La Renaissance du livre (p. 135-155).


CHAPITRE IX



Le petit De Bouck ne s’était pas remis aussi promptement de sa blessure qu’il l’avait fait accroire à ses parents. Après une longue convalescence, c’est seulement au cours de l’hiver, et sur son insistant désir, qu’il était enfin rentré en Belgique pour occuper à l’ambulance de Furnes les fonctions de médecin suppléant en vertu d’un diplôme régulier de l’Université d’Oxford.

En effet, grâce aux « honneurs » conquis à ses examens précédents, à son talent de praticien suffisamment éprouvé, il avait été promu d’emblée au grade de docteur malgré les deux ans d’internat qui lui restaient à faire pour obtenir en Belgique le parchemin définitif.

Sa spécialité d’oculiste le recommandait du reste au moment où l’ennemi, dans sa barbarie systématique — seul domaine où il puisse se prétendre raffiné — s’ingéniait à l’expérimentation d’une arme d’autant plus odieuse, qu’elle devait, sinon produire la mort de l’adversaire, s’attaquer à ses yeux et les brûler pour toujours.

Il fit des cures heureuses et sauva nombre de soldats d’une cécité complète. Dans ses lettres clandestines, il ne disait rien de son renom grandissant ; mais celles de James De Leuw, moins discrètes, s’en faisaient l’écho enthousiaste.

Si le médecin parlait peu de lui en dehors de ce qui regardait sa santé, en revanche il ne tarissait pas sur la bravoure de son compagnon et la popularité dont il jouissait au régiment. À diverses reprises, on avait offert à James un emploi d’interprète auprès de l’état-major, étant donné qu’il parlait couramment l’anglais. Mais il l’avait décliné ne voulant pas quitter ses vaillants camarades. Son courage, sa dextérité, son sang-froid surtout l’avaient tout de suite recommandé à l’attention des chefs. C’était un troupier modèle et un « good humoured fellow ». Ami de la chance et du hasard, il n’avait encore reçu que de légères blessures.

Promu sergent depuis la dernière rencontre, on venait de le désigner pour l’école militaire de Gaillon, où l’on formait hâtivement de jeunes officiers avec les soldats d’élite.

Cette nouvelle valait à Théodore une foule de compliments dont il n’osait trop se réjouir à la pensée du rôle encore plus militant que son fils remplirait par la suite. Confiante dans l’avenir depuis la guérison de son ami, Martha tâchait à réconforter le brave homme ; mais, quant à elle, sa vie, très occupée, ne lui laissait guère le temps de s’abandonner à de sombres prévisions. Au surplus, son cercle de relations s’étendait de plus en plus. Elle voyait maintenant Charlotte De Bouck tous les jours depuis que leurs cantines avaient été réunies dans le même local ; la jeune fille s’était prise pour elle d’une grande sympathie et lui parlait volontiers de James qu’elle ne pouvait assez remercier du dévouement qu’il avait témoigné à son frère ; elle se rappelait à peine la figure du soldat, mais elle le connaissait si bien à présent par les lettres de Victor !

Un jour, à la cantine, elle demanda à Martha le portrait de son frère :

— Oh ! je voudrais tant l’avoir, Mademoiselle, pour le mettre avec ceux de Victor, de Prosper Claes et de mon cher Ernest !

Craignant que Mme De Bouck ne se formalisât d’un tel caprice, Martha fit une réponse évasive : elle ne possédait qu’une seule photographie de James : à la première occasion, elle demanderait à celui-ci de lui en envoyer un autre exemplaire. Mais l’échéance était trop longue au gré de la jeune fille :

— Est-ce qu’on ne peut pas tirer un portrait d’après celui que vous avez ?

— Je ne pense pas, fit Martha en se dérobant, l’épreuve n’est pas assez nette.

Charlotte la prit gentiment à la taille :

— Et si vous me donniez votre portrait en attendant ?

— Oh ! mais je n’en ai pas !

— Mais vous pourriez vous rendre chez le photographe… Tenez, voulez-vous y aller avec moi… On se ferait tirer ensemble…

— Oh ! non il ne faut pas !

— Et pourquoi donc ? insista Charlotte. Ce serait si gentil. Est-ce que nous ne sommes pas des amies maintenant…

— Oh ! je vous aime de tout mon cœur, chère Mademoiselle, mais ce que vous demandez est impossible…

— Mais pourquoi donc, voyons ?

