E. Dentu, éditeur (p. 178-204).


IX

EN HAUT DE LA CÔTE


« Eh bien ! ma chère Éline, j’ai suivi votre conseil, j’ai tenté de m’arracher à cette vie de servage où la miette de pain gagné me semblait si dure ; et, puisque mon corps, trop débile pour les volontés de mon âme, me condamne à végéter hors de mon cher couvent avec la flamme du sanctuaire brûlant en moi, j’ai voulu l’abriter, cette flamme pure, au creux du fiord natal, devant cette mer de Norvège que je n’avais pas revue depuis quinze ans.

« Ma rupture avec la princesse ? Oh ! brusque et bizarre, comme je devais l’attendre d’une personne aussi fantasque. En passant à Buda-Pesth, j’avais trouvé un ancien compagnon de Kossuth, patriote convaincu, tombé dans la plus noire misère, mais digne et fier sous sa guenille, un héros, un saint. Pour le secourir et l’honorer en même temps, je le fis asseoir près de moi, à la table de l’hôtel. Quel scandale ! Toutes les dames se levèrent, refusant de manger avec un mendiant, comme si le divin maître qui lavait les pieds aux pauvres n’avait pas donné vingt fois l’exemple de la sainte humilité. La plus indignée encore fut la princesse, imbue, malgré ses prétentions au christianisme libéral, de tout le despotisme de sa caste et de sa race. Après une explication violente, elle m’abandonna sans argent dans cette ville inconnue, obligée de me faire rapatrier par mon consul avec un certificat d’indigence. Cette confirmation à mon vœu de pauvreté m’eût laissée pourtant bien calme et sereine, si j’avais trouvé ici l’asile souhaité.

« Ah ! mon amie…

« D’abord une vraie joie, en arrivant, de revoir le petit village marin, ses maisons de bois, le clocher en vigie dominant les flots, et tout autour de l’église n’ayant pour vitraux que le bleu de la mer, le cimetière d’herbes folles, aux croix serrées, bousculées comme par le roulis et le vent du large. Le beau coin pour prier et vivre en Dieu, si l’on n’était distrait à tout moment par la méchanceté, la sottise, le bruit vorace du pauvre bétail humain qui broute là. Pas un reflet du ciel dans tous ces yeux, ni une pensée vers la survie. Sur le petit mur bas du cimetière, les enfants jouent, les ménagères s’asseyent pour coudre aiguisant leurs langues meurtrières ; et le dimanche soir, les belles filles, troublant la mort de chansons profanes, mènent des rondes et remuent de leurs jupes folles l’ombre entremêlée de ces croix de tombe que la lune allonge sur la plage. Mais ce que j’ai vu à la maison est encore bien plus triste.

« L’accueil des mes vieux parents fut tendre, à l’arrivée. Un doux rappel des sollicitudes d’autrefois pour l’enfant devenue femme agitait, étonnait mon père et ma mère me cherchant les premiers jours dans mes paroles, dans mes regards et les moindres activités de ma vie à leur foyer. Mais à mesure que le calme se faisait en eux, qu’ils reprenaient leurs habitudes journalières, je voyais bien qu’ils ne me retrouvaient plus ; et de mon côté, l’écart grandissait aussi. Qui a changé d’eux ou de moi ?

« Mon père est charpentier, obligé de travailler pour vivre, malgré son grand âge. Il fabrique ces maisons aux toits de bouleau qui, l’hiver, tremblent sous la neige ; il fabrique aussi les cercueils de la paroisse, mais sans trouver une pensée pieuse dans l’accomplissement de ce triste devoir. Il le berce de refrains grossiers, l’oublie dans ces mornes distractions qui font pleurer les femmes. Il y a toujours une grosse bouteille jaune sous les copeaux de l’établi. Ma mère s’est plainte d’abord, elle a supplié ; puis repoussée par des mains brutales, elle a plié sous l’injure et les coups, et l’invisible poison des choses s’est aussi infiltré en elle pour y détruire le sens divin. Ce n’est plus une femme, une mère ; c’est une esclave sans dignité.

