L’Étourdi, 1784/Première partie/3

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 11-18).

LETTRE III.

Plus vrai que vraiſamblable.


DEpuis le départ d’Euphroſine qui, deux jours après les noces, était allée dans la ville qu’habitait ſon mari, je faiſais tous mes efforts pour l’oublier, ils étoient inutiles. Tout me retraçait des momens qui n’étaient plus, & des feux qui ne devaient plus être. Telle eſt, mon cher Deſpras, la force de nos premieres inclinations, ſurtout lorſqu’elles ont été heureuſes ! Elles impriment profondément dans notre ame, l’image de l’objet qui les a fait naître ; & tous les moyens dont l’eſprit uſe pour les effacer, ſont ſuperflus. Le ſouvenir des plaiſirs dont on a joui, eſt un burin qui l’y grave davantage. Ce n’eſt que dans une paſſion nouvelle qu’on peut trouver l’oubli des douleurs de l’abſence & cette paſſion ne naît ordinairement que quand le temps & l’éloignement ont affaibli la premiere ; ou il faut des charmes dont on n’ait aucune idée pour produire cette révolution. Je ne tardais pas de l’éprouver.

Un jour que je me promenais dans un petit bois proche de la ville, & vulgairement appellé l’allée des ſoupirs, le bruit d’une voiture qui roulait ſur la grande route qui traverſe ce bois, ſuſpendit un inſtant la rêverie dans laquelle j’étais plongé ; & par une ſuite de ma diſtraction, plutôt que par un mouvement de curioſité, je jetai mes regards dans la voiture. Mais qu’éprouvais-je ? Quelles émotions délicieuſes ſe ſuccéderent dans mon ame, à la vue d’une femme qui occupait le fond du caroſſe ! Un trouble agréable, mais qui m’étoit inconnu, s’empara de tous mes ſens. Que te dirais-je, mon cher Deſpras ? Le charme irréſiſtible de l’expreſſion qui brillait dans ſes yeux, ſe rendit maître de mon cœur, & en arracha, par ſa force ſupérieure, l’image d’Euphroſine.

Qu’on ne nous diſe point qu’un amour auſſi prompt n’entra jamais dans le cœur humain ? Pour quiconque aura vécu dans le monde, cette paſſion n’aura rien de merveilleux. Ces accès de délire ſont arrachés aux cœurs les plus agités par les paſſions, & les moins faits pour aimer. Ce ſont des coups de ſoleil qui percent dans des temps nébuleux.

Je ſuivis la voiture ; & mon premier empreſſement fut de m’informer du nom de la perſonne à qui elle appartenait. J’appris que c’était au Comte de Larba, qui arrivait de Paris, où il avait épouſé cette jolie & jeune femme qui était avec lui, & qu’ils venaient paſſer l’hiver à **. À ces bonnes nouvelles, qu’on ſe peigne ma joie, mes tranſports. J’avais un cœur pour la douleur ; il ne fut que pour le plaiſir, & l’amour & l’eſpoir, alimens de l’ame, vinrent ranimer la mienne prête à dépérir.

Qui m’eût dit quelques inſtans auparavant que j’oublierais l’aimable de Therfort, j’aurais été capable de le poignarder. Mais notre fragilité ne dépend que trop des circonſtances où nous nous trouvons. Auſſi n’ai-je jamais fait aux femmes un crime de leur légéreté. La fidélité n’eſt qu’une vertu inutile, elle ceſſe même d’être vertu quand, loin de nous rendre heureux, elle altere notre bonheur.

J’adorais Madame de Larba, & j’en étais réduit à la frugalité Eſpagnole ; le bonheur de la voir ne m’était permis qu’à l’égliſe ou au ſpectacle. Là j’avalais à longs traits ce poiſon brûlant que ſes charmes faiſaient paſſer dans mes veines, & mon ame était quelquefois dans un ſi vif mouvement de plaiſir & d’impatience, qu’elle tentait de franchir les barrieres que le corps lui oppoſe, pour voler ſur les levres de ma chere Comteſſe, s’y pénétrer de la plus douce volupté : mais ne trouvant aucune iſſue, elle ſe répandait dans toute ſa priſon, & accablée de ſes efforts, elle ſe trouvait anéantie.

