranquillité publique imposent l’acceptation de ces nouveaux gouvernements, établis en fait à la place des gouvernements antérieurs qui ne sont plus. Ainsi se trouvent suspendues les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs, et il peut se faire même qu’avec le temps elles se trouvent abolies. »

Léon xiii adressa, le 19 février, une lettre encyclique aux catholiques de France ; la veille même une nouvelle interpellation s’était produite au Palais-Bourbon ; la déclaration des cardinaux y avait été bruyamment discutée, et le cabinet Freycinet était tombé sous les coups coalisés de la gauche radicale et de la droite royaliste. On ne doutait plus maintenant qu’on fût en présence d’un plan parfaitement réfléchi et dont une inflexible volonté poursuivrait l’exécution sans se laisser rebuter par aucune difficulté. Les résistances se multipliaient néanmoins, tant à droite qu’à gauche. Le cardinal Richard publiait une lettre pastorale en opposition de pensée avec l’encyclique. Il y eut, cette saison-là, des conférences contradictoires dans certaines églises ; elles causèrent beaucoup de tumulte[39]. Les évêques ne donnaient pas l’exemple de la soumission. Ils savaient que le Pape désirait les voir s’abstenir dans les luttes électorales. Mgr Baptifolier, évêque de Mende, écrivit aux curés de son diocèse pour leur recommander d’agir de leur mieux sur les votes des électeurs municipaux qui allaient se trouver appelés à choisir des représentants. « Sachez-bien, leur disait-il, qui si un candidat nommé par vous venait à proposer et faire adopter une mesure antireligieuse, vous seriez responsable de cette mesure devant Dieu, devant l’Église, devant votre conscience, et vous devriez vous accuser, en confession, d’avoir porté au pouvoir un persécuteur de l’Église[40]. » L’archevêque d’Avigon et ses suffragants publièrent un mandement collectif en violation flagrante du Concordat qui interdit ce genre de manifestation ; enfin, il fallut une intervention nouvelle de Léon xiii pour amener la dissolution de l’« Union de la France chrétienne » qui, maintenant, lui résistait indirectement.

À gauche, on était un peu troublé « d’avoir à défendre le personnel politique sans avoir à défendre les institutions républicaines[41] » qui cessaient d’être attaquées. Les nouveaux convertis contribuaient à entretenir la méfiance par leurs exagérations de langage et les prétentions qu’ils affichaient, étalant pour la République un zèle de néophytes ou bien proclamant leur ferme propos de poursuivre sa transformation, et de chasser hors de son enceinte ceux qui l’avaient fondée. Ils en appelaient au suffrage universel et, très naïvement, s’étonnaient qu’on leur préférât de vieux républicains ou qu’on exigeât d’eux quelques preuves de sincérité et un peu de service comme simples soldats.

Peu à peu le calme revint, la houle s’apaisa, et il fut évident que l’initiative pontificale avait fortifié la République et porté le dernier coup aux espérances monarchiques. On s’aperçut toutefois que cette initiative avait soulevé en même temps, et sans les résoudre, un certain nombre de questions vitales qu’il convient de résumer brièvement avant de clore ce chapitre. Il en est une qui domine toutes les autres. Quand Léon xiii a déclaré « que les catholiques doivent combattre pour la vérité et la vertu, partout où ils le peuvent, et s’associer aux hommes qui, quoique pleins de droiture et d’honnêteté, sont encore en dehors de l’Église[42] », le Souverain Pontife a-t-il posé une de ces règles de conduite inspirées par les circonstances et qui sont, pour ainsi dire, des procédés de tactique parlementaire, ou bien a-t-il formulé un grand principe, une sorte de dogme nouveau, dont la nécessité lui apparaissait et qui satisfaisait d’ailleurs les instincts de son esprit libéral ? Mais alors ce n’est plus une évolution, c’est une révolution. C’est le catholicisme rejoignant soudain la Réforme, c’est la grande charte d’émancipation donnée à l’Église, c’est la liberté d’agir, presque la liberté de penser reconnue officiellement à tous les fidèles, et cela, moins de vingt-cinq ans après le concile du Vatican ; c’est aussi la porte du catholicisme rouverte à bien des hommes qui s’en étaient écartés à regret, le croyant décidément incompatible avec le siècle.