« Je sais que je vous blesse par ces aveux, vous trouvez ma clairvoyance impie. Mais je vous l’ai dit souvent, Éline, depuis longtemps j’ai dépassé la terre, et, née une seconde fois en Dieu, je me glorifie d’avoir perdu tout sentiment humain. Écoutez le dénouement de ce drame domestique : hier matin, enfermée dans ma petite chambre, un semblant de cellule aux meubles de bois, où je me réfugie à toute heure, pour prier, méditer, écrire, vivre à genoux, ô Jésus, devant ta croix conductrice des âmes, j’ai entendu mon père (ces cloisons sont si minces) demander brutalement à ma mère ce que j’étais venue faire chez eux, puisque je ne voulais ni coudre, ni filer, ni aider aux soins du ménage. Il criait : « Va lui dire… va lui dire. »

« Un moment après, ma mère est montée doucement, elle a tourné autour de moi avec son air éternellement embarrassé, m’a grondée tout bas de ne pas m’occuper. Mes sœurs étaient mariées ; la plus jeune, en service à Christiania, trouvait moyen d’envoyer quelque petit secours aux parents. Ma santé s’améliorait, il fallait pourtant tâcher de… ou alors… Je ne l’ai pas laissée finir. J’ai pris entre mes mains ce vieux visage, dont les baisers étaient si doux autrefois à ma tête blonde ; et je l’ai baigné longuement de mes larmes, les dernières. « Et maintenant, où irai-je puisque les miens ne veulent plus de moi ? Il m’en fallait si peu cependant pour ne pas mourir. On m’offre une place à Saint-Pétersbourg. Encore une éducation, c’est à dire l’abaissement et le servage. Mais qu’importe ? Ce malheureux essai de vie familiale vient de me convaincre que le monde est mort pour moi, la famille comme le reste. Mon cœur se ferme à la terre, Éline, et rien de la douceur humaine ne le pénétrera plus… »

*

Éline recevait cette lettre d’Henriette Briss, un soir, en revenant de Port-Sauveur. Elle la lisait devant la table mise, les deux couverts en face l’un de l’autre, avec le bouquet que Mme Ebsen ne manquait jamais de poser dans le verre de sa chérie pour ce repas ensemble, une fête de chaque jour. Et, tout en attendant sa mère, elle restait immobile sans même se débarrasser de ses gants ni de sa toque, regardant cette lettre ouverte qui lui parlait des mêmes idées de mort, de renoncement, d’anéantissement en Dieu qu’on lui prêchait là-bas, pareilles dans les deux religions à la différence des termes. Dans le terrible combat qui se livrait en elle, quelle fatalité que cette voix découragée d’Henriette Briss venant s’ajouter aux paroles de Jeanne Autheman !

Une porte s’ouvrit. Sa mère rentrait. Elle cacha la lettre dans sa poche, sachant ce qu’en penserait Mme Ebsen. Pourquoi discuter, quand on ne peut s’entendre ? Comment avouer que sans avoir, hélas ! dépassé la terre, elle comprenait maintenant qu’il y eût un devoir plus haut, plus près du ciel que celui de la famille, et que ces blasphèmes ne l’indignaient plus ?

« Te voilà, Linette ?… Je ne t’avais pas vue… J’étais en bas avec Sylvanire… Y a-t-il longtemps que tu es là ?… mais défais-toi donc… »

Éline paraissait si lasse, si épuisée, comme chaque fois qu’elle revenait de Port-Sauveur ; elle se débarrassait de son chapeau avec tant de nonchalance, sans même un coup d’œil à la glace pour voir si elle n’était pas décoiffée, et à table elle mangeait si peu, distraite, répondant à peine aux tendres encouragements de sa mère, que celle-ci commença à s’inquiéter.

