L’Étourdi, 1784/Première partie/2

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 5-11).

LETTRE II.

Les abſens ont toujours tort.


NAnlo était amoureux d’une penſionnaire au couvent de … & ſa paſſion était d’autant plus vive qu’il ſe croyait aimé. L’ordre qu’il reçut de ſe rendre à Paris pour y ſubir ſon examen, l’obligea de me confier ſon amour, & de mettre entre mes mains les intérêts de ſon cœur. Je m’engageai de remettre à ſon amante les lettres, qu’il m’adreſſerait pour elle, & de lui faire parvenir celles que ſa maîtreſſe lui écrirait. Le Chevalier la prévint de cet arrangement en m’y préſentant, & il lui dit adieu en la tenant ſerrée dans ſes bras, auſſi étroitement que les grilles pouvaient le permettre.

À peine fut-il arrivé à la premiere ville prochaine, que ſon premier empreſſement fut de m’envoyer une héros de pour ſa chere Euphroſine de Therfort, c’eſt le nom de ſa belle.

Exact à remplir les devoirs de l’amitié, & les engagements que j’avais contracté avec mon camarade, je volai au couvent, ne ſoupçonnant nullement de lui enlever le cœur de ſa maîtreſſe. J’avoue que ſi j’avais pu le prévoir, je n’aurais alors pas balancé un inſtant de ſacrifier mes plaiſirs à ſon bonheur.

Tous deux de bout vis-à-vis l’un de l’autre, je demeurai muet. Elle avait perdu la parole ; nos yeux ſeuls étoient les interprêtes du trouble que nous éprouvions. Cependant comme le ſilence n’eſt pas à ſa place dans un parloir de religieuſes. Je remis à la belle penſionnaire l’épître de mon ami, en lui faiſant un compliment qui ſe reſſentait de la ſituation de mon cœur. Sa réponſe n’annonça pas plus de tranquillité, & ſi elle ſe ſervit de quelques expreſſions tendres, lorſqu’elle me parla de Nanlo, ſes yeux ſemblaient me permettre de croire que j’en étais l’objet. Elle me pria de venir le lendemain chercher la réponſe qu’elle ferait au Chevalier. Je le lui promis, & fus chez moi rêver à l’amour qu’on venait de m’inſpirer.

Je me trouvai bientôt dans la ſituation la plus violente, & livré aux combats les plus affreux. L’amitié me reprochait tout ce qu’avait de répréhenſible, ma paſſion naiſſante ; l’amour, les charmes d’Euphroſine ne m’y montroient rien de coupable. Dois-je me livrer, me diſais-je, au plaiſir de l’aimer, au préjudice de la confiance de mon camarade ; ce plaiſir & quelque eſpoir balanceront-ils les ſentiments que je dois ſeul écouter, & tout ce que la beauté a de plus brillant, peut-il avoir ſur mon cœur les droits que l’amitié impoſe. Non, elle aura toujours les ſiens ; l’amour, Vénus, ne ſauraient les lui faire perdre. Ils l’emporterent cependant, & les ſentiments de délicateſſe, dont la nature décore notre ame, qui nous parlent ſi ſouvent, & quelquefois malgré nous, demeurerent ſans ſuccès. Je regardais, comme une beauté ſur laquelle j’avais des droits, celle que l’amitié aurait dû me faire reſpecter.

Tirons le rideau qui cache les ſentiments de nos cœurs. Nous apperçevrons que c’eſt moins la voix du devoir, que la ſatisfaction de nos penchants qui les détermine ; & que peu d’hommes ſont aſſez ſûrs d’eux-mêmes pour réſiſter aux attraits d’une jolie femme, dont un coup d’œil de bonté ſoumet les puiſſances de notre ame, avant que nous nous ſoyons apperçus de ſon empire, & pu nous oppoſer à ſes progrès.

J’avais promis à Mademoiſelle de Therfort d’aller chercher la réponſe qu’elle devait faire au Chevalier. Cette occaſion me parut favorable ; je me parais plus qu’à l’ordinaire, me parfumais, & répétais pendant plus d’une heure devant les glaces, les graces avec leſquelles j’allais paraître devant le premier objet de ma tendreſſe.

Les aîles du deſir & de l’eſpérance m’amenerent au parloir. Euphroſine ne me fait pas attendre. Par un événement ſingulier. Elle avait ce jour là épuiſé toutes les reſſources de la toilette, dans l’intention d’achever ma défaite. Mais nous n’avions nul beſoin d’avoir recours à l’art ; nos cœurs étoient trop faits l’un pour l’autre ; la chaîne en était formée par la nature ; il ne manquait que l’occaſion de la nouer ; elle ſe préſenta, l’amour ne fit que la reſſerrer davantage. Je l’aimais, je lui déclarai, je lui plaiſais, elle me l’avoua, en fallait-il plus pour la ſeconde entrevue ? Elle fut même ſi préjudiciable au Chevalier, qu’il ſe trouva qu’en nous quittant il n’avoit plus d’amante.

Il était à propos de trouver quelque prétexte apparent qui pût nous délivrer de ſes importunités. À chaque courrier, il nous aſſommait d’élégies. Euphroſine qui avoit plus d’expérience que moi, ſe chargea de ce ſoin ; elle lui écrivit que ſes parens deſiroient l’avoir auprès d’eux, & que l’ordre & l’arrangement de ſon départ étoient fixés. Elle lui marqua combien cet événement contrariait ſes deſirs & affligeait ſon ame, en mettant fin à leur commerce littéraire.

Quel coup pour Nanlo qui idolâtrait ſon amante ! À peine pouvoit-il y ſurvivre ſuivant ce qu’il me manda ; il maudiſſait à l’envie les ſaints du paradis, & les diables de l’enfer. Mais ſoit qu’il ſoupçonnât notre perfidie lorſqu’il eut fait des réflexions ſur le caractere léger des femmes, ou qu’il convînt de la vérité de ce viel adage, qui dit que les abſents ont toujours tort ; ſoit qu’il ſuccombât ſous le poids de ſa douleur, je ne reçus plus de ſes nouvelles, & j’ignore encore ce qu’il eſt devenu.

Il y avait deux mois que je faiſais aſſiduement la cour à la belle penſionnaire, lorſque ſes parens projetterent de la marier avec un de ces êtres, dont tout le mérite conſiſte à porter le nom, & à être l’héritier préſomptif d’un Financier adroit. Elle m’en parla, & cela amena naturellement l’occaſion de lui demander un gage irrévocable de ſon amour. La propoſition n’était ſans doute pas à ſa place ; mais le tempérament, autant que le penchant, parlaient en ma faveur, & ils parlerent ſi fort, que le grillage ne nous oppoſa qu’un obſtacle impuiſſant.

Trois mois que nous paſſâmes dans la plus grande volupté, s’écoulerent comme l’ombre. Mais les inquiétudes ſuccederent aux plaiſirs, & les ſoucis à l’enjouement. Ces ſources vermeilles qui tariſſent & ſe renouvellent à temps marqué chez les femmes, apprirent bientôt, par leur ſéchereſſe, à mon amante qu’elle ne tarderait pas d’être mere. Elle me témoigna ſes chagrins ; il m’était impoſſible de les faire diſparaître ; mon âge & ma fortune ne me permettant point de prendre le titre ſacré de ſon époux. Elle conſentit donc à ſe marier avec M. de … Comme c’était le ſeul point qu’on attendait pour les unir, tout étant arrangé & d’accord du côté des parents, ſon hymen célébré, peu de jours après mit fin à ſes craintes & à nos amours.