La Renaissance du livre (p. 163-170).


CHAPITRE XI



Un matin, deux soldats apparurent dans la quincaillerie et, très poliment, annoncèrent à Lust qu’ils venaient perquisitionner.

C’étaient de jeunes hommes, simples lignards, mais d’apparence distinguée sous le vilain uniforme gris. En l’absence de Bernard, le contremaître leur exhiba les reçus délivrés par le bureau des cuivres et constatant que la maison avait fourni tout le métal dont elle disposait.

— Bien, fit celui qui semblait le plus âgé et s’exprimait couramment en français ; nous nous permettrons de visiter d’abord le magasin si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Très surpris de ces manières courtoises, mais qui ne laissaient pas quand même de lui inspirer quelque méfiance, Lust répondit aussitôt :

— Faites à votre aise !

Ils croyaient que les recherches allaient être minutieuses, mais, contre toute attente, les soldats avaient terminé leur examen au bout d’un instant.

De nouveau l’aîné des deux s’adressa au contremaître :

— Mon compagnon va m’attendre ici pendant que je visiterai le premier et le second étage. Voulez-vous bien prévenir le patron ?

Lust se disposait à monter dans la salle à manger où se tenait la famille quand il se ravisa. En effet, pour inspirer ; plus de confiance aux policiers, il demeura dans le magasin :

— Un instant, dit-il, je vais téléphoner…

Et il décrocha le cornet du petit appareil placé près du pupitre. Aussi bien, on entendait les recors d’un moment à l’autre et tout le monde était sur ses gardes.

— Allô ! C’est vous patron ? Ces messieurs de la kommandantur sont ici pour faire la visite. On va venir chez vous… Y a-t-il du dérangement ? Non ? Très bien…

Et remettant le cornet en place :

— Vous pouvez monter, messieurs ; pas besoin que je vous accompagne ?

Mais en ce moment la porte s’ouvrit et Camille s’avança dans le magasin. La vue de cette belle jeune femme impressionna si vivement les soldats que, spontanément, ils se découvrirent au lieu de se contenter du simple salut militaire.

— Messieurs, dit-elle avec une hauteur polie, je vais vous conduire…

— Il n’est pas nécessaire que nous montions tous les deux, répondit le plus âgé. Mon compagnon restera ici et je ferai seul la visite des appartements.

— Comme vous voudrez, Monsieur, acquiesça la jeune femme. Je vous montre le chemin…

Les Claes achevaient de déjeuner.

— Ne vous dérangez pas, je vous prie, dit le soldat en ôtant son calot qu’il garda à la main. Excusez-moi, je ne serai pas long…

Il parcourut rapidement la salle à manger dont les beaux meubles parurent l’intéresser un instant, entra dans la chambre à coucher et revint aussitôt :

— J’ai fini au premier étage, dit-il en s’inclinant devant les vieux quincailliers que la surprise restait muets. Pardonnez-moi, mais je dois faire mon devoir…

Et se tournant vers Camille :

— Mademoiselle veut-elle me conduire au second ?

La contenance de la jeune femme ne semblait plus aussi ferme. Son visage s’était altéré. Très pâle, elle hésita un instant à répondre, interrogeant des yeux ses parents dont la tête venait de se courber comme sous une soudaine tristesse. Mais avant que le soldat eût pu s’étonner, elle se dirigeait vers la porte :

— Je vous précède. Monsieur…

Et l’Allemand, après un profond salut aux deux vieillards, sortit derrière elle. Camille avait gravi la première volée de l’escalier quand elle s’arrêta comme oppressée et dut s’appuyer à la rampe. Déjà le soldat l’avait rejointe sur l’étroit palier. Il vit qu’elle éprouvait un grand malaise :

— Je vous en prie, Mademoiselle, ne vous gênez pas pour moi, reposez-vous le temps qu’il faudra. Rien ne presse.

— Merci, Monsieur, murmura-t-elle, j’ai monté un peu vite… Cela va passer… Mais elle ne parvenait pas encore à réagir. Quant au soldat, il n’osait lui proposer son aide soit qu’il craignît de la froisser par un attouchement, soit qu’il éprouvât une certaine timidité devant une si belle personne. À tout hasard, il posa une main sur la rampe afin que la jeune femme se retint à son bras en cas de défaillance. Cette main n’avait rien de celle d’un tâcheron : elle était au contraire d’une élégance nerveuse, ornée à l’annulaire d’une jolie bague d’or de forme ancienne. Ce bijou d’une simplicité artistique, frappa l’attention de Camille. La douce lueur qu’il dégageait dans l’ombre de l’escalier parut soudain la remettre :

— Montons, dit-elle.