Comme toujours en été, elles dînaient, la fenêtre ouverte sur le jardin, et l’on entendait des cris, des rires, mêlés à ces gazouillements éperdus que les oiseaux jettent en adieu au soleil couchant.

« Tiens ! M. Aussandon a ses petits-enfants aujourd’hui. C’est une fatigue pour ce pauvre homme… Mme Aussandon est en voyage… Il paraît que le major va se marier. »

Une invention de la bonne dame, ce mariage ; un moyen de savoir s’il ne restait pas, par hasard, à Éline un petit sentiment au fond du cœur. Elle était si froide depuis quelques jours avec Lorie. Mais au regard en dessous de sa mère, Éline répondait un « Ah ! » d’une franche indifférence. Non, ce n’était pas cela.

Alors Mme Ebsen se tourmentait davantage. Elle examinait ces beaux yeux cernés d’un halo bleuâtre, ce visage qui s’effilait sous le menton et perdait sa fraîche rondeur adolescente. Décidément il se passait chez sa petite quelque chose d’extraordinaire. Elle essayait de la questionner sur ses journées de Port-Sauveur, sur les heures de classe ou de récréation.

« Comme ça, l’école est tout près du château, et tu ne vas que de l’un à l’autre ?… Mais tu ne prends pas du tout d’exercice, ma chérie… C’est épuisant, cinq heures de classe, sans bouger… Au moins tu es allée voir Maurice à l’écluse ?… »

Non, elle n’y était pas allée. Et Mme Ebsen se répandait en plaintes compatissantes sur ce pauvre petit, un peu délaissé au milieu des joies et des préparatifs du mariage… « Son père trouve qu’il est mieux là-bas pour ses études navales ; mais vraiment je ne vois pas trop ce qu’il peut apprendre… Ah ! ma fille, quel bien tu vas faire dans cet intérieur ! Quelle belle tâche pour une femme bonne et sérieuse comme toi ! »

Bien sérieuse en effet, puisque rien ne pouvait la tirer de cet engourdissement, indifférence ou fatigue, qui la laissait à table, le repas fini, fixant au delà de la houle des arbres, vers le même point du ciel couleur d’or, une rêverie qui ne finissait pas.

« Sortons un peu, veux-tu, fillette ?… Il fait si bon… Nous prendrons Fanny en descendant… »

Éline commença d’abord par refuser ; puis devant l’insistance de sa mère : « Tu le veux ?… Eh bien ! allons… » fit-elle avec le ton d’une résolution prise, d’un sort jeté sur une grave décision.

En ces beaux soirs d’été, le parterre du Luxembourg, tout ce côté du jardin qui touche à l’ancienne pépinière dont il a gardé des arbustes, ressemble – avec ses plantations en corbeilles, ses clématites du Japon enroulant leurs lianes et leurs clochettes de pourpre en girandoles, avec ses massifs de yuccas et de cactus sortis des serres, ses statues aux blancheurs vibrantes – à un parc vert et soigné, fraîchement arrosé pour le plaisir des promeneurs. Rien de la poussière des grandes allées, rien de la rumeur du boulevard Saint-Michel. Ici les moineaux se baignent dans le sable, volant au ras de l’herbe, en compagnie des gros merles familiarisés par les miettes du goûter des enfants.

De toutes les rues voisines, il vient après le dîner dans ces allées tournantes, vers le rucher modèle et les arbres fruitiers en bouquets, en quenouilles, en espaliers au vent, une population bien différente de celle qui hante les terrasses : des petits rentiers, des ménages, des femmes qui apportent leur ouvrage ou leur livre, et, le dos tourné à l’allée, le visage à la verdure, épuisent jusqu’au dernier filet de jour ; des gens qui marchent le nez sur un journal, et des volées d’enfants s’appelant, se poursuivant, ou tout petits, essayant leurs premiers pas, et dehors, à cette heure tardive, parce que la mère travaille tout le jour.

