L’Épouvante/Chapitre IX

Monde illustré (p. 245-264).


La légende se plaît à peindre les juges d’instruction avec une face maigre, des lèvres minces, et une lueur menaçante dans les yeux. Au dire de certains, leur regard aurait on ne sait quel pouvoir fascinateur pareil à celui des grands oiseaux de proie ; par définition, le magistrat instructeur est le premier et le plus redoutable ennemi de l’accusé. Il est (malgré que la loi ait voulu garantir les prisonniers contre son caprice, son parti pris, son arbitraire), le maître de leur honneur, de leur liberté, de leur vie. Cynique et retors, il frôle le code, sans jamais le heurter ; il n’a plus le droit de mettre le prévenu au secret, de l’interroger hors de la présence de son avocat, mais il tourne la difficulté en retardant sa comparution devant lui, en ne posant que des questions d’apparence assez simple pour ne pas éveiller ses craintes ; et si, par aventure, le prévenu devinant le piège refuse de parler s’il n’est assisté de son défenseur, il souscrit à sa demande, se réservant de l’interroger dans la suite de telle sorte que l’avocat ne puisse lui être d’aucun secours.

Onésime Coche savait tout cela, et c’est pour en rendre compte avec toute l’exactitude possible, qu’il s’était engagé dans cette affaire.

Or, le juge était un petit homme tout rond, avec une figure replète, et de bons petits yeux qui semblaient rire sous les lunettes. Il fit asseoir le journaliste devant lui et fouilla dans ses dossiers tout en le regardant à la dérobée. Cet examen sournois acheva d’énerver Coche qui se mit à tapoter du bout du doigt sur le bord de son chapeau.

Un homme peut dissimuler sa pensée, mentir avec les yeux, conserver malgré tout un regard et une impassibilité tels que pas un de ses muscles ne bouge, réagir même contre la rougeur qui monte à son front ou la pâleur qui l’envahit, mais ses mains ne peuvent pas, ne savent pas mentir.

Nos mains ne nous appartiennent pas ; notre volonté demeure sans prise sur elles ; nos mains intelligentes, sottes, câlines ou brutales, sont les traîtresses que nous portons avec nous, et le juge ne quittait pas des yeux les mains de Coche. Quand il les vit frémir, il se dit que le moment de frapper le premier coup approchait ; quand il les vit se crisper, il releva la tête et commença l’interrogatoire par quelques formalités indispensables : nom, âge, profession, etc., puis il reprit l’examen de ses dossiers tandis que Coche, de plus en plus énervé, crispait les poings sur ses genoux. Alors, jugeant la minute propice, sans autre préambule, le juge lui dit :

— Voulez-vous m’expliquer pourquoi vous avez brusquement disparu de votre domicile, et comment il se fait qu’on vous ait retrouvé il y a trois jours dans un hôtel borgne de l’avenue d’Orléans ?…

Coche s’attendait à toute autre entrée en matière, aussi ne fût-ce pas d’une voix aussi assurée qu’il l’eût souhaitée, qu’il répondit :

— Je désirerais avant de vous renseigner sur ce point, savoir pour quel motif je suis ici.

— Vous êtes ici parce que vous avez assassiné M. Forget, boulevard Lannes.

Coche respira. Jusqu’à cette minute, bien que la chose fût invraisemblable, il n’avait pu oublier sa première crainte : « Si j’étais accusé d’un autre crime ? » Il répliqua donc avec un étonnement qu’il avait trop longuement préparé pour bien le jouer :

— Ça, par exemple, c’est plus fort que tout !…

Et après un temps, il ajouta :

— D’autant que si je saisis la nuance, vous ne dites pas que je suis accusé de ce crime, mais bien que j’en suis convaincu ?

— Il y a vraiment plaisir à causer avec vous, fit le juge. Vous comprenez à demi-mot.

— Vous me flattez, en vérité, Monsieur, mais, même pour répondre à votre politesse par une autre, il ne me paraît pas possible de me reconnaître coupable d’un crime que je n’ai pas commis…

— Je vais reprendre ma première question ; vous y répondrez, et si vous me prouvez que vous êtes innocent, je vous remets en liberté, instantanément.