La troupe enfantine venait de sortir du réfectoire et les jeunes filles demeuraient seules au fond de la grande salle :

— Je vous en prie, repartit Martha dont les yeux s’étaient humectés, ne m’interrogez pas davantage. Oh ! ce n’est pas que j’y mette de la mauvaise volonté mais…

Elle éprouvait un profond regret de faire violence à son affection pour Charlotte. Très émue, elle s’était assise au pupitre du contrôle affectant de compter une pile de bulletins et de cartes. Soudain, deux bras enlacèrent son cou et une voix lui murmura à l’oreille :

— Voyons, Mademoiselle, puisque maman n’en saura rien…

La jeune fille se retourna stupéfaite, mal impressionnée d’abord. Mais Charlotte lui souriait de toute sa tendresse :

— C’est le désir de Victor d’avoir notre portrait ensemble, dit la bonne enfant. Pardonnez-lui, mais il m’a tout raconté dans sa dernière lettre…

Elle resserra son étreinte et, comme si un premier rayon de bonheur perçait tout à coup à travers sa mélancolie :

— Oh ! chère sœur, que je suis contente !

Une joie profonde inondait tout à coup le cœur de Martha :

— Charlotte !

Et les amies se tinrent longuement embrassées, mêlant leurs douces larmes.



Martha ne se doutait pas qu’elle eût une autre alliée, et c’était Camille qui savait en détail le roman du petit De Bouck.

La beauté de Mlle L’Hœst, son éducation, sa fortune faisaient grande impression sur la charbonnière qui, depuis l’installation de l’orpheline chez les Claes, apparaissait volontiers à la quincaillerie et se montrait heureuse des visites que lui rendait la jeune fille. Or, dans ses entretiens avec la négociante, il était rare que Camille ne fût amenée à parler de Martha et ne se complût à vanter ses mérites. Elle aimait du reste sincèrement la fille du coiffeur et s’était promis, en accomplissement du vœu que lui avait souvent exprimé Prosper, d’aplanir les obstacles que la vanité de la charbonnière apporterait au bonheur de son fils.

Certes, l’impérieuse femme reconnaissait toutes les qualités de Mlle De Leuw et se faisait à présent très indulgente aux relations plus intimes que sa fille avait nouées avec elle. Martha continuait du reste à rendre de grands services aux De Bouck en se chargeant de leur courrier secret, qu’elle avait le moyen de faire parvenir à destination et de recevoir avec une singulière ponctualité.

Toutefois, la charbonnière n’allait pas encore jusqu’à comprendre, ou à excuser du moins, l’inclination de son fils pour une jeune fille de si modeste condition ; elle ne pouvait se figurer que ce sentiment fût bien profond. D’ailleurs, dans sa position nouvelle et avec la réputation qu’il était en passe d’acquérir, Victor ne manquerait pas de revenir de lui-même à une plus saine appréciation d’un acte qui s’opposait peut-être à sa dignité et à celle des siens. Il saurait se dégager : elle l’y aiderait au moment opportun. Au fond, l’orgueilleuse commerçante entrevoyait à présent une autre union pour son fils, parfaite et honorable en tous points celle-là, et c’était son mariage avec Mlle L’Hœst. Car il lui semblait impossible qu’à son retour, le médecin ne se sentît irrésistiblement attiré par la belle fiancée de son ami Claes, de même qu’elle ne doutait pas que celle-ci, son deuil terminé, ne considérât comme un devoir très doux d’accorder sa main au plus cher camarade de Prosper.

Cette perspective lui apparaissait avec une telle évidence que la fille de Théodore ne lui causait plus la moindre inquiétude : elle allait même jusqu’à compter sur le tact de la jeune fille pour la faire renoncer de soi-même à son rêve impossible. Aussi, se sentait-elle disposée à convenir de ses mérites avec une bonne grâce, qui tenait autant de la sincérité que du désir de complaire à Camille en se rangeant à son avis.

De fait, elle n’avait jamais été si aimable ni si conciliante vis-à-vis de personne. Sa figure, plutôt dure et sèche, s’adoucissait en présence de Mlle L’Hœst et souriait aisément ; elle gardait même son expression bienveillante longtemps après que la jeune fille s’en était allée, de telle sorte que le charbonnier pouvait connaître à l’humeur agréable de sa femme les jours de visite de Camille.