Lorie ayant installé le pliant de Mme Ebsen devant une bordure d’iris dont elle aimait les teintes satinées et le parfum aquatique, proposa à Éline de marcher un peu. Elle accepta vivement, fiévreusement, au contraire des autres jours où elle semblait éviter un tête à tête. Le pauvre homme ne cachait pas sa joie. Il prenait une allure fière qui le rajeunissait, tandis qu’ils s’éloignaient dans le jardin anglais et croisaient d’autres couples, des fiancés peut-être comme eux. S’épuisant en belles phrases, il remarquait à peine le mutisme de la jeune fille, qu’il prenait pour une réserve, plus grande maintenant que le mariage approchait. Car, sans que le jour fût fixé encore, on avait dit : « Aux vacances, » pour, que les élèves parties, les cours fermés, on eût le temps d’une installation. Aux vacances ! et l’on était en juillet…

Ah ! le beau juillet rayonnant de soleil et de promesses. L’amoureux en était ébloui, aveuglé, comme ces vitres, au couchant, qui flamboyaient entre les branches, là-bas vers le boulevard, et faisaient à leur promenade un horizon illuminé.

« Non… joue devant… » dit Éline à la petite Fanny venant se serrer contre elle. L’enfant obéit, se remit à courir dans le vol des hirondelles et les pépiements des pierrots qui sautillaient jusque sous les pas des promeneurs, allaient des arbustes aux statues, sur la crinière du lion de Caïn ou le doigt levé de la Diane. Le jour descendait. Des ombres lilas couraient à terre. Éline les suivait, le regard baissé, et, tout à coup :

« J’ai appris quelque chose qui m’a fait de la peine… Il paraît que Maurice se prépare à sa première communion… »

En effet, Maurice venait d’écrire à son père qu’il allait au catéchisme à Petit-Port et que le curé était tout fier d’avoir un communiant cette année. Mais en quoi cela pouvait-il la fâcher ?

« On devait m’en avertir d’abord, » dit-elle sévèrement, « et je ne l’aurais pas permis… Puisque je dois être la mère de ces enfants, puisque vous voulez que je les guide dans la vie, j’entends qu’ils aient la même religion que moi, la seule, la vraie… »

Était-ce bien Lina, la charmante fille au placide sourire, qui parlait de ce ton sec et volontaire ? Était-ce bien elle encore qui disait « Va-t-en » d’un geste dur à l’enfant revenue vers eux et s’arrêtant, saisie du changement de leurs voix et de leurs figures ? Le jardin tout autour semblait transformé, lui aussi, agrandi, plus vague, les fenêtres au lointain mourant une à une sous le crépuscule bleu qui montait. Subitement, Lorie se sentit gagné d’une tristesse qui lui laissait à peine la force d’un essai de débat devant la froide résolution d’Éline. Pourtant elle était trop raisonnable pour ne pas comprendre… Il y avait là un scrupule, un cas de conscience… Les enfants étaient catholiques comme leur mère, et ne fût-ce que par respect pour la morte… Elle l’interrompit sèchement :

« Il faut choisir… je ne saurais engager ma vie dans ces conditions, avec des différences de foi, de culte, et la discorde pour l’avenir. – Éline, Éline, quand on s’aime bien, le cœur n’est-il pas au-dessus de tout cela ?

– Il n’y a rien au-dessus de la croyance… »

La nuit était venue, les oiseaux se taisaient dans les arbres ; les passants, devenus plus rares, s’écoulaient au battement lointain de la retraite par l’unique sortie encore libre, pendant qu’à l’horizon la dernière fenêtre s’éteignait. De Lina, Lorie ne voyait plus que deux grands yeux qu’il reconnaissait à peine, tant leur fixité ressemblait peu à la douceur du sourire ami.

« Je ne vous parlerai plus de ceci, » dit-elle… « maintenant vous connaissez mes conditions… »

La mère, trouvant qu’ils s’attardaient, s’approcha d’eux avec Fanny : « Allons… Il faut rentrer… C’est dommage, quelle belle soirée… » et elle continua à parler toute seule pendant le trajet qu’ils faisaient côte à côte en apparence, mais si loin, comme déliés.