— Ah ! songea Coche, tu me la donnes trop belle ; voilà qui ne fera pas mal comme début de mes articles !…

Et, pesant tous ses mots, il répliqua :

— Pardon, Monsieur le juge, il ne faudrait pas intervertir les rôles : ce n’est pas à moi de prouver que je suis innocent, mais à vous de prouver que je suis coupable. Ceci posé et admis, je m’empresserai de répondre à toutes les questions qu’il vous plaira de me poser, pourvu qu’elles ne portent atteinte ni au repos, ni à l’honorabilité de tierces personnes…

— Voici qui n’est pas compliqué comme moyen de défense. Vous laissez entendre que vous ne pourrez pas dire certaines choses, les choses capitales sans doute ?

— Je ne laisse rien entendre du tout. J’ai indiqué dans ma phrase que je faisais deux réserves de principe : vous venez d’interpréter à votre façon la seconde, je vous rappelle la première, c’est que je ne parlerai que sous certaines conditions, comme par exemple, la présence de mon avocat.

— C’est trop naturel, et j’allais précisément vous le dire. Choisissez-vous donc un défenseur et nous remettrons la suite de l’interrogatoire à un autre jour…

— Mais je tiens, au contraire, à ce que mon interrogatoire ne soit pas retardé. Si le garde ou votre greffier veut bien descendre dans la galerie des pas perdus et me ramener le premier avocat venu, fût-il stagiaire de la veille, je m’en contenterai. Coupable j’essaierais de décider une sommité du Barreau à prendre ma cause en mains ; innocent je demande un avocat parce que la loi exige cette formalité et que je suis respectueux de la loi, tout simplement.

Le garde revint au bout d’un instant accompagné d’un jeune avocat.

— Je vous remercie, Maître, de vouloir bien m’assister. Au reste, les choses iront très vite. Maintenant, Monsieur le juge, je suis tout à fait à vos ordres.

— Alors, je reprends ma première question : Pourquoi avez-vous brusquement disparu de votre domicile, et comment se fait-il qu’on vous ait retrouvé il y a trois jours dans un hôtel borgne de l’avenue d’Orléans ?

— J’ai quitté mon domicile parce qu’il ne me déplaisait pas de vivre quelque temps en dehors de chez moi, et j’ai couché Avenue d’Orléans parce que le hasard m’a conduit devant un hôtel, à une heure où il était trop tard pour redescendre dans Paris.

— D’où veniez-vous ?…

— Ma foi, je ne sais plus…

— Je vais vous le dire, moi. Vous veniez de chez vous, 16, rue de Douai…

— Comment ? balbutia Coche stupéfait…

— Mais oui, de chez vous, où avez changé de linge, et cherché, à la manchette d’une certaine chemise de soirée, un bouton qui pouvait être compromettant à un moment donné. Ce bouton vous ne l’avez pas trouvé. Il n’était pas bien loin pourtant puisque le voici… Vous le reconnaissez ?

— Oui, murmura Coche, véritablement effrayé de la rapidité et de la précision avec laquelle on l’avait pris en filature.

— Voudriez-vous me dire, maintenant, où vous avez perdu l’autre ?

— Je ne sais pas.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, vous ne sortez pas de là ! Tout à l’heure, vous disiez : « C’est à vous de me prouver ma culpabilité et non à moi d’établir mon innocence. » Il y a des limites à tout. Cependant cette fois encore, c’est moi qui répondrai pour vous : Vous avez perdu l’autre bouton dans la chambre où Forget a été assassiné… on l’y a trouvé…

— Cela n’a rien de surprenant. J’y suis entré avec le Commissaire de police. Ce bouton a pu se détacher et tomber…

— Oui. Mais comme vous portiez une chemise de flanelle dont les boutons devaient être cousus, votre explication n’en est plus une. D’ailleurs il est d’usage, quand on met un bouton de manchette à un poignet, de mettre l’autre à l’autre poignet. Or, je vous le répète, l’un des deux était resté après votre chemise de soirée d’où votre femme de ménage l’a détaché…