Les religions passent successivement par trois états : la superstition, la logique et la philosophie. Quand règne la superstition, tout est forme, paroles, images, dévotions de détail, croyances fragmentées ; le culte apparaît comme définitif, à cause de l’importance qu’on lui attribue ; tout manquement à ses prescriptions semble plus grave que le manquement à la loi morale elle-même ; chez ceux qui entendent la religion de cette façon-là, il peut exister une certaine tolérance de surface, produit de la bienveillance naturelle ou de l’aménité du caractère, mais l’intolérance existe nécessairement en arrière-plan. Les hommes sont en général très satisfaits et prennent d’eux-mêmes une idée glorieuse quand ils passent de l’état de superstition à l’état de logique. La pensée de professer une religion raisonnable, compatible avec leurs connaissances exactes, les charme et les rehausse à leurs propres yeux. En réalité, il n’existe guère de culte raisonnable ; les protestants, qui croient à l’incarnation de Jésus-Christ, — Dieu se faisant homme, — ne croient pas quelque chose de plus raisonnable, au point de vue humain, que les catholiques professant que cette incarnation se renouvelle chaque jour à la messe. La religion véritablement logique exclurait toute idée de culte et ne consisterait qu’en un ensemble de règles pour bien vivre. Au delà, on atteint les régions sereines de la religion philosophique. Ceux qui les habitent se gardent d’en appeler à leur raison, qu’ils sentent faible, vacillante, imparfaite ; ils estiment que la grandeur de l’esprit humain réside dans son perpétuel effort pour monter vers la lumière, et non dans de pauvres résultats laborieusement amassés ; ils n’osent penser que le monde d’au delà puisse être soumis aux lois qui gouvernent l’humanité. Le culte, pour eux, passe au rang secondaire. Sans doute on a prétendu que, si haute que soit l’intelligence d’un homme, si vigoureux que soit son génie, si étendues que soient ses connaissances, il demeure aussi éloigné de la divinité que le plus ignorant et le moins doué de ses frères ; il ne s’est pas plus rapproché de Dieu, dit-on, qu’on ne se rapproche du soleil en montant sur une colline ; il est toujours l’être infime, le « ver de terre » auquel l’Écriture prodigue les humiliations et rappelle sans cesse la faiblesse de sa nature. Mais, en réalité, la science est une route divine où chaque borne franchie rapproche de l’Être suprême et le fait concevoir plus parfaitement. La route est longue, indéfinie, mais les distances parcourues peuvent compter. L’œil du savant saisit et perçoit ce que l’homme ordinaire ne perçoit ni ne comprend. Son génie l’élève, selon la forte expression de saint Augustin[43], « de l’intelligence des ouvrages visibles de Dieu à celle des grandeurs invisibles ».

Au lieu de ne reconnaître pour ses enfants que ceux qui prennent part à la célébration de ses mystères, le christianisme va-t-il donc réclamer comme siens les hommes qui s’inspirent de lui, selon l’esprit ? En France, particulièrement, ceux-là sont légion[44]. La raison, à laquelle le Français obéit si volontiers, en est arrivée à établir la nécessité du sentiment religieux. La science se montre impuissante à le remplacer. Si l’on regarde autour de soi, on voit combien est profond, à notre époque, le sentiment religieux. Jamais le sens moral n’a été aussi développé, les principes moraux mieux admis ni plus pratiqués. Tout cela est-il la préface de quelque forme nouvelle de religion, ou bien, par une marche forcée, audacieusement entreprise, le christianisme va-t-il rejoindre ces masses populaires qui s’enfonçaient sans lui dans l’avenir ? Question palpitante ! Il s’agit de savoir, en fin de compte, si l’esprit de tolérance va agir sur les âmes après avoir forcé sa route à travers les institutions ; et combien lentement ! Platon l’ignorait, et « dans les républiques anciennes il ne s’est pas trouvé un chef d’État qui ait imaginé qu’on pût écrire dans la loi que les citoyens étaient libres de pratiquer la religion qu’ils voulaient ». — « Pendant toute la durée de la domination romaine, a dit encore M. Gaston Boissier, je ne vois pas un seul sage, fût-il un sceptique comme Pline l’Ancien, un libre penseur dégagé de tous les préjugés comme Sénèque, un philosophe honnête et doux comme Marc-Aurèle, qui ait paru soupçonner qu’on pourrait accorder un jour des droits égaux à toutes les religions de l’Empire[45]. » Si la tolérance a été si longue à s’établir dans la société, il n’est pas surprenant qu’elle ait tant tardé à prendre possession des cœurs. Nous sommes revenus à l’époque de l’édit de Milan[46], où « il s’était formé un parti composé de gens modérés, humains, amis de la paix religieuse et qui auraient voulu qu’on pût comprendre le christianisme dans cette sorte de fusion de tous les cultes qui s’était faite à Rome depuis l’Empire[47] » et pour laquelle, cherchant un terme qui pût convenir à tous, on employait le mot : divinitas.