« À tout à l’heure… Vous allez venir ?… » dit Mme Ebsen au bas de l’escalier. Lorie rentra chez lui sans oser répondre, et laissa l’enfant prendre ses livres et monter seule. Elle redescendit presque aussitôt, pouvant à peine parler, tant son petit cœur était noyé de sanglots.

« Voilà… Il n’y a plus de leçons… Made… Mademoiselle m’a renvoyée, elle ne veut plus être ma maman… oh ! mon Dieu… »

Sylvanire la prit, l’emporta dans sa chambre, toute suffocante et pleurante. « Tais-toi, ma mie… pleure plus… Je ne te quitterai jamais, moi… Entends-tu ?… Jamais. » On eût dit qu’il y avait une joie dans la grosse étreinte et les baisers bruyants de la servante, heureuse d’avoir reconquis son enfant et pressentant la rupture comme elle avait deviné l’amour.

Un instant après, Mme Ebsen arriva, bouleversée :

« Eh ! bien, mon pauvre Lorie ?…

– Elle vous a dit, n’est-ce pas ?… voyons, est-ce que c’est possible ?… moi, encore, je ne dis pas… je l’aime tant, je ferais tout pour lui plaire… Mais ces enfants… Quand je sais les idées qu’avait leur mère. Je n’ai pas le droit… Je n’ai pas le droit… Et renvoyer Fanny comme elle a fait… Elle en pleure encore, la pauvre petite… Écoutez.

– Éline aussi pleure là-haut… Elle s’est enfermée dans sa chambre, pour que je ne lui parle pas… Comprenez-vous ça, m’empêcher d’entrer ?… Nous qui n’avons jamais eu rien de secret l’une pour l’autre. »

Et, remuée dans son apathique et tendre nature, la bonne femme répétait toujours : « Mais qu’est-ce qu’elle a ?… Qu’est-ce qu’elle a ?… » On lui avait changé sa fille. Plus de piano, plus de lecture, une indifférence pour tout ce qui lui plaisait autrefois. À peine si elle consentait à sortir un peu. « Tenez ! ce soir, j’ai dû la forcer… avec ça elle est pâle, elle mange mal… moi, je crois que c’est la mort de sa grand’mère…

– Et Port-Sauveur… et Mme Autheman… » dit Lorie d’une voix grave.

« Vous pensez ?…

– Je vous dis que c’est cette femme… C’est elle qui nous prend notre Lina.

– Oui, peut-être… vous avez raison… » Mais ils payaient si bien, ils étaient si riches ; et devant les hochements de tête du pauvre amoureux, que ces considérations ne touchaient guère, elle concluait : « Allons, allons, tout ça s’arrangera… » comme lorsqu’on veut s’illusionner et attendre son malheur les yeux clos.

Toute la nuit et le lendemain au bureau, pendant sa machinale besogne de subalterne, Lorie s’affermissait dans sa résolution de ne pas céder. Ce travail consistait à dépouiller les journaux, à en extraire le moindre article, le mot, où l’on parlait de son ministre, avec le nom de la feuille consigné en marge. Ce jour-là, tout au drame de son existence, il expédiait à la hâte son affaire, distrait par deux ou trois brouillons d’une lettre à Lina, difficilement élaborée au milieu des platitudes et des rires venus des pupitres de ses collègues, quand, dans l’après-midi, on l’appela chez son directeur.

