L’Épouvante/Chapitre VIII

Monde illustré (p. 221-241).


Onésime Coche s’éveilla vers dix heures et demie, la tête lourde et les membres reposés. Durant la nuit, tant de rêves fantastiques avaient traversé son sommeil, que ses idées avaient peine à se réunir. Il s’étonna d’abord de se trouver dans cette chambre qu’il n’avait jamais vue, et d’être tout habillé sur son lit. Il faisait froid. Autour de lui tout était triste, inconfortable et sale. Des chiffons froissés dépassaient la trappe rouillée à la cheminée. Aux murs, le papier clair à fleurs rosés et bleues, se moirait de taches d’humidité ou de graisse. Le lit était douteux. Le couvre-pieds rapiécé laissait passer par endroits des flocons d’étoupe jaunâtre, et, à un porte-manteau planté de côté, pendait une vieille jupe de femme. Ce fut seulement après avoir regardé pendant un moment tout cela que le souvenir de son retour chez lui, de sa course à travers Paris, au hasard des boulevards et des rues et de sa certitude d’avoir été suivi, au moins depuis le Luxembourg, lui revint. Il essaya de raisonner froidement :

— Il avait été suivi ?… Était-ce bien vraisemblable ?… Pourquoi choisir l’hypothèse la plus compliquée alors qu’il était si simple et si naturel de croire que l’homme qu’il avait croisé en haut du boulevard Saint-Michel, était un paisible passant ?… Cet homme avait exactement suivi sa route… Et après ? Il n’était pas dans un quartier perdu, en rase campagne !… L’homme pouvait fort bien rentrer chez lui, et pourtant il n’avait pu se défendre de frissonner quand leurs regards s’étaient croisés. Son angoisse un instant apaisée le reprit. Il sentit le froid et la tristesse morne de cette chambre de rencontre, décor de drame pauvre, taudis où avaient défilé sans doute toutes les laideurs et toutes les misères des hommes. Il avait dormi son sommeil d’homme libre, innocent, sur ce lit défoncé ou peut-être des escarpes, des criminels avaient passé la nuit, accroupis, l’œil grand ouvert dans l’obscurité, l’oreille au guet, les doigts crispés sur le couteau… Ces terreurs jadis obscures, vagues dans son esprit, lui devenaient familières. Il en comprenait la torture, en excusait l’exaspération, et sentait comment le criminel transformé soudain en bête aux abois, se ramasse dans son coin pour faire tête à ceux qui le poursuivent, et se jette en avant, non pour vendre chèrement sa vie, mais pour la seule joie féroce d’apaiser, dans le meurtre, l’épouvante des nuits sans fin. Le drame terrible de la capture se jouait dans son imagination. Il se voyait, lui, terrassé, empoigné par des mains brutales ; il sentait des souffles chauds passer sur son visage, et tout cela faisait éclore en lui une sorte d’héroïsme de barrière… »

Il se leva, s’approcha de la fenêtre, et, sans oser soulever le rideau, regarda la rue. Sur le trottoir, un homme allait et venait à pas lents. Croyant que cet homme levait les yeux vers lui, il recula, sans cesser d’observer ; pour la seconde fois l’homme leva les yeux. Alors, une sueur glacée descendit entre ses épaules. Le doute n’était plus possible. Cet homme attendait, guettait quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était lui !… Il voulut chasser cette pensée absurde, mais il ne pouvait plus en détacher son esprit, et de nouveau les visions de lutte, qui l’avaient assailli tout à l’heure, s’étalèrent devant lui.