Je n’aurais certainement pas pu réſiſter au feu qui me dévorait, ſi le tendre amour qui veille au bonheur des amans n’eût pris pitié de moi, en me ſuggérant l’un des plus ſinguliers expédiens dont on ſe ſoit jamais ſervi.

Le premier jour d’Avril eſt conſacré par l’uſage à s’amuſer aux dépends d’autrui, en cherchant à lui donner quelque leurre. Ce fut à cet uſage auquel j’eus recours ; il me tira de l’état de langueur dans lequel je dépériſſais, en me fourniſſant l’occaſion de faire connaiſſance avec l’objet que j’idolâtrais en ſecret, & auquel je n’avais jamais pu parvenir de me faire préſenter ; ma ſociété étant totalement étrangere à la ſienne.

Midi ſonne, je m’arme de courage & d’effronterie ; l’amour & le malheur donnent, à ce qu’on dit, de l’éloquence & de la hardieſſe ; je me préſente donc hardiment chez Madame de Larba. On m’annonce ; elle conſent à me recevoir, quoiqu’elle fût à ſa toilette, & dans un déshabillé où la décence ne préſidait point.

Je me rends à vos ordres, Madame, lui dis-je, en filant un ſoupir, & en dévorant des yeux quelques attraits qui étaient à découvert ; que voulez-vous dire me demanda vivement Madame de Larba toute étonnée de me voir & de m’entendre tenir un tel propos ? Expliquez-vous, Monſieur ; vous vous annoncez chez moi ſous le nom d’un de mes parens, Officier dans votre Corps ; que ſignifie cette ruſe & cette audace ? Ce n’eſt ni ruſe ni audace, repliquai-je en baiſſant les yeux, & un peu déconcerté ; je n’ai emprunté le nom de perſonne, c’eſt le mien qu’on vous a dit, ou on l’aura mal prononcé, pu je ſuis aſſez heureux pour qu’il ſoit le même de celui de votre parent, & ſi j’oſe me préſenter chez vous, Madame, c’eſt ſur la confiance que c’était par votre ordre, du moins me l’a t-il été dit ainſi par un laquais qui eſt venu chez moi ce matin, & qui s’eſt annoncé pour être du nombre de vos gens. Je vous aſſure, Monſieur, me répondit la Comteſſe, que je n’ai envoyé perſonne chez vous, que je ne ſuis point aſſez heureuſe de connaître ? On ſe fera ſans doute mépris, ou vous aurez mal entendu. Victoire, dit-elle à ſa femme de chambre, informez-vous ſi quelqu’un de mes gens a paſſé chez Monſieur, & par quel ordre. Je rends grace à la mépriſe, dis-je avec un air reſpectueux, & je la chéris par le bonheur qu’elle me procure. Faible bonheur, répondit Madame de Larba ; Victoire qui entra & qui vint confirmer ce que je ne ſavais que trop, m’empêcha de pourſuivre, on manqua faire culbuter tout le fruit de mon audace. Cependant m’étant remis, je dis, avec un ton humble, qu’on avait voulu ſans doute me donner un poiſſon d’Avril, & que c’était une eſpiéglerie de quelqu’un de mes camarades… Ah ! ah ! ah ! interrompit la Comteſſe en éclatant de rire, c’eſt aſſurément cela, aſſurément ce ne peut être autre choſe qu’un tour qu’on vous a joué. Il eſt bien agréable, Madame, d’en eſſuyer de pareils ; & il ſerait bienheureux pour moi s’il me procurait la permiſſion de vous faire ma cour. Il dépendra de vous d’en jouir répondit Madame de Larba, après m’avoir fixé & toiſé de l’œil. Son mari qui entra dans ce moment m’empêcha de répondre à la faveur qu’on venoit de m’accorder. Elle lui raconta mon aventure ; nous en rimes tous trois : enſuite je ſortis fort content, comme on ſe l’imagine bien du ſuccès heureux de mon ſtratagême qui avait failli ne pas me réuſſir.