La Renaissance du livre (p. 156-162).


CHAPITRE X



L’occupant devenait nerveux, se sentant incapable d’imposer la paix comme fait le seul vainqueur.

Cette guerre, qu’elle ne pouvait finir à son gré, épuisait l’Allemagne ; depuis longtemps, les réserves étaient épuisées et les munitions n’arrivaient plus qu’au jour le jour. Il fallait donc que la guerre défrayât la guerre et qu’on décrétât le vol de tout ce dont commençait à manquer la race pillarde et déprédatrice par excellence.

Les bureaux d’embusqués travaillaient sans répit aux arrêtés de réquisition, qui devaient bientôt recouvrir les murs des carrefours. L’idée de la grande gêne que dénonçaient ces brutaux oukases apaisait la rage impuissante du patriote, bien résolu du reste à lutter contre les vautours avec toute l’astuce de la faiblesse et à ne laisser dans leurs serres que ce qu’il ne lui coûterait rien de perdre.

Pour l’instant, c’était surtout la pénurie de cuivre qui inquiétait l’ennemi ; déjà les états-majors avaient recommandé à leurs troupes de ne pas gaspiller les munitions. Afin de donner le change et ne point paraître agir sous la contrainte d’une nécessité absolue, on avait annoncé la réquisition du cuivre comme éventuelle et sans en fixer la date. N’importe, le Belge s’était défié ; aussi des quantités énormes du précieux métal avaient-elles disparu quand l’arrêté comminatoire fut soudainement placardé aux quatre coins de la Ville.

On s’y soumit avec nonchalance. Mais l’apport de quelques kilos de bronze ne satisfaisait pas l’occupant. Les perquisitions commencèrent, effectuées par des soldats qui ne sentaient pas la honte d’être devenus des cambrioleurs.

Il va sans dire que Mosheim était tout désigné pour accomplir cet office dans la rue de Flandre ; en effet, il n’était guère de maison, tant soit peu importante, où il n’eût fait jadis ses offres de service et dont sa mémoire ne se rappelât les moindres détails de l’ameublement avec une fidélité de plaque photographique. Or, il arriva que ses perquisitions, en général peu fructueuses, finirent par éveiller la méfiance de l’autorité ; celle-ci, sans parvenir à établir le fait, soupçonna que le landsturm transigeait pour son compte avec les particuliers qu’il connaissait de longue date, et le délégua dans un autre quartier de la ville où, d’ailleurs, ce ne fut qu’un jeu pour lui de nouer de nouvelles relations qui le dédommageaient de celles qu’il avait été obligé de rompre.

Il s’ensuivit que la plupart des constats de Mosheim furent considérés comme nuls et que de nouveaux sbires, incorruptibles ceux-là ou moins accommodants, enquêtèrent derechef dans certaines maisons et notamment chez Buellings, qui en fut pour son pot-de-vin au landsturm et se vit condamné à une forte amende à raison des cuivres que l’on découvrit dans ses caves. Le sellier était d’autant plus exaspéré que ses amis et connaissances avaient échappé aux nouvelles perquisitions ou les avaient subies impunément. Aussi roulait-il dans sa tête de sinistres projets à l’égard de ce damné Vergust, de Spreutels, de Lavaert, et surtout du père Claes, lequel jusqu’à présent, on ne savait pourquoi, n’avait reçu la visite d’aucun soldat allemand.



En effet, la quincaillerie, qui plus que tout autre maison devait appeler l’attention de l’autorité, attendait toujours les perquisiteurs. Il était impossible qu’on l’eût oubliée et qu’elle ne fût activement surveillée.

Il est vrai que Lust et Bernard avaient livré une assez notable quantité de métal pour ne pas craindre d’être sérieusement inquiétés au sujet des énormes réserves de marchandises qu’ils s’étaient chargés d’enfouir en lieu sûr. Au surplus, les livres avaient été révisés de telle sorte qu’ils pussent au besoin témoigner de la sincérité de leurs déclarations. Quant au vieux quincaillier, il se reposait entièrement sur ses employés et ne montrait aucune inquiétude.

Que lui importaient d’ailleurs à présent les arrêtés, les vols, les vexations de l’ennemi ? Il avait son petit-fils et dès lors tout lui devenait indifférent de ce que faisait la kommandantur.

« Pardonnez-nous Bon Papa ! » s’était écriée Camille le jour de sa confession pathétique. Ah ! s’il avait pardonné ! Mais la vraie faute, jugée au point de vue d’aujourd’hui n’eût-elle pas été de ne l’avoir point commise ! Comment ne pas la bénir comme un bienfait quand elle lui donnait cet enfant tant de fois rêvé, ce robuste petit gars qui, vivante image de Prosper, avait du vrai sang des Claes dans les veines ! À présent, d’avoir reçu une telle consolation dans leur malheur, les pauvres vieux étaient presque tentés de croire à une Providence.