À l’heure des pires dangers, l’homme sentant sa faiblesse, redevient enfant. L’état du premier âge laisse en nous une trace si profonde, qu’elle reparaît aussitôt que notre raison, notre intelligence acquises, fléchissent. La raison de Coche, épuisée par les transes de la nuit se troublait insensiblement. Sa crainte se muait en une sorte d’hébétement si complet qu’il en arrivait à croire que tout n’était qu’illusion, fantaisie. Et dans cette minute poignante, il se mit à jouer involontairement au coupable, comme lorsqu’il était petit, il jouait tout seul à la guerre, à la chasse, à la fois général et soldat, chasseur et gibier, éprouvant tour à tour toutes les émotions, s’effrayant du bruit de sa voix et de la fureur de son geste, mimant pour un spectateur imaginaire qui était lui, les drames gigantesques et insoupçonnés éclos dans son âme d’enfant.

Dans ce jeu sinistre, il était naturellement le coupable. Il se savait surveillé du dehors. Devant sa maison, des hommes montaient la garde. D’autres se glissaient dans l’escalier. Il entendait les marches craquer lentement sous leurs pas. Le bruit cessait, puis reprenait. Un murmure étouffé de voix venait jusqu’à lui. Il distinguait bientôt des mots, des bribes de phrase :

— Il y est… Faites attention… Pas de bruit…

Et puis, plus rien… Que faire ? Il était cerné de toutes parts… Sous ses fenêtres, des espions étaient postés. De ce côté, la fuite était impossible. Près de la cheminée une porte communiquant avec une chambre voisine était fermée par deux crampons de fer : jamais il n’aurait le temps de les faire sauter… Alors, quoi ? Attendre, que la porte de ce palier s’ouvrît et foncer la tête basse sur les assaillants ?… Oui, c’était bien cela…

Il prit son revolver, retira la baguette de sûreté, et accroupi dans l’angle de la fenêtre attendit… Les voix (rêve, jeu, réalité ?) étaient plus distinctes. L’une disait :

— Au moindre geste… C’est convenu ?

Le silence se fit. Pas une voiture ne passait dans la rue. La vie semblait s’être arrêtée soudainement. D’une pièce voisine, arrivait net et cassant, le tic-tac d’un réveil-matin… Tout à coup on frappa à la porte… La chose parut toute naturelle à Coche, non que l’idée lui vînt un seul instant que c’était le garçon entrant pour le service. N’était-il pas dans son jeu inconscient, traqué par la police ? Elle était là, derrière cette porte… La logique voulait qu’il ne répondît pas : il se tint coi et assura son revolver. On frappa une seconde fois : même silence ; soudain, la porte s’ouvrit. Il s’attendait si bien à la voir s’effondrer sous une poussée violente qu’il demeura stupéfait, oubliant que la veille, il avait omis de la fermer. À peine eut-il le temps de braquer son revolver, déjà des mains s’abattaient sur lui, maintenant ses épaules, tordant ses poignets. La surprise, la douleur furent si fortes, qu’il lâcha son arme, et se laissa passer les poucettes sans résistance. Alors seulement il comprit ce qui venait de se passer, que le jeu était devenu une réalité, et qu’il était pris. Il restait debout, arraché avec une telle violence à son espèce de rêve, que les événements les plus extraordinaires ne parvenaient plus à l’étonner. Peu à peu, avec la notion exacte des choses, le sang-froid lui revint ; il entendit la voix narquoise du Commissaire qui disait :

— Mes compliments, Monsieur Coche !

Et cette voix suffit pour lui rendre le sentiment de la réalité.

Or, par un revirement étrange il éprouva un soulagement réel. Ce qu’il redoutait tant depuis quatre jours s’était produit : il était pris !

Il allait donc pouvoir se reposer et dormir, innocent, le sommeil paisible de ceux qui n’ayant rien à se reprocher, abaissent leurs paupières sur des yeux où nulle vision de crime n’a passé. Enfin et, pour la première fois peut-être, depuis la nuit du 13, il eut la notion exacte qu’il atteignait son but, et que son reportage triomphal commençait. Ses traits se détendirent insensiblement, il prit une respiration large, tranquille, et sourit avec un peu d’ironie méprisante.