Cependant Mme De Bouck était trop intelligente pour rien laisser transparaître de ses desseins en face de l’orpheline. C’est ainsi qu’elle s’abstenait de faire l’éloge de son fils et même d’en parler. Il est vrai que Camille la prévenait à cet égard : pénétrée de reconnaissance envers le jeune médecin, elle s’informait de lui avec une sollicitude à laquelle la négociante était d’autant plus sensible qu’elle lui semblait de bon augure pour la réalisation facile de ses espérances. Toutefois, et par des transitions dont elle avait le secret, l’orpheline savait toujours mêler le nom de Martha à l’entretien, exprimer sa vive affection pour la fille de Théodore en insistant avec une douce mélancolie sur l’amitié qu’elle inspirait à Prosper, lui qui savait combien son cœur était fait de bonne complaisance, de dévouement et d’abnégation.

— J’ai pensé souvent, avoua-t-elle un jour, qu’il l’aurait épousée si nos parents n’avaient pas eu l’idée de nous fiancer. Elle était digne de lui plus que moi…

— Êtes-vous sincère ? s’était récriée la charbonnière. Mais c’eût été une mésalliance !

— Prosper ne l’eût pas envisagé comme cela, répondit Camille fermement : il était au-dessus des préjugés pour une foule de raisons dont la meilleure était encore la générosité de son caractère…

— La fille d’un coiffeur !…

— Sommes-nous sûres que nos ancêtres n’aient pas exercé des professions aussi modestes ? Et puis, ne vous êtes-vous jamais demandé d’où Mlle Martha tenait cette grande distinction… Sa mère était Irlandaise m’a dit Prosper, apparentée à une noble famille…

— Pensez-vous ?

N’importe, Mme De Bouck, tout en protestant de son estime pour Mlle De Leuw, ne lui accordait plus qu’une importance très secondaire, persuadée que son fils, dont la longue absence aurait attiédi l’amour, se résignerait sans peine à remplir les vœux de son cœur maternel.

En attendant, elle comblait Mlle L’Hœst d’attentions et de flatteries délicates, mais sans laisser deviner à personne son projet ambitieux. Toutefois, les visites de Camille chez la négociante, n’avaient point échappé à l’espionnage infatigable d’Hortense Buellings. Tout de suite, la fille du sellier s’était émue de ces relations amicales et avait soupçonné les intentions de la charbonnière. Jadis, elle s’était facilement résignée à l’indifférence de Victor De Bouck, qui n’avait guère été qu’un pis-aller pour elle. Mais la réputation du jeune docteur réveillait aujourd’hui ses rancunes contre lui, en même temps que son désir de le retrouver après la guerre moins dédaigneux de sa personne. Encore fallait-il pour cela qu’une provinciale tombée du ciel ne vînt pas se jeter en travers de ses espérances. C’est pourquoi, elle avait renoué avec les De Bouck un commerce aimable pour se faire bien venir et s’assurer en même temps de leurs véritables sentiments à l’égard de l’étrangère. Mais Mme De Bouck, qui n’était pas dupe au point de se méprendre sur la cause de ce faux empressement, apaisa tout de suite la curiosité dangereuse de sa voisine en lui répétant à chaque visite que Mlle L’Hœst avait juré de rester fidèle au souvenir de son fiancé et de retourner un jour au couvent pour n’en plus sortir jamais. C’était une décision irrévocable. Puis elle parlait de son fils et transmettait ses bons souvenirs, laissant entendre que, dès son retour, le jeune homme ne manquerait pas d’épouser une demoiselle de son entourage à laquelle il ne fût pas antipathique et dont les talents le délasseraient des fatigues de sa profession…

Et Hortense Buellings s’abandonnait à ce patelinage, ne doutant pas que la charbonnière ne lui fît des avances discrètes. Aussi, le portrait du soldat en uniforme kaki, qu’elle avait l’occasion de voir dans le salon des De Bouck, l’inspirait-elle à tel point que, rentrée chez elle, la méchante « pecque » se dévêtait en Lakmé pour vocaliser à tue-tête devant son armoire à glace, jusqu’à ce qu’elle s’abattît, toute frissonnante de désir, dans les bras d’un invisible Gérald…

À présent, elle faisait bon mépris de toutes ses rivales et passait fièrement devant la triperie Vergust pour échanger un regard de défi avec Mlle|Emma qui n’y prenait pas garde :

— Oui, elle fait semblant de rien, celle-là, disait-elle à ses parents, mais ça n’empêche que son beau Louis en avait assez et l’a plantée là !