Et, suivie du jeune homme, elle se mit à gravir les dernières marches qui aboutissaient au second étage. Une grande armoire de vieux style, adossée au mur, occupait une partie du palier. La jeune fille en ouvrit les portes :

— Voyez, il n’y a que du linge…

— Je vois. Vous pouvez refermer…

Le soldat demeura un instant :

— C’est un beau meuble, dit-il timidement, qui me rappelle un bahut de chez nous…

Cependant Camille avait ouvert l’une des deux portes donnant sur le palier :

— Voici ma chambre, dit-elle d’une voix qui perdait de nouveau de son assurance : entrez, je vous prie…

L’homme fit un pas dans la pièce qu’il parcourut d’un coup d’œil et regagna le carré où il attendit que la jeune femme lui ouvrit la porte de l’autre chambre.

Mais Camille, angoissée et tressaillante, avait posé la main sur son corsage :

— Un moment, soupira-t-elle, d’une voix étouffée et comme si elle luttait contre une nouvelle oppression :

Le soldat se retourna et plein de courtoise sollicitude :

— Demeurez seulement, Mademoiselle, je vais pénétrer dans cette chambre et…

Il n’eut pas le temps d’achever, Camille s’était élancée devant lui et, les bras étendus, s’opposait à ce qu’il passât outre :

— Oh ! je vous en prie, s’écria-t-elle d’un ton suppliant, n’entrez pas dans cette chambre !

— Calmez-vous, fit-il doucement, ce ne sera qu’une simple formalité…

— Oh ! n’entrez pas ! répéta la jeune femme avec une véhémence croissante. Faites-moi cette grâce de m’accorder ce que je vous demande !

Une expression de contrariété passa sur le visage du soldat. Certes, il ne demandait pas mieux que de se montrer accommodant, mais la complaisance ne pouvait aller jusqu’à l’oubli complet de ses instructions.

— Il m’en coûte beaucoup, Mademoiselle, mais je suis obligé…

— Je vous en prie, reprit Camille d’une voix qui s’étranglait dans sa gorge. N’entrez pas là !

— Oh ! mais vous allez me faire croire que cette chambre recèle…

— Non ! ce n’est pas cela, ce n’est pas cela !

— Alors quel motif ?…

Elle se décida à l’aveu :

— Écoutez-moi, Monsieur : cette chambre est celle de mon fiancé…

— Et bien ?…

— Il est à la guerre…

Une expression de profonde tristesse passa sur la physionomie du soldat :

— Il suffit, Mademoiselle. Non, je ne dois pas entrer là. Je comprends… je comprends. Rassurez-vous…

Il semblait ému, très touché lui-même.

Alors, avec intérêt :

— Ainsi votre fiancé est à la guerre… Dans l’armée active ? Parmi les combattants ?

— Oui, au neuvième de ligne. Parti simple soldat, il est aujourd’hui sous-lieutenant…

— Ah ! c’est un brave, et je vous félicite. Me permettez-vous de demander s’il y a longtemps que vous avez reçu de ses nouvelles ? J’espère qu’il est en bonne santé…

À ces mots, et quelle que fût son héroïque résolution à mentir, Camille ne put surmonter son émotion et éclata en sanglots.

La figure du jeune homme se contracta :

— Pardonnez-moi…

Et soudain, prenant la position militaire, il salua respectueusement la chambre de l’adversaire tombé dans la bataille. Puis, se tournant vers la jeune femme soulagée et tout attendrie :

— Ma mission est terminée, je me retire.

Il voulait s’y opposer, mais Camille reconnaissante, tenait à le reconduire :

— Oh, merci, Monsieur. Je vous souhaite de rentrer sain et sauf dans votre famille…

Le soldat parlait d’une voix grave et douce :

— Moi aussi, j’ai une fiancée… Est-ce que je reverrai jamais ma pauvre Anny ? J’avais deux frères. Ils sont tombés à Verdun. Je reste le seul fils. Dans quelques jours je repars pour le front. S’il m’arrive malheur que deviendront les vieux parents ? Ah ! c’est une triste époque, Mademoiselle, une bien triste époque pour tout le monde !

Devant la porte du magasin, il la pria de ne pas l’accompagner davantage et, ôtant son calot, il la salua profondément :

— Adieu !



La brutalité des soldats qui se livraient à des perquisitions avait jeté la terreur dans le quartier ; aussi n’est-ce pas sans une grosse appréhension que les Claes attendaient leur visite.

Cette fois, ils respiraient. Personne dans la quincaillerie qui ne demeurât stupéfait du tact des argousins militaires dont l’un surtout s’était montré d’une délicatesse incompatible avec sa nationalité…

Adélaïde ne put retenir ses larmes en apprenant que le soldat avait salué la chambre de Prosper :

— Ah ! il n’y a pas à dire, c’est un brave garçon !

— Oui, dit Lust qui ne désarmait pas tout à fait, celui-là est presque digne de ne pas être Allemand !