Quand on l’eut fouillé des pieds à la tête, et qu’on eût retourné le lit, les matelas, les draps, les oreillers, le Commissaire dit :

— En route…

— Pardon, fit Coche, — et il se réjouit de réentendre le son de sa voix, — serait-il indiscret de vous demander, Monsieur le Commissaire, ce que signifie tout cela ?…

— Vous ne vous en doutez pas un peu ?

— J’entends bien que vos hommes se sont jetés sur moi, qu’ils m’ont terrassé, ligoté… j’ajoute même qu’ils ont serré les poucettes plus que de raison… mais je ne saisis pas très exactement pourquoi ces violences… J’imagine qu’on voudra bien me renseigner sur ce point… J’ai beau chercher dans ma mémoire, je n’y trouve pas le moindre souvenir d’un délit de presse ; et en aurais-je commis un, vous ne m’appréhenderiez pas ainsi, escorté de dix agents de la sûreté dont Monsieur, ajouta-t-il en désignant Javel, qui a eu l’attention charmante de me tenir compagnie depuis hier soir…

Il avait repris une telle assurance qu’un instant Javel, le Commissaire et tous les autres se dirent :

— Ce n’est pas possible ! Nous nous sommes trompés…

Mais une réflexion identique leur vint :

— Pourquoi, s’il n’a rien sur la conscience, nous a-t-il reçus le revolver au poing ?

Réflexion qui se doubla pour le Commissaire et pour Javel, d’une question autrement plus précise et plus grave :

— Comment expliquer qu’un de ses boutons de manchettes ait été trouvé près du cadavre ?…

Cela suffit à leur ôter jusqu’à l’ombre d’un doute. Coche, le cabriolet au poignet, descendit l’escalier entre deux inspecteurs.

L’hôtelier, debout sur le pas de sa porte, grogna :

— Et avec ça, j’y suis de ma nuit de chambre !…

— Mon pauvre homme, fit Coche, vous m’en voyez tout à fait désolé, mais ces Messieurs ont cru devoir s’emparer de mon porte-monnaie. En attendant qu’ils me le rendent, adressez-vous à eux…

On le poussa dans une voiture à galerie. En traversant la foule amassée sur son passage, il eut un mouvement de honte. Quand la voiture se mit en marche, une voix stridente s’éleva :

— À mort l’assassin ! À mort !

Dans une foule il se trouve toujours quelqu’un pour être au courant de tout. Cette fois encore le secret avait transpiré. Aussitôt, de nouvelles huées partirent en fusée, féroces, haletantes, et un grondement monta menaçant :

— À mort ! À mort !…

En un clin d’œil, la voiture fut entourée des hommes, des femmes, des enfants, accrochés aux ressorts, cramponnés à la tête des chevaux, hurlaient :

— Lâchez-le ! qu’on le tue ! À mort !…

Un inspecteur se pencha vivement à la portière et cria au cocher :

— Qu’est-ce que vous attendez ? Au trot, nom de…

Des agents accourus dégagèrent enfin le fiacre qui s’ébranla parmi les vociférations. Les plus acharnés se mirent à courir derrière, s’essoufflant à clamer :

— À mort ! À la guillotine !…

Les gens qui, sur le pas de leur porte voyaient passer cette voiture escortée d’agents cyclistes, se joignaient pendant quelques mètres au cortège, criant aussi :

— À mort ! À mort !…

Enfin, à la hauteur de la rue d’Alésia, un encombrement de la chaussée où deux tramways Montrouge-Gare de l’Est arrivaient en sens inverse, permit au cocher de prendre un peu d’avance et de semer les braillards.