Ce n’était plus Chemineau, depuis déjà quelque temps. Continuant sa montée rapide, l’ancien préfet d’Alger avait pris au même ministère la direction de la sûreté, et même l’on parlait de lui pour la préfecture de police. « Chemineau chemine, » disait-on dans les bureaux. Celui qui le remplaçait, un divisionnaire à coups de sang, fit à son employé une scène épouvantable… Avait-on jamais vu ?… À Son Excellence, un manque de respect pareil !…

« Moi ?… j’ai manqué ?…

– Mais certainement… Monsieur se permet des abréviations, Monsieur écrit Mon. Univ. pour Moniteur Universel… Espériez-vous donc que le ministre comprendrait ?… Il n’a pas compris, Monsieur. Il ne pouvait pas, il ne devait pas comprendre… Ah ! prenez garde à vous, Monsieur l’ancien Seize-Mai ! »

C’était le dernier coup sur un homme à terre. Il en resta comme ahuri jusqu’au soir, se disant que Lina perdue pour lui emportait aussi son étoile. Ce fut bien pis, quand il apprit, en rentrant, que Fanny n’avait pas mangé de la journée, qu’elle était restée à attendre à la vitre le retour de Mademoiselle, sans qu’à ses appels de « Maman… Maman… » Éline eût daigné retourner la tête « Ça, monsieur, c’est méchant… » disait Sylvanire indignée… « Notre enfant peut en devenir malade… » Puis, avec un peu d’hésitation : « Je pensais… Si Monsieur voulait… Nous irions toutes deux passer un bout de temps à l’écluse… Son frère, le grand air, ça la remettrait.

– Faites, faites… » dit Lorie découragé.

Le dîner fini, il entra dans sa chambre essayer d’un peu de classement pour se distraire. Comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps, il secouait la poussière des cartons, ayant peine à se reconnaître dans ce système de numéros et de renvois avec lequel l’administration complique ses moindres paperasses et qu’il avait adopté pour ses rangements intimes. Malgré tout, sa pensée ne pouvait s’attacher à ce qu’il faisait, et montait d’un étage à tout instant, vers cette Éline impitoyable dont il suivait les pas légers, de la croisée à la table, du piano à la place de grand’mère, chaque angle dégarni de la pièce où il se trouvait lui figurant le même au-dessus, mais orné, coquet, aimable aux yeux.

Il songeait, le pauvre homme, et sa conscience s’agitant aux mouvements de son cœur, il en arrivait aux compromis, aux subterfuges. C’était assez juste, après tout, ce qu’elle demandait là : son mari, ses enfants, elle-même, unis devant le même Dieu, – puisqu’il y en a plusieurs, paraît-il, – et le lien pieux consolidant la famille. D’ailleurs, l’État reconnaissait cette religion comme l’autre. Et pour le fonctionnaire c’était là un point essentiel…

Dans l’intérêt même de ses enfants, où leur trouverait-il une mère plus tendre, plus sensée, plus mère ? Et s’il renonçait à un second mariage, ils seraient donc pour jamais laissés à leur bonne. Maurice, encore, on était sûr de sa vocation, de son avenir ; mais Fanny… Il se la représentait telle qu’elle lui était revenue d’Algérie, avec les mains rouges, un gros châle comme Sylvanire, la coiffure, l’humble attitude, l’odeur d’une enfant pauvre…

Éperdu, il appela à son secours le souvenir de sa chère morte. « Aide-moi… conseille-moi… »

Mais il avait beau l’évoquer, il ne pouvait plus la voir ; et toujours à sa place se dressait l’image blonde et rose, toute jeune et tentante, d’Éline Ebsen. Même cela, la mémoire du premier bonheur, elle lui avait tout pris. Ah ! méchante Lina.

Décidément, ce soir-là, le classement n’avançait guère. Lorie vint s’accouder à sa fenêtre ouverte. En face, de l’autre côté du jardin, la fenêtre d’Aussandon, éclairée aussi, lui montrait la silhouette du doyen penché sur son bureau. Jamais il n’avait parlé à ce grand vieillard, qu’il rencontrait et saluait souvent, ferme et droit sous ses soixante et quinze ans, les cheveux et la barbe en collier tout blancs et crépus autour d’une bonne physionomie spirituelle ; mais Mme Ebsen lui avait raconté cette existence glorieuse, et il en savait les moindres détails.