Voilà donc un premier point : l’évolution se déroulera-t-elle jusqu’au bout, amenant d’incalculables conséquences[48], ou bien ne constituera-t-elle qu’une tentative généreuse, utopique, destinée à avorter ? D’autres interrogations se posent encore. En France, Léon xiii a-t-il bien atteint son but qui était de séparer la religion de la politique ? N’a-t-il pas plutôt séparé la religion d’avec la monarchie pour l’inféoder à la République parlementaire ? Le Concordat et les mœurs qui ont pris racine depuis qu’il est en vigueur ne permettent guère une véritable émancipation de la religion, telle qu’elle s’est opérée aux États-Unis.

Et puis, aux États-Unis même, que sera l’avenir ? La puissance des catholiques s’y est accrue au point d’inquiéter certaines catégories de citoyens qui déjà se groupent pour l’enrayer. Les libéraux, de plus, n’y sont point incontestés : les Jésuites leur sont hostiles. L’Amérique réserve sans doute à nos fils, au point de vue religieux, les mêmes surprises qu’elle nous a causées à nous-mêmes au point de vue social. N’avions-nous pas entendu dire que sur cette terre heureuse la question sociale ne pourrait naître ?

En tous les cas, un fait demeure : l’essai grandiose tenté par le pape Léon xiii pour orienter son Église vers un monde nouveau ; la République française en a été la cause occasionnelle. Ce sujet sera évidemment un de ceux que traiteront le plus volontiers les historiens de l’avenir, soit qu’ils y recherchent les origines d’un grand mouvement à l’épanouissement duquel ils assisteront, soit qu’ils prétendent retrouver les causes qui l’auraient empêché d’aboutir.

  1. Voir la brochure de M. Pichon, député de la Seine, sur la Diplomatie de l’église et la troisième République. L’auteur y étudie le rôle de trois prélats d’origine, de tempérament, de relations et d’opinions entièrement divers, Mgr Dupanloup et les cardinaux Pie et de Bonnechose ; il les montre unis dans une même opposition à la forme républicaine au profit de trois solutions monarchistes différentes.
  2. E. Spuller, L’Évolution sociale et politique de l’Église. 1 volume, Alcan, 1893.
  3. On le vit bien plus tard lorsque le cardinal Lavigerie donna le signal du ralliement à la République. Les contributions des fidèles à l’aide desquelles l’illustre prélat soutenait ses œuvres africaines diminuèrent sensiblement : il en fut de même du denier de Saint-Pierre, en ce qui concerne la France, lorsque Léon xiii eut précisé son attitude à l’égard de la République.
  4. Ce fut le curé d’un petit bourg de Normandie qui prononça le premier, en public, les paroles d’adhésion à la République que le cardinal Lavigerie prononça à son tour, en 1891, et qui eurent un si grand retentissement.
  5. Voir la harangue adressée par Mgr l’évêque d’Angers à M. André Lebon, ministre du commerce, au cours d’un de ses voyages (1895).
  6. Les directeurs des cultes ne suivent pas le sort des ministres, leurs supérieurs hiérarchiques ; ils appartiennent en général au conseil d’État et entretiennent de bons rapports avec les membres du clergé, mais les fonctionnaires qui se trouvent placés sous leurs ordres, aigris par le contact perpétuel avec un milieu social dont ils ne comprennent ni le tour d’esprit, ni le langage, ont trop souvent paralysé les bonnes intentions de leurs chefs et empêché l’harmonie de régner entre la direction et l’Église. Les directeurs des cultes ont été, depuis 1870, MM. Tardif, Laferrière, Castagnari, Flourens, Bousquet et Dumay.