Enfoncé dans son coin, Coche n’avait pas ouvert la bouche depuis le départ. Tout au plus avait-il dit un timide merci quand un des inspecteurs avait baissé les stores pour le soustraire à la curiosité du public. Les cris, les menaces de tous ces gens l’avaient d’abord effrayé puis écœuré. Ainsi c’était là ce peuple de Paris, le plus intelligent du monde ? Dans ce pays, berceau de toutes les libertés, dans cette ville d’où s’étaient levées toutes les paroles de justice et de raison, voilà de quelle haine aveugle on entourait un homme dont on ne savait rien que ceci : qu’il était traîné en prison ; voilà de quelles imprécations effroyables on l’accablait, parce qu’une voix, une seule voix, avait crié : « À mort ! » La terrible partie qu’il avait engagée ne lui eût-elle fait sentir et comprendre que cela, il n’eût rien regretté des angoisses traversées, des vexations à subir. Les choses maintenant allaient prendre une marche normale ; l’aventure prodigieuse et paradoxale commençait de la souris jouant avec le chat.

Son ironie facile, un instant retrouvée après son arrestation, était tombée. La justice lui apparaissait comme une machine infiniment plus complexe qu’il n’avait cru, d’abord. À côté des policiers, des magistrats, des juges, restait cette chose obscure et formidable : Le Public.

Certes, en principe, la voix populaire s’éteignait aux portes du prétoire ; certes les juges n’avaient pour les guider que leur connaissance des faits appuyée sur leur science des lois. Mais quel homme oserait se dire assez fort, assez juste, assez grand, pour se soustraire totalement à la volonté impérieuse des foules ?… Un vrai coupable a presque autant à redouter le verdict du peuple que celui de ses juges. Les peines, quoi qu’on dise, varient avec les mouvements d’opinions. Tel crime, aujourd’hui puni de quelques mois de prison ne conduisait-il pas autrefois son auteur aux galères ? Damiens, roué vif pour avoir porté à Louis XV un coup de canif insignifiant, aurait-il été condamné au vingtième siècle à plus de deux ans de prison pour insulte envers le chef de l’État ?…


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le premier interrogatoire sommaire terminé, Coche fut enfermé dans une petite cellule du poste.

Derrière sa porte, il entendait causer les agents, et de temps en temps, l’un d’eux venait jeter un coup d’œil sur lui, par un judas.

Vers midi, on lui demanda s’il avait faim. Il répondit : « Oui ». Mais il avait la gorge serrée, et la seule pensée de la nourriture lui soulevait le cœur. Pourtant, pour ne pas avoir l’air trop ému, quand on lui tendit la carte d’un restaurant voisin, il fit son menu — au hasard d’ailleurs. — On lui apporta sa viande toute découpée, et ses légumes, dans de petites assiettes épaisses et lourdes. À force d’avoir été heurtées et lavées, leur émail avait éclaté par endroit, et l’eau grasse s’infiltrant entre les fentes, y avait étendu des taches grises craquelées. Il essaya de manger, ne put avaler une bouchée, mais il but avidement sa bouteille de vin et sa carafe d’eau, après quoi, il se mit à aller et venir dans sa cellule, pris d’un désir de mouvement, d’air, de liberté. Sauf les menottes qui lui avaient un peu serré les pouces, il n’avait pas été maltraité. Il avait cru les agents plus brutaux, plus revêches, et s’était déjà préparé à parler haut, au nom de son droit d’homme innocent et devant être traité comme tel, tant que les tribunaux ne l’ont pas frappé. Il s’était imaginé, surtout, que lui-même serait bien différent de ce qu’il avait été.

Au cours des derniers jours écoulés, quand il réfléchissait à ce que serait son attitude après son arrestation, il croyait conserver sa vigueur et sa gaîté, quelques heures de prison avaient suffi à modifier ses pensées. Peu à peu, l’exceptionnelle gravité de son acte commençait à lui apparaître, et, avant même que d’avoir pris contact avec la justice, il s’effrayait de tout ce qui l’entourait. Cependant, toutes ses pensées avaient une conclusion rassurante :

— Quand j’en aurai assez, je ferai cesser la comédie, et voilà.