Cévenol et paysan, sans aucune ambition, Aussandon, s’il eût été seul, n’aurait jamais quitté sa première cure, à Mondardier dans le Mézenc, son temple en pierre noire du pays, sa vigne, ses fleurs, ses abeilles, qu’il aimait à soigner dans les intervalles du culte, appliquant la même douceur d’âme au sacerdoce et au jardinage, trouvant un sermon sous sa bêche comme il semait le grain du haut de sa chaire.

Le dimanche, les offices du village terminés, il avait un prêche dans la montagne pour les bergers, les bûcherons, les fromagers. Trois marches en bois au delà de toute culture, au delà des sapins et des châtaigniers, dans cette zone élevée où rien ne pousse, où rien ne vit plus que des mouches. Ses plus beaux discours, familiers et grands, furent parlés là pour ces pauvres, en vue d’un horizon pastoral d’où l’humanité civilisée semblait absente, les sonnailles des troupeaux dispersés sur les pentes s’éloignant, se rapprochant, et secouées au cou des bêtes qui paissaient, répondant seules à la voix du pasteur. Cet accent des hauteurs rafraîchissant et fier, cette âpreté de parole où le patois faisait souvent image et flattait l’auditoire, Aussandon ne les perdit jamais et leur dut plus tard sa gloire de prédicateur à Paris. Le sermon fini, il dînait dans une hutte, d’un plat de châtaignes, et redescendait accompagné de tout un peuple chantant des versets, quelquefois dans un de ces formidables orages de montagne, dont les roulements, la grêle et le feu, éclatant à la fois sous ses pieds et sur sa tête, l’enveloppaient comme le Moïse de la Bible.

Il aurait voulu rester toujours ignoré dans ce coin de nature, mais Mme Aussandon ne le permit pas. Cette terrible petite femme était la fille d’un percepteur des environs, rose et dorée comme un plein-vent, avec des allures actives et proprettes de demoiselle de village, des yeux vifs, une bouche en avant aux lèvres relevées, aux dents saillantes et pointues d’un doguin bon enfant, mais ne lâchant pas le morceau. C’est elle qui menait son mari, l’excitait, le harcelait, ambitieuse pour lui, surtout pour leurs garçons nombreux comme les glands sur un chêne. Elle le fit nommer d’abord à Nîmes, puis à Montauban, puis à Paris où elle le conduisit enfin. Sa science, son éloquence, étaient bien à lui, mais Bonne, ainsi qu’il appelait sa femme quand il essayait de la retenir, Bonne le mit en lumière, fit malgré lui sa position et sa fortune.

Économe pour deux, – car Aussandon, au village, donnait tout, linge, vêtements, jusqu’au bois de son feu qu’il jetait aux pauvres par la fenêtre quand sa femme emportait la clef du bûcher, – elle éleva à la dure ses huit garçons, mais on ne vit jamais un trou à leurs souliers ni à leurs pantalons qu’elle raccommodait aux veillées, toujours une couture ou un tricot à la main, en parlant, en marchant, ou plus tard en wagon, en diligence, dans ses voyages pour aller voir son petit monde dispersé dans toutes les écoles où elle eut des bourses. Cette activité dont elle était possédée, elle l’exigeait des autres et ne laissa son mari tranquille que lorsque les huit garçons furent casés, mariés, les uns à Paris, les autres un peu partout en France ou à l’étranger. Et il en avait fallu pour cela, des enterrements et des mariages, des cérémonies mondaines et fatigantes, pour lesquelles on recherchait le pasteur Aussandon qui avait su se faire une place à part entre les Orthodoxes et les Libéraux, au-dessus des partis et des rivalités.