Car c’était vrai que le comédien Lavaert avait disparu depuis tantôt un mois, sans qu’on sût par quelle coulisse ni quelle trappe.

Le pâtissier stupéfait, et qui tremblait d’être mandé à la kommandantur, accusait son fils de la plus noire ingratitude. Mais ses lamentations ne trouvaient aucun écho sympathique dans le quartier qui approuvait généralement le jeune homme et considérait sa fuite comme une réhabilitation. L’insolent damoiseau avait enfin laissé sa vie coquette, sa douce paresse, ses plaisirs amoureux et les tartelettes de son père. Le souffle héroïque l’avait visité. Il était parti pour faire son devoir. Que sa conduite servît d’exemple à ses lâches compagnons et purgeât les rues de cette jeunesse musclée et couarde qui flânait sans vergogne dans la ville !

L’événement défraya longtemps les conversations au Château d’Or, où le pâtissier avait reparu après quelques jours de découragement et d’anxiété. Comme le beau Louis était plus que majeur, on ne pouvait sérieusement incriminer son père de l’avoir laissé partir ; au surplus, celui-ci n’était pas suspect de s’être jamais montré « militariste », comme il disait, vu les démarches qu’il avait faites jadis pour soustraire le jeune homme à la conscription.

La Kommandantur le laissa donc tranquille, ce qui apaisa ses craintes d’être frappé d’une amende, sinon son ressentiment d’avoir été « joué » par son fils.

Pourtant, l’évasion du conservatorien était loin de faire tort à la pâtisserie : le magasin et le salon de consommation ne désemplissaient plus depuis ce jour, malgré les dix pour cent dont Lavaert, profitant aussitôt de l’affluence, avait encore majoré le prix, déjà doublé, de tous les gâteaux. Ses deux demoiselles de magasin étaient sur les dents, et lui-même, qui n’avait pour tout aide qu’un petit gâte-pâte de quatorze ans à peine, eût succombé devant ses fours si, de temps à autre, il n’était remonté des souterrains, la toque de percale en arrière, son blanc costume maculé de taches, pour humer le frais de la boutique et éponger avec un torchon son visage cramoisi, ruisselant de sueur. Loin d’inquiéter les estomacs susceptibles, cette apparition était aussitôt saluée d’un concert de compliments, auxquels tout d’abord le défiant bonhomme ne voulut rien comprendre.

Mais peu à peu, il se laissa persuader qu’il était un père patriote et que ses récriminations n’avaient été qu’une manière de donner le change à la Kommandantur. Le soir, au Château d’Or, il devenait belliqueux et, excité par Vergust, prononçait de véritables philippiques contre les embusqués et leurs parents. Ah ! s’il avait eu seulement dix ans de moins !…

— Vous dites ça, faisait le tripier goguenard, mais vous êtes bien content de ne pas être plus jeune…

— Parole d’honneur ! s’enrageait le pâtissier en frappant du poing sur la table. Et tenez, il y a des moments où je me demande si…

Il s’arrêtait de parler comptant sur l’effet de cette réticence.

— Qu’est-ce que vous vous demandez ? repartait Vergust, si vous n’iriez pas faire des « patéies » au front ? Mauvaise affaire, car vous ne sauriez pas les vendre aussi cher qu’ici !

Mais le pâtissier se contentait de hausser les épaules. Et attendant, il dénonçait à l’indignation du quartier le boulanger Decock établi quelques maisons plus loin, lequel s’était avisé de faire de la pâtisserie soi-disant bourgeoise avec de la farine prélevée vraisemblablement sur les sacs de l’alimentation. Oh, ce n’était pas cette concurrence qui fâchait l’orateur ! Mais Decock avait deux fils en âge d’être soldats, qui ne s’étaient pas encore engagés. Encore si ces gaillards se fussent occupés à quelque chose ! Mais non, ils flânaient toute la journée en chantant, pour comble, des airs de bravoure !

— Oui, depuis le matin, ils sont en train de gueuler « Toréador en garde ! » et « Gloire immortelle de nos aïeux ! ». C’est un peu fort ! Je ne sais plus les entendre. La première fois que je les rencontre je leur f… ma main sur la figure !

