L’Étourdi, 1784/Première partie/4

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 19-24).

LETTRE IV.

Comment il faut réveiller les Dames.


UNe taille fine & légere, un port noble, un extérieur éveillé, des yeux vifs & tendres, une bouche qui, malgré la petiteſſe, laiſſe voir des dents plus blanches que l’ivoire. Un air d’expreſſion répandu dans toutes les manieres, beaucoup de douceur dans le ſon de la voix, un menton dont le contour a été deſſiné par la main des Grâces ; une forêt de cheveux châtains flottans ſur un cou d’albâtre ; deux monts que l’amour a arrondi ſur le modele de ceux de ſa mere. Un pied & une jambe qui donnent l’idée la plus avantageuſe de ce qu’on ne voit pas. Beaucoup de vivacité dans le caractere ; un penchant décidé pour les plaiſirs ; entiere dans ſes deſirs comme dans ſes idées, voilà le portrait de la Comteſſe de Larba.

Fais-moi grace de celui de ſon mari, & contente-toi de ſavoir qu’il était amoureux & jaloux contre tout uſage qui défend aux maris d’aimer leur femme, & de s’oppoſer à ce qu’elles prennent du goût pour quelque autre, comme ſi le ſentiment dépendait de nous, & qu’il fût en notre pouvoir de le maîtriſer.

Heureuſement je n’eus pas beſoin de grands efforts pour lui ôter toute eſpece d’allarme ſur mon compte ; ma jeuneſſe, ou plutôt mon air enfantin, me mettait à l’abri du ſoupçon ; il prit même tant d’amitié pour moi, qu’il ſemblait ſavoir gré à ſa femme de toute celle dont elle me comblait.

La Comteſſe de ſon côté, pour répondre aux intentions de ſon mari, me recevait avec une liberté & une aiſance décorée d’une certaine petite ſupériorité douce qu’on s’imaginait avoir en vertu de cinq ou ſix ans qu’on avait au deſſus de M. l’aſpirant[1] qui n’en avait que ſeize. C’était mon petit ami, mon petit éleve, enfin mille petits noms qui ne ſortaient de la jolie bouche, que pour augmenter ſur ſes joues de lys le coloris de la roſe que la nature y a placée, & qui ne venoient frapper mon oreille que pour produire ſur moi le même effet, & cauſer une étrange émotion dans tout mon être.

Je ſaiſiſſais avec avidité tous les inſtans où ſon mari n’était point avec elle, pour la fixer avec ardeur. Mais dans le tête-à-tête j’étais d’une timidité que je ne concevais pas, & que je n’avais point eu avec Euphroſine. Apparemment que nos affections reſſemblent à ces vils eſclaves qui n’oſent lever les yeux ſur le Deſpote auxquels ils appartiennent, tant qu’il appeſantit leur joug ; mais qui deviennent hardis, entreprenans dès qu’il commence à alléger leurs chaînes.

Quand j’y penſe à préſent, il devait y avoir quelque choſe de riſible dans mes regards. J’avais un air, moitié libertin, moitié modeſte, qui devait être fort réjouiſſant pour la Comteſſe, auſſi elle s’amuſait de ma timidité, & voyoit bien qu’il fallait qu’elle ſe chargeât de certains préliminaires qu’il n’était pas poſſible que le reſpect ridicule que le peu d’expérience me donnait pour elle, me fit ſurmonter. Une migraine affreuſe ſeconda à merveille ſes intentions, & mes deſirs ; je dis ſes intentions, malgré qu’elle n’ait jamais voulu en convenir, parce que je crois trop connaître à préſent les femmes, pour ne pas être convaincu que la curioſité ſeule aurait déterminé Madame de Larba à m’accorder un tête-à-tête duquel j’eus pu tirer parti. Quoi qu’il en ſoit, elle ne fut viſible pendant une après-dîner que pour ſon petit ami qui avoit l’habitude d’aller chaque jour lui faire ſa cour à l’heure où l’on vient de quitter la table.

Je la trouvai dans ſon boudoir, dont les volets à demi fermés, & les rideaux tirés formaient ce petit jour qui ſemble inventé par l’amour, d’accord avec la pudeur, pour favoriſer l’amant qui preſſe, & ſurprendre l’amante timide, en lui ſauvant, pour ainſi dire, la honte de ſa défaite.

Elle était couchée toute de ſon long ſur une ottomane, couleur de feu ; ſa tête penchoit du côté gauche ſous ſon bras : le droit était étendu le long de ſa cuiſſe qui ſe trouvait preſque toute découverte ; la jambe qui pendait, relevant par ſon attitude les voiles qui l’auraient dérobée aux regards. Sa gorge à demi nue ſemblait par ſon agitation, vouloîr rejeter tout-à-fait un mouchoir, pour expoſer aux amoureux larcins les tréſors qu’il cachait. Une gaze légere lui couvrait totalement le viſage ; un livre à demi ouvert était à ſes côtés ; elle dormait ou du moins je le crus.

Je reſtai un inſtant perplexe entre la timide délicateſſe, & les brûlans tranſports de l’amour ; mais ce Dieu appella le plaiſir à ſon ſecours ; il arriva ſon ſceptre à la main, & en me livrant aux deſirs, il bannit mes ſcrupules.

Après avoir doucement écarté la gaze qui m’empêchait de coller mes levres ſur ſa bouche vermeille. J’oſai y cueillir un baiſer… baiſer de feu ! qui fit éprouver à mon ame un frémiſſement délicieux… Vénus me donna le ſignal ; je me mis en état de faire des libations à cette Déeſſe. Quant à ma belle dormeuſe, je ne la remuai point du tout, la ſituation était trop bonne ; je levai ſeulement un peu plus haut le voile, pour avoir plus à découvert l’autel ſur lequel j’allais faire mes offrandes.

Déjà j’avais fait le ſacrifice ſans que Madame de Larba y eût été ſenſible, ou plutôt ſans que je m’en fuſſe apperçu ; mais comme je le réiterais, elle ſe réveilla dans le moment de l’oblation, en jetant deux ou trois ſoupirs mal articulés, & en ſe frottant les yeux comme ſi elle fut ſortie d’un long & pénible ſommeil.

Il était temps, Madame, lui dis-je ; elle fit l’étonnée, joua la déſolée, & voulut ſe fâcher. J’eus de l’humeur à mon tour, & la menaçai de la percer du poignard que je tenais encore hors du foureau ; à ce prix mon pardon fut accordé ; nous le ſcellames, & fumes tous les deux contens.



  1. L’on nomme ainſi les jeunes Gentilhommes deſtinés par la Cour pour être reçus Officiers dans le Génie ou dans l’Artillerie, & qui ſont à une école pour étudier les Mathématiques.