Le pauvre grand homme eut plus de gloire et d’occupations certes qu’il n’aurait voulu, regrettant sans cesse la largeur de temps et d’espace dont il disposait à Mondardier, et ses sermons sur la montagne. Enfin on le nomma à la faculté de théologie, et sa femme lui permit alors de se contenter de son cours, de reprendre dans leur petite maison de la rue Val-de-Grâce sa vie calme et contemplative du Mézenc. « En haut de la côte !… » C’est ainsi qu’il exprimait son bien-être présent gagné par tant de peines, de privations morales, et dont il jouissait en gourmet de la vie, malheureux seulement quand son cher tyran le quittait et courait les routes malgré son âge pour aller voir un des garçons.

Ni distances ni fatigues, rien ne la rebutait, la petite vieille. Tantôt Paul le major, aux grandes manœuvres, la voyait apparaître au milieu du camp, se débrouillant dans les numéros des bataillons, des compagnies, courant aux portes des tentes. Tantôt l’ingénieur de Commentry, à l’entrée des galeries noires, l’aidait à descendre du panier des mineurs. « Tiens ! voilà maman… »

En ce moment encore, la mère Aussandon était en voyage. Sans cela jamais le doyen n’eût travaillé si tard à sa fenêtre ouverte. Il préparait sa leçon du lendemain, calme, recueilli ; et cette idée qu’il était seul engagea tout à coup Lorie à venir le trouver. Il n’eut que le jardin à traverser ; un coup léger à la porte, et le cabinet de travail s’ouvrait, confortable, tapissé de livres non reliés, un grand portrait de Mme Aussandon au-dessus du bureau, surveillant de ses yeux attentifs et de son sourire prêt aux gronderies le travail de l’excellent homme.

Tout de suite, sans trop de phrases, Lorie dit ce qui l’amenait. Il voulait se convertir, lui et ses enfants, à la religion réformée. Il y songeait depuis longtemps, et maintenant c’était pressé, très pressé. Qu’y avait-il à faire ?… Aussandon sourit doucement, le calma du geste. Pour les enfants, on n’avait qu’à les envoyer à « l’école du dimanche ». Lorie, lui, devait connaître à fond ses nouvelles croyances, étudier, comparer, s’habituer à juger et à voir de ses yeux, puisque cette religion de vérité et de lumière le permettait, le commandait à tous ses fidèles. Le doyen l’adresserait à un pasteur, car lui-même était vieux, fatigué… On ne l’eût pas dit à cette prestance fière, à cette parole solide qui déconcertait le flottant et faible Lorie… Oui, bien vieux, bien las, en haut de la côte !

Il y eut un silence et comme une gêne entre eux. Lorie détournait les yeux, un peu troublé de sa démarche. Le doyen, devant son bureau, regardait sa page blanche qui l’excitait à penser.

« C’est pour Éline, n’est-ce pas ? » dit-il au bout d’un instant.

« Oui.

– Elle exige cela de vous ?

– Elle, ou du moins ceux qui la font agir.

– Je sais… je sais… »

Il savait. Il avait vu la voiture de Mme Autheman s’arrêter souvent devant la porte ; il connaissait la femme, et les menées dont elle était capable.

Si Bonne ne le lui avait pas défendu, il eût depuis longtemps prévenu la mère. Encore à présent, pénétrant jusqu’au fond du drame que Lorie ne faisait qu’entrevoir, il aurait eu bien envie de parler. « Oh ! oui, je la connais, cette Jeanne Autheman. C’est la femme qui brise et qui détache, l’être sans cœur et sans pitié. Partout où elle passe, les larmes, la désunion, la solitude. Avertissez la mère, car ce n’est pas de vous seulement qu’il s’agit. Qu’elle emmène Lina, bien vite, bien loin. Qu’elle l’arrache à cette morte vivante, à cette mangeuse d’âmes, froide comme la goule des cimetières… Peut-être en est-il encore temps… »

Aussandon pensait tout cela, mais il n’osait le dire, à cause de la petite vieille qui était là devant lui, droite dans son cadre, le tenant en arrêt avec son regard prudent de paysanne et sa mâchoire de petit doguin, prête à lui sauter dessus s’il avait parlé.