Mais ces rodomontades ennuyaient Buellings toujours impatient qu’on entamât la partie de cartes :

— Est-ce qu’on joue oui ou non ? grognait-il. Tout à l’heure, il va être temps de partir…

Le sellier se desséchait de plus en plus, ressemblant à une momie démaillotée d’une époque très ancienne. Il jeûnait avec l’héroïsme de l’avare, soutenu par sa bile et les perspectives de gain que lui assuraient ses réserves de cuir enfermées en d’impénétrables cachettes. Pourtant, les confidences de sa fille sur l’amabilité de Mme De Bouck avaient quelque peu adouci son humeur à l’égard du charbonnier ; depuis ce jour, il l’acceptait plus volontiers comme partenaire, lui épargnant ses injures quand celui-ci commettait quelque bévue. Du reste, rassuré sur le sort de son fils, De Bouck se montrait à présent moins distrait, sinon plus adroit.

En revanche, le hargneux bourrelier en voulait plus que jamais à Vergust, quoique son attitude envers lui continuât à garder ostensiblement les formes de la bonne entente. Il reprochait au tripier l’activité de son commerce, ses bénéfices énormes et, par dessus tout, cette bienfaisance qui n’était certainement chez lui que du calcul et un moyen de se rendre populaire. Est-ce qu’il n’avait pas imaginé à présent d’exposer dans sa boutique le portrait d’une demi-douzaine de prisonniers auxquels la maison envoyait régulièrement des « colis » ? Quelle ostentation de philanthropie !

Buellings enrageait de l’entendre partout appeler « ce brave Vergust », « ce généreux Vergust », « cet excellent Vergust » ; comme le paysan d’Athènes, il l’eût volontiers proscrit, en inscrivant son nom fut-ce sur une simple écaille de moule, tant ces éloges sempiternels lui étaient insupportables. Pourtant, la pensée de voir un jour la consternation du poussah, lorsqu’il apprendrait l’inclination du glorieux fils De Bouck pour Hortense, apaisait parfois sa haineuse rancune. Car il ne doutait pas que le tripier, après le départ inopiné du fils Lavaert, n’eût tout de suite reporté ses vues sur le jeune médecin. Aussi, essayait-il de le faire parler.

Un soir que ces ennemis intimes venaient de quitter le charbonnier et s’attardaient encore dans la rue, la conversation tomba tout naturellement sur l’oculiste et le brillant avenir qui lui était réservé.

— Ce qui est bien chez ce garçon, dit le sellier d’un air détaché, c’est qu’il n’oublie pas ses connaissances… Voulez-vous croire que dans sa dernière lettre il a dit à sa mère qu’elle doit nous faire beaucoup de compliments ?

— Tiens, fit le tripier, De Bouck ne m’a pas causé de ça…

— Ça se comprend, M. Victor a seulement parlé de nous… Il a même demandé si Hortense avait toujours du goût pour le chant et le piano…

Vergust s’était arrêté pour souffler selon son habitude et, appuyé sur son gourdin, une jambe croisée sur l’autre dans une pose d’Incroyable :

— Eh bien ! il en a du temps pour penser à ça !

Quoique très froissé de cette remarque inconvenante, le sellier se contint :

— Ça n’a rien d’étonnant, dit-il d’une lèvre pincée, M. Victor est un fin connaisseur en musique. Quand il est venu à notre petite soirée avant la guerre, j’ai bien vu que ça lui faisait plaisir d’entendre ma fille… Il l’a beaucoup félicitée.

— Mais oui, accorda Vergust en reprenant la marche, c’est un garçon bien poli…

— Non, non, s’écria Buellings, c’est parce qu’il admire ma fille. Je dois dire du reste que ce soir-là Hortense a chanté mieux que sur le théâtre !

Vergust stoppa de nouveau :

— Et bien, c’est dommage que vous ne savez pas entendre Mlle L’Hœst chez les Claes… Ça c’est quelque chose !

À cette remarque, qui réveillait sa rage de n’être plus reçu chez les quincailliers et que terminait une exclamation si dédaigneuse pour le talent de sa fille, le sellier ne put retenir un grincement de dents :

— Ah oui ! celle de Tirlemont !