La fausse grossesse d’Adelaïde, ses fréquents voyages dans le pays de Jodoigne, ses connivences avec la sœur tourière du couvent où se trouvait enfermée Camille, l’accouchement clandestin de la jeune fille, toute cette intrigue feuilletonesoue s’était dénouée sans dommage pour aucun de ses acteurs.

Il est vrai que Camille avait exigé que son fils fût inscrit sous son nom sur les registres officiels. Mais personne ne la connaissait dans le village perdu où elle était venue s’accoucher et rien ne faisait craindre que son secret ne s’ébruitât avant qu’elle y consentît elle-même pour son fils et la fierté de sa conscience.

Le petit Prosper avait près de quinze mois aujourd’hui et tenait solidement sur ses jambes. Déjà, il donnait les signes d’une vive intelligence et articulait à ravir certains mots.

Aussi bien, on s’en occupait beaucoup mais sans qu’il devînt pour cela volontaire et insupportable. On eût dit qu’il comprenait la joie de sa venue dans cette maison douloureuse et voulait se montrer patient sous les tendresses dont on l’accablait. Sa ressemblance avec son père, quand celui-ci avait le même âge, était telle que l’on pouvait redouter qu’elle ne frappât les personnes qui avaient connu Prosper enfant. Mais les vieilles gens ne s’en réjouissaient que davantage. La vue de cet enfant les rajeunissait d’un quart de siècle et leur cœur, un moment engourdi par le chagrin, s’ouvrait de nouveau aux émotions joyeuses d’une sorte de résurrection du fils bien-aimé. L’âme de Prosper habitait dans ce petit garçon : c’est ainsi qu’elle était immortelle…

Le vieillard goûtait une telle félicité qu’il se demandait parfois s’il ne faisait pas un heureux songe. Mais non, le petit était là qui jouait gentiment et sans bruit à ses pieds ; il le voyait remuer ses cubes coloriés, les juxtaposer avec une attention suivie, une adresse surprenante. Penché sur l’accoudoir de son fauteuil, le paralytique s’intéressait à ses jeux, lui donnait des conseils :

— Hé, Fils, moi, je ferais comme ça. Regarde…

Et du bout de sa canne, il poussait les cubes à la vraie place. L’enfant battait des mains, levait sa jolie tête bouclée et souriait au bonhomme en le remerciant de ce mot qu’il disait le mieux :

— Bon papa !

Camille n’avait qu’un regret, celui de ne pouvoir avouer sa maternité devant tous. Mais quelques âmes d’élite avaient deviné son secret et ne lui en témoignaient qu’une affection plus respectueuse ou plus tendre. C’est ainsi que Bernard savait la vérité, prenant sur lui pour cacher la joie qu’il en ressentait.

Or, il arriva qu’un jour, surpris par Camille dans une pose d’adoration auprès de l’enfant endormi, cette exclamation lui était échappée :

— Oh ! excusez-moi, Madame !

Il avait oublié de l’appeler Mademoiselle comme à l’ordinaire. Mais la jeune femme ne voulut pas qu’il essayât de réparer sa prétendue méprise :

— Oh ! laissez, dit-elle affectueusement. Oui, mon ami, c’est le fils de Prosper. Votre cœur l’avait deviné et j’en suis bien heureuse !

Depuis la mort de son patron, le pauvre infirme n’avait encore goûté un si doux moment.

Au reste, la beauté de Camille le subjuguait au point que son affection pour la fille de Théodore s’en était épurée sinon amoindrie : la souffrance d’un amour impossible ne le torturait plus. Il aimait Martha comme une sœur, ce qui l’avait affranchi de sa timidité et lui donnait à présent cette confiance charmante avec laquelle il entretenait la jeune fille à chacune de ses visites dans la quincaillerie.

Elle y venait plus souvent que jadis, attirée non tant par ses devoirs de pourvoyeuse que par la tendresse que lui inspirait le petit garçon. Et Camille la chérissait depuis le séjour qu’elle avait fait aux Peupliers en suite de l’ordonnance du docteur Buysse. Martha était venue l’y rejoindre ; sous les ombrages de cette paisible retraite, les deux femmes, dans le cœur à cœur de l’intimité, s’étaient fait de mutuelles confidences et leur amitié, selon le vœu de Prosper avait été scellée pour toujours.

C’est également au cours de ces vacances à Watermael que la vieille maman Frémineur s’était bien vite doutée de la véritable identité du soi-disant « fils d’Adélaïde ». D’abord elle avait décidé de se taire dans la crainte de contrarier la jeune femme ; mais sa joie devait bientôt l’emporter sur la discrétion.

Un soir, penchée sur le berceau de l’enfant, elle ne put s’empêcher de dire à Camille :

— J’ai tant prié madame Sainte-Marie qu’elle nous a rendu notre Prosper. Car le voilà qui dort dans son petit lit comme il y a vingt-cinq ans… C’est lui ! Oh ! moi je sais que c’est lui !…