  7. Voir les circulaires de M. Hippolyte Carnot, alors ministre de l’instruction publique.
  8. « Tout le monde sait aujourd’hui que les projets de M. Jules Ferry n’ont guère été soumis au conseil que pour la forme, que les autres ministres en ont à peine entendu la lecture, sans se rendre compte exactement de leur portée et du retentissement qu’ils allaient avoir. » (Revue des Deux Mondes, Chronique.) Cette assertion paraît fort exagérée.
  9. En juin et juillet 1882, lors de la discussion de la loi sur l’enseignement secondaire, Jules Ferry repoussa en ces termes la proposition relative à l’interdiction aux ecclésiastiques d’enseigner, proposition que soutenait, entre autres, M. Madier de Montjau : « Oui, c’est la persécution du clergé qui a perdu la Révolution française. C’est là la leçon de l’histoire, et, malgré vos réclamations, il n’y a pas un esprit ayant réfléchi quelque peu sur ces choses qui ne soit prêt à le reconnaître. Nous vous l’avons dit quand nous avons commencé avec vous la lutte contre le cléricalisme, nous l’avons dit au Sénat : Notre politique est anticléricale ; elle ne sera jamais antireligieuse… Si vous voulez retirer l’enseignement aux prêtres, ce n’est pas parce qu’ils sont des fonctionnaires, c’est parce que leurs doctrines vous inquiètent. Eh bien ! ce n’est pas en mettant le clergé hors la loi ou, comme vous l’avez dit, en cherchant à en avoir raison que vous aurez raison des doctrines. Vous vous débarrasserez du clergé enseignant, mais il faudra aussi vous débarrasser des laïques catholiques enseignant. C’est donc au catholicisme que vous aurez à faire la guerre, Eh bien ! c’est là une politique dans laquelle nous n’entrerons jamais, et je le dis d’accord — du moins je le pense — avec la grande majorité de mon parti, c’est là une politique que je repousse de toutes les forces de ma conscience républicaine, de toutes les forces de mon âme libérale et de ma foi dans la vérité, dans la raison et dans la justice. »
  10. Ch. de Mazade, Revue des Deux Mondes. Chronique.
  11. D’une statistique qui fut dressée sur l’initiative de Gambetta, il résulte que les immeubles connus, possédés par les congrégations, autorisés ou non, représentaient, en 1881, 1/1505 du territoire français et atteignaient une valeur vénale de 712,538,980 francs. Les impôts payés se montaient à 157,495 francs, soit 0,022 pour 100.
  12. H. Taine, Les origines de la France contemporaine. Le nouveau régime.
  13. Il est à noter que les facultés de théologie furent supprimées sous l’influence de tendances ultramontaines. Jules Ferry, président du conseil, s’en expliqua en ces termes, devant le Sénat, en février 1885 : « Je suis, messieurs, du petit nombre de ceux qui s’intéressent aux facultés de théologie. J’ai fait, comme ministre de l’instruction publique, les plus sincères efforts pour vivifier cette institution. Il aurait fallu, pour réussir, le concours des évêques et de la cour de Rome. Or le Saint-Siège n’y tient pas, et quant aux évêques, à l’exception de celui de Rouen, ils partagent la manière de voir de la cour de Rome, qui se méfie de l’enseignement libéral des facultés de théologie et leur préfère les cours des séminaires. »
  14. Compte rendu des travaux du Congrès, t. ier.
  15. Id.
  16. Il y a une certaine indifférence de la jeunesse pour les choses religieuses, Mgr d’Hulst en a fait l’aveu en disant : « Jamais on n’a vu plus de jeunes hommes élevés chrétiennement, jamais on n’en a moins trouvé qui fussent prêts à se dévouer pour une cause sainte et à lui sacrilier leur divertissement. » (Le Correspondant.)
  17. Il est bon de rappeler que, quand vint devant la Chambre la proposition d’abrogation de l’article 20 de la loi militaire du 27 juillet 1872, exemptant les séminaristes et les instituteurs, — M. Paul Bert en était le rapporteur, — MM. Jules Ferry et Constans défendirent avec beaucoup d’énergie, mais en vain, les prérogatives du clergé.