— L’autre jour, poursuivit le gros homme, elle a chanté en haut pendant que nous faisions la partie en bas dans le magasin. Eh bien, ça est bête à dire, mais je ne savais plus continuer à jeter mes atouts tellement que j’avais des larmes dans mes yeux ! Et puis, après, elle a joué sur le piano un petit air mais si vite, si vite, qu’un piano mécanique n’aurait pas su le faire comme elle. Oh ! tout le monde dit que c’est une artiste de premier ordre…

Et le tripier s’enflammait : Mlle L’Hœst n’était pas seulement une virtuose… Jamais on n’avait vu une si belle personne, si gracieuse et si aimable, sans compter que c’était une ménagère modèle. Ah, ce n’est pas elle qui avait peur d’aller au marché Sainte-Catherine ou de faire la file avec son cabas devant le bureau de l’alimentation ! Non, elle n’était pas fière…

— Et puis, ajoutait-il en se cambrant sur sa canne, elle est si bonne pour les enfants ! Vous devriez la voir avec le petit d’Adelaïde. On dirait que c’est elle qui est sa maman… De Bouck a raison : il me disait encore l’autre jour que celui qui mariera la nièce des Claes ne sera pas à plaindre. Il aura une femme d’intérieur, une bonne mère de famille, et un gros sac par dessus le marché !

Et, mettant une sourdine à sa voix qui résonnait dans la rue silencieuse :

— Entre nous, est-ce que vous ne croyez pas que les De Bouck ont des intentions sur elle ? Pour moi, ça est clair comme le jour !

Jamais la bile de Buellings n’avait été si fortement remuée : cet éloge de Mlle L’Hœst, oui n’était qu’une façon de faire ressortir le profond égoïsme et tous les autres défauts de sa fille, le mettait hors de lui. Seule, la crainte de laisser entrevoir son but secret par quelque riposte de colère l’avait empêché d’interrompre le tripier. Mais recouvrant peu à peu son sang-froid :

— Une chose que vous ignorez, ricana-t-il, c’est que Mlle L’Hœst a juré de ne pas se marier et qu’elle rentrera dans un couvent après la guerre. C’est elle-même qui l’a dit à Mme De Bouck, qui l’a répété à ma fille…

— En voilà une bonne !

Et Vergust d’éclater de rire.

— Puisque je vous le dis, grinça le sellier. Oui, oui, c’est comme ça.

— Et vous le croyez ? Alors vous êtes encore de la bonne année ! Avec ça que les jeunes filles ne changent pas d’idées tous les jours !

Et, jubilant de ruiner les sottes prétentions de son compère, il représentait la nièce des Claes tout émue à la fin de la guerre de revoir l’ami intime de son fiancé et finissant par lui inspirer un profond amour aussitôt partagé. Le couvent, quand on était si jeune, si belle et si « fortunée », quelle farce !

— Vous dites que Victor De Bouck est un fin connaisseur en musique : oui, mais il s’y connaît en autre chose aussi. Et il sera bien servi avec Mlle L’Hœst sous tous les rapports : ça je vous le garantis !

— Vous ne savez pas ce que vous dites, repartit sourdement le sellier. Alors pourquoi est-ce que Mme De Bouck aurait raconté à ma fille que la nièce des Claes devait rentrer dans un couvent ?

— Tiens donc, interrompit le tripier, pour cacher son jeu !

Certain des propos tenus par la charbonnière, Buellings n’en avait jamais suspecté les motifs, tant la fausse amabilité de la négociante berçait son espoir. N’empêche que la remarque de Vergust lui causait du malaise :

— Vous vous trompez, c’est si facile de dire que les gens se moquent de vous… Et oubliant de dissimuler :

— Alors, les compliments de M. Victor, ça est aussi de la farce peut-être ?

— Pourquoi pas ? Est-ce qu’on vous a montré le papier ?

Buellings haussa les épaules :

— Comme ça, il n’y a pas moyen de discuter et je vais me coucher.

Il faisait brusquement demi-tour sans même souhaiter le bonsoir à son compagnon, quand un homme déboucha d’une impasse et lui barra le passage :

— Fotre carte t’itentité !

C’était un gros soldat barbu, le casque profondément enfoncé sur la tête, le fusil en bandoulière, qui braquait sur le sellier l’œil fulgurant d’une torche électrique.

Tremblant, Buellings se fouilla :

— Un instant, dit-il avec humilité, je l’ai sur moi.

Soudain, il frémit : son portefeuille n’était pas dans sa poche.

— Et pien ?