Avec le jour tombant, ses idées prirent un tour plus triste.

Rien n’évoque mieux les douceurs de l’intimité, la chambre tiède, où brûle la bûche silencieuse, la lampe et le grand rond étalé sur la nappe, et la tiédeur de la bonne maison, que le petit froid traître qui, le soir, se répand dans les pièces sombres où viennent mourir assourdis, tous les bruits de la rue. Les agents groupés autour d’une table avaient allumé une mauvaise lampe, et l’odeur du pétrole se mêlait au relent de cuir et de drap mouillé qui le gênait depuis le matin. Pourtant, dressé sur la pointe des pieds, l’œil au judas, il regardait avidement ces gens paisibles accoudés dans des poses lasses, et surtout cette lampe au verre ébréché, piqué de taches rousses, mais d’où venait un peu de la clarté qui lui manquait dans sa cellule. Vers six heures, on ouvrit sa porte. Il crut qu’on allait l’interroger, mais un agent lui passa le cabriolet et le poussa dans le poste. Il se trouva là avec deux pauvres diables déguenillés un pâle voyou qui ricanait, la cigarette au coin des lèvres, et deux filles qui lui rappelèrent celle qu’il avait vue la nuit sur le boulevard Lannes. Un garde municipal fit défiler devant lui les prisonniers, les compta, puis un par un, les fit monter dans la voiture cellulaire qui stationnait devant la porte. Coche passa le dernier et entendit un des agents dire au garde en le désignant :

— Tâche un peu d’ouvrir l’œil pour celui-là !

Il n’eut qu’un pas à faire pour traverser le trottoir, et, machinalement détourna la tête pour ne pas rencontrer les regards des badauds.

Comme il avait les mains liées, on dut l’aider à monter. On le fit entrer dans le dernier boxe. Il s’assit, les genoux heurtant les planches. La porte se ferma sur lui et la voiture, au trot de ses deux vieux chevaux, se mit en route, dansant sur le pavé.

Cette fois, la grande épreuve commençait. Elle s’annonçait dure, mais quelle joie ce serait pour lui de se jouer des magistrats, de la police ; de les surprendre en flagrant délit d’erreur ou de partialité, et de leur arracher enfin, sans qu’en aucun moment, ils pussent se défier, ces interviews uniques qui le classeraient en tête des plus ingénieux parmi les journalistes…

Il se disait cela, plutôt pour se donner du courage que par conviction, conservant, il est vrai, l’espoir de retrouver sa bonne humeur et la lucidité de son esprit après une nuit de repos.

Le lendemain, et le jour qui suivit, il ne vit que ses gardiens. Bien que la solitude lui pesât, il se sentit d’abord moins angoissé qu’il ne l’avait été, lorsqu’il se promenait libre dans Paris.

Tout le jour, il restait étendu sur son lit ; la nuit il dormait assez bien, gêné seulement par la lumière de la lampe électrique placée exactement au-dessus de sa tête. Puis, peu à peu, la surveillance constante dont il était l’objet, l’irrita. Après avoir redouté la solitude, il la souhaita complète. La pensée que tous ses gestes étaient épiés, tous ses mouvements suivis, lui devint odieuse, et un doute, repoussé d’abord, puis, d’heure en heure plus poignant, grandit en lui :

— Pourquoi ? Sur quel indice l’avait-on arrêté ?

Certes, il s’en doutait, mais, jusqu’ici, personne ne le lui avait déclaré d’une façon formelle, si bien qu’il se trouvait emprisonné, au secret, sans connaître officiellement la raison de son arrestation. Si pourtant il était accusé d’un autre crime ? Vingt histoires de forçats reconnus innocents dans la suite venaient à son esprit. Il se sentait armé suffisamment pour se défendre contre une accusation dont il avait lui-même établi toutes les bases, mais non contre les charges que le seul hasard pouvait avoir amassées sur lui.