  18. Au Sénat, en mars 1882, Jules Simon représenta son amendement voté l’année précédente, mais non accepté par la Chambre et tendant à inscrire dans la loi scolaire les mots : « Devoirs envers Dieu et envers la Patrie » (inscrits d’ailleurs dans les règlements par le conseil supérieur). — « Il me répugne à moi, vieux professeur, dit-il, de voir une loi d’enseignement, et surtout d’enseignement primaire, de laquelle le nom de Dieu a été retiré : cela me choque, cela m’afflige. Pendant la période active de ma vie, nous avions tous cette croyance en Dieu. Nous regardions comme notre premier devoir de législateurs d’écrire Dieu dans nos lois, comme notre premier devoir de républicains de venger la République de toutes les attaques qu’on lui fait quand on dit qu’elle est impie : nous le demandons aussi pour nos soldats, et nous croyons que, quand nous disons à un homme : « Marche au-devant de la mitraille », il est bon de lui dire que Dieu le voit. »
  19. Eug. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église.
  20. Eug. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église.
  21. Voir sur ce sujet un intéressant article de M. de Molinari dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1875.
  22. Il y eut encore un Congrès en 1866 auquel prirent part Mgr Dupanloup, M. de Falloux, le Père Hyacinthe Loyson ; les discussions furent orageuses ; on dut dissoudre le Congrès. Les Congrès de Poitiers et de Reims, en 1875, ne réunirent que des partisans du Syllabus. On y entendit Mgr Nardi parler contre la diffusion de l’enseignement et M. de Mun faire une brillante, mais paradoxale apologie du moyen âge.
  23. Il y avait aux États-Unis, quand il les visita, un million de catholiques sur quinze millions d’habitants
  24. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. ii.
  25. Discours prononcé dans la cathédrale de Baltimore, le 10 novembre 1889, pour le centième anniversaire de l’établissement de la hiérarchie catholique aux États-Unis.
  26. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. iii.
  27. Eug. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église.
  28. « En s’alliant à un pouvoir politique, la religion augmente sa puissance sur quelques-uns a dit Tocqueville (De la démocratie en Amérique), mais elle perd l’espérance de régner sur tous. Tant qu’une religion ne s’appuie que sur des sentiments qui sont la consolation de toutes les misères, elle peut attirer à elle le cœur du genre humain. Mêlée aux passions amères de ce monde, on la contraint quelquefois à défendre des alliés que lui a donnés l’intérêt plutôt que l’amour, et il lui faut repousser comme adversaires des hommes qui souvent l’aiment encore tout en combattait ceux auxquels elle s’est unie. Si le catholicisme parvenait enfin à se soustraire aux haines politiques qu’il a fait naître, je ne doute presque point que ce même esprit du siècle qui lui semble si contraire ne lui devint très favorable et qu’il ne fit tout à coup de grandes conquêtes. »
  29. Discours prononcé à Baltimore le 18 octobre 1893 par Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul.
  30. Id.
  31. Il s’agit d’une lettre adressée à Léon xiii au mois de juin 1883 par le Président de la République en réponse à celle qu’il avait reçue du Pape ; cette correspondance, demeurée secrète, ne fut connue qu’après la mort de M. Grévy : on considéra qu’elle faisait honneur à son tact et à sa perspicacité. Le Pape avait demandé au Président d’intervenir dans la mesure du possible, pour arrêter le progrès des idées antireligieuses. « Votre Sainteté, répondit-il, se plaint avec juste raison des passions antireligieuses ; il en existe certainement, à côté des sentiments opposés de la grande majorité des Français ; mais ces passions que je repousse, peut-on méconnaître qu’elles sont nées principalement de l’attitude hostile du clergé à l’égard de la République, soit à son avènement, soit dans les luttes qu’elle a eu, depuis, à soutenir pour son existence, soit dans celles qu’elle soutient encore journellement contre ses mortels ennemis ? Dans ce funeste conflit de passions contraires, je ne puis malheureusement que fort peu sur les ennemis de l’Église : Votre Sainteté peut beaucoup sur les ennemis de la République. Si Elle daignait les maintenir dans cette neutralité politique qui est la grande et sage pensée de son pontificat, Elle nous ferait faire un pas décisif vers cet apaisement si désirable. » On remarquera que cette lettre a été écrité au printemps de 1883, et que celle de Léon xiii aux évêques français, dont il est fait mention ci-dessus, porte la date du 8 février 1884.