— Écoutez, Monsieur, je n’ai pas ma carte, mais je suis M. Buellings, j’habite ici tout près…

Cependant Vergust ne s’était pas éloigné, et son carnet à la main, attendait tranquillement l’issue de ce petit colloque. En désespoir de cause, le sellier en appela à son témoignage :

— Hein, Vergust, que j’habite au 42 de la rue ?

— Vous dites ça, répondit le tripier, mais ce monsieur n’est pas forcé de vous croire…

— Allons, intima le soldat, il faut me suivre à la Kommandantur.

Le sellier essaya de parlementer, mais rien ne faisait : le patrouilleur semblait inexorable.

Tout à coup, Vergust eut un haut-le-corps.

— Hé, mais c’est M. Mosheim ! Je me disais bien… Pardon de ne pas vous avoir remis dans l’obscurité.

— Ça n’est rien, mon cher mossieu Vergust… Comment ça va ?

Il expliqua que ce n’était pas pour son plaisir qu’il était de ronde ; mais il devait s’incliner devant les ordres supérieurs et faire son service avec d’autant plus de conscience qu’on se défiait de lui, vu sa qualité d’Alsacien. Depuis longtemps des relations aimables s’étaient établies entre le landsturm et le tripier : celui-ci, malgré sa répugnance, avait jugé imprudent de garder une attitude hostile envers cet homme impénétrable. Aussi avait-il donné des ordres pour qu’on servît Mosheim royalement et à prix réduit chaque fois qu’il viendrait s’approvisionner à la boutique.

Cependant, cet échange de politesse, commençait à rassurer le sellier :

— Allons, vous savez bien à qui vous avez à faire M. Mosheim, dit-il, de sa voix la plus mielleuse. Vous me connaissez depuis longtemps.

Mais Mosheim lui envoya de nouveau dans la figure le jet fulgurant de sa torche électrique :

— Oui, je fous connais pien, dit-il froidement. C’est la première fois que fous êtes si boli avec moi…

— Oh ! monsieur Mosheim…

— Non, fous n’êtes pas boli avec moi… Mais ça ne fait rien, un jour fous le regretterez, car moi, je sais peaucoup de choses…

Buellings s’effarait :

— Mais je vous assure, Monsieur Mosheim, que jamais je n’ai eu l’intention de…

— C’est pien, repartit le policier, mais je dois faire mon tevoir. Fenez avec moi.

Alors, Vergust s’interposa, et, avec la bonhomie de sa grosseur : — Voyons, M. Mosheim, ne faites pas attention pour cette fois. Tenez, mon ami Buellings va vous donner vingt marks et ce sera bon comme ça…

L’homme fit d’abord quelques objections, mais il était évident que cette transaction ne lui déplaisait pas :

— Et pien pour fous, mon cher mossieu Vergust, je feux faire quelque chose car il n’y a rien à dire sur fous qui êtes un prave homme…

Et se retournant vers le sellier atterré :

— Allons, donnez seulement vingt marks pour mon embrunt de kuerre et fous êtes libre…

Force fut à Buellings de s’exécuter.

— Est-ce qu’il est pon au moins ? dit le soldat en examinant le billet de banque à la lumière de son projecteur, je tiendrai vous porter un reçu temain matin…

— Non, non, c’est inutile ! repartit vivement le sellier qui ne redoutait rien tant qu’une visite du louche personnage. Ne vous dérangez pas, Monsieur Mosheim, j’ai confiance en vous…

— Comme fous foulez…

Minuit sonnait au beffroi de Sainte-Catherine. La rue était déserte et noire. Alors, sans crainte de se compromettre, le tripier offrit au landsturm de l’accompagner :

— Puisque nous allons du même côté, on fera un bout de chemin ensemble…

— Mais afec blaisir !

Et les deux hommes s’enfoncèrent dans l’obscurité, tandis que Buellings se traînait chez lui, tout penaud de sa coûteuse mésaventure, furieux contre Mosheim, contre Vergust et même contre lui.

— Ils me le payeront, ils me le payeront ! répétait-il entre ses dents.

Mais cette menace ne le calmait pas, tant il sentait son impuissance à rien entreprendre contre de si redoutables adversaires.

En attendant, il alla réveiller sa femme pour lui faire partager sa colère et l’accabler de malédictions à propos de ce portefeuille que, dans sa négligence, elle lui avait laissé oublier…

— C’est votre faute, c’est votre faute ! criait-il ; et maintenant vous me devez vingt marks ! Non, je ne vous en fais pas quitte !