Quand son esprit parvenait à s’affranchir de cette angoisse, une autre question se posait :

Comment avait-il pu être pris aussi vite ? Quelle imprudence avait mis la sûreté sur sa trace ? Qu’avait-on trouvé qui permît de le désigner formellement ? Tout ce qu’il avait placé à dessein dans la chambre du crime, le bouton de manchette aussi bien que les bouts d’enveloppe, était destiné à fortifier, à appuyer des présomptions, mais il ne trouvait rien dans son attitude qui fût capable d’expliquer comment on avait été amené à chercher de son côté.

Il se demandait si, dès la première heure, des forces inconnues ne l’avaient pas environné. S’il n’avait pas été suivi la nuit même du crime.

Il essayait de se remémorer tous les visages entrevus, dans la rue, au restaurant, à l’hôtel : Aucun ne répondait à l’idée qu’il se faisait de l’être mystérieux qui, durant quatre jours aurait évolué dans son ombre. Et là encore l’inconnu l’épouvantait.

D’invraisemblable qu’elle était d’abord, cette pensée lui sembla possible, de possible elle lui sembla probable, certaine…

« Ainsi, pensait-il, j’ai vécu quatre jours, accompagné d’un être qui ne m’a pas quitté, dont les regards pesant sur moi, m’ont peut-être dicté tous mes gestes !… Qui sait ?… peut-être aussi, cet être fut-il mon maître avant mon entrée dans la maison du crime ?… Si, pourtant, il m’avait suggéré l’idée de la comédie que j’ai jouée et que je joue encore ?… Je serais en son pouvoir, je serais sa chose ; il me dicterait mes actes, mes paroles… À travers les murs de ma prison, il substituerait sa volonté à la mienne, et moi, vivant, agissant et pensant, je ne serais plus qu’une loque avec la forme humaine, et l’apparence de la vie, l’apparence de la volonté ?… Alors, s’il lui plaisait, demain, dans une heure, de me faire m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis, d’effacer de ma mémoire les détails précis de cette nuit… j’obéirais encore ?

Son exaltation croissait de minute en minute. Il se mettait à écrire nerveusement, consignant les moindres faits de sa vie, les relisant pour s’assurer qu’ils s’enchaînaient logiquement, qu’il retrouvait dans ses notes la trace de sa pensée propre.

De tous temps, il avait redouté le merveilleux. Sans jamais parvenir à n’y pas croire, il n’osait nier l’influence des esprits, leur présence immatérielle dans le monde des vivants, leur intervention dans les événements de l’existence. Bien qu’il ne fût pas spirite, il ne s’était jamais senti le courage de rire devant une table tournante, et chaque fois qu’il avait entendu les coups mystérieux frappés par les pieds, il avait reçu la même commotion violente, et frémi du même doute menaçant.

Tout cela, loin de le pousser à l’aveu spontané de la supercherie, le réduisait à un état de faiblesse et de docilité prodigieux. Il se disait : « Si nul autre que moi n’a voulu ce qui arrive, je saurai délier ce que j’ai lié, dévider l’écheveau emmêlé par mes doigts ; mais si des volontés supérieures m’ont fait agir, si je ne fus qu’un instrument entre les mains d’un autre… tout ce que je voudrais ne servirait à rien, puisque aussi bien je ne pourrais rien tenter, qui ne me soit dicté par celui auquel il est impossible que je n’obéisse pas…

Bientôt il vécut dans un rêve, insensible à tout, attendant avec une patience et un fatalisme d’Oriental, que les événements, se succédant, voulussent donner corps à ses doutes. Ainsi coula en lui une sorte de bonheur vague, fait surtout d’indifférence, et le troisième jour, quand il monta en voiture pour se rendre au cabinet du juge d’instruction, il eut devant ses gardiens une attitude telle qu’ils crurent un instant que le secret avait abattu sa volonté, et qu’il avouerait avant un quart d’heure.