  32. Depuis archevêque de Paris.
  33. M. de Mun avait déjà cherché, au lendemain des élections de 1885, à fonder un parti catholique : mais il ne rencontra, pour l’aider dans cette tâche, ni l’appui des conservateurs grisés par leur demi-victoire, ni la bonne volonté du clergé.
  34. Il est à remarquer que les fondateurs de cette société s’étaient tous plus où moins réclamés de la doctrine de l’intervention de l’État ; Mgr Freppel l’avait, en 1886, demandée avec M. de Mun, dans la question de la réglementation des heures de travail dans les ateliers ; M. Chesnelong, dans celle de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes et les enfants ; M. Claudio Jannet et M. Keller, dans celle de l’établissement d’un repos obligatoire, le dimanche.
  35. Eug. Spuller, L’évolution sociale et politique de l’Église.
  36. Id.
  37. Eug. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église.
  38. « Au delà du prétoire où vous allez vous asseoir, écrivait Mgr Perraud à l’archevêque d’Aix, derrière ces magistrats qui ne seront pas médiocrement surpris de vous voir comparaître à leur barre pour être jugé, la France entière sera debout. C’est à elle que vous parlerez. » À l’issue de l’affaire, Mgr Gouthe-Soulard publia un livre intitulé : Mon procès, mes avocats. On remarqua que le télégramme qu’il avait adressé au cardinal Rampolla était demeuré sans réponse.
  39. À Saint-Merri, les conférences du Père Le Moigne sur « la solution du paupérisme, le marxisme, le possibilisme, le nihilisme », provoquèrent des désordres tels qu’il fallut les suspendre. Ces désordres se renouvelèrent à Saint-Joseph et aussi dans plusieurs villes de province, à Nancy, à Beauvais, à Marseille. Les sujets choisis, en général, participaient faiblement du caractère religieux.
  40. Dans une brochure destinée à la propagande, le même prélat avait dit : « Les confesseurs ont le devoir de refuser l’absolution aux parents qui ne tiendraient pas compte de cette défense et confieraient leurs enfants à ces écoles de perdition réprouvées par l’Église. » Mgr Gouthe-Soulard écrivait de même, en 1892 : « Vous ne devez pas oublier, mes très chers frères, que vous êtes de l’Église militante. Sans exagération, je ne crois pas que jamais elle ait subi une guerre plus habile, plus satanique, plus rouée. » Ces dernières lignes sont à rapprocher de celles-ci, écrites par Mgr Turinaz, évêque de Nancy : « Je me demande si jamais une tyrannie à la fois aussi odieuse et aussi hypocrite, aussi absurde et aussi déshonorante, a été imposée depuis dix-neuf siècles à un clergé et à un pays catholiques. » De telles exagérations confondent l’imagination.
  41. Eug. Spuller, L’évolution sociale et politique de l’Église.
  42. Lettre à l’évêque de Grenoble.
  43. La Cité de Dieu.
  44. La troisième République a compté de grands citoyens en qui on a paru voir des adversaires de la religion alors qu’ils avaient au plus haut point l’esprit chrétien. Parmi ceux-là Auguste Burdeau mérite d’être cité au premier rang.
  45. Gaston Boissier, La fin du paganisme, t. i.
  46. Rendu par Constantin (juin 313),
  47. Gaston Boissier, La fin du paganisme.
  48. À ceux qui objecteraient que les derniers dogmes catholiques sont incompatibles avec cette évolution de la pensée pontificale, on doit rappeler que le concile du Vatican (1870) a été ouvert et suspendu, mais non fermé par Pie ix, et qu’il lui reste à compléter par l’adoption du schéma De Episcopis le schéma De Summo Pontifice, qui a placé le Souverain Pontife au-dessus du corps entier des évêques et de toute l’Église. (E. Spuller, L’évolution sociale et politique de l’Église.) Il se pourrait donc que l’œuvre du concile fût reprise et modifiée dans l’avenir.