— Je ne m’explique pas…

— Moi non plus, ou plutôt, je ne m’explique que trop…

— Alors, Monsieur le juge, sur un simple indice, vous me croyez coupable ? Voyons, ce n’est pas possible…

— Un simple indice, peste comme vous y allez ! Moi j’appelle cela une charge, et une charge terriblement grave encore. Mais j’en ai d’autres. Que diriez-vous d’une lettre oubliée par vous sur les lieux du crime ? Simple indice encore ?…

— Je ne peux pas avoir oublié de lettre sur les lieux du crime, pour l’excellente raison que je m’y suis rendu, je vous le répète, avec le Commissaire de police, que je n’y suis pas resté plus de trois minutes, et que…

— Approchez-vous. Approchez-vous, Maître. Regardez ces bouts de papier. Placés au hasard, ils ne veulent rien dire, mais dans cet ordre, que voyez-vous ? « Monsieur…ési… 22…ue de… E.V. », ce que je lis, en remplaçant les lettres disparues : « Monsieur Onésime… 22, rue de… E. V. ». Votre prénom, admettez-le, n’est pas si répandu, que je ne puisse, par une simple supposition, le faire suivre de votre nom de famille qui n’y est pas, je le reconnais. Cela me donne : « Monsieur Onésime Coche, 22 rue de… ».

— Ah ! non ! non ! non ! je proteste de toutes mes forces contre votre procédé de déduction ! Avec quelques lettres éparses vous bâtissez un prénom, et vous y ajoutez délibérément mon nom. En admettant même votre manière de voir, la suite de votre traduction détruit tout ce que le commencement voulait établir. Voilà « 22, rue de… » Rue de quoi, d’abord ? Et puis, je n’ai jamais demeuré au numéro 22. Puisqu’on vous a si bien renseigné sur ma visite à mon appartement vous devez le savoir. Je désire que ma protestation figure au procès-verbal.

Et en lui-même il pensa :

— Voilà un petit moyen que tu me paieras cher à ma sortie de prison ! Décidément, je me documente.

— Votre protestation figurera au procès-verbal, soyez sans crainte. Mais nous la ferons suivre de la légère observation que voici : Retournons ces bouts de papier, et ces lettres éparses. — Hé, hé, vous regardez ? — Lisez (en toutes lettres cette fois) : « Inconnu au 22, voir au 16 ». — Vous demeurez 16, rue de Douai. Cette lettre, adressée par erreur au 22, vous a été retournée à votre domicile, et ce n’est pas la première fois qu’il y a eu confusion de numéros sur votre correspondance. Vous voyez qu’en affirmant qu’elle vous appartient, je ne me livre pas à des déductions fantaisistes. Maintenant, si vous avez quelque chose à répondre, je vous écoute…

Coche baissa la tête. En déchirant l’enveloppe, il n’avait pas songé à la rectification portée au verso, et il vit nettement que la conviction du juge était faite. Il se borna donc à répondre :

— Je ne sais pas, je ne m’explique pas. Ce que je puis vous affirmer, vous jurer, c’est que je suis innocent, que je ne connaissais pas la victime, que je ne l’ai jamais connue, et qu’enfin toute mon existence passée dément une pareille accusation.

— Je ne dis pas, fit le juge ; mais en voilà assez pour aujourd’hui. On va vous relire votre interrogatoire, et vous le signerez, si vous voulez.

Coche écouta distraitement la lecture et signa. D’un geste machinal, il tendit les poings au garde qui lui passa les menottes, et sortit.

Dans le couloir, son avocat lui dit :

— Je viendrai vous voir demain matin, nous avons à causer longuement…

— Je vous remercie, fit Coche.

Et il se laissa emmener par les petits corridors jusqu’à la sortie du Palais. Seul de nouveau dans sa cellule, il se prit à réfléchir longuement, fortement. Il était loin le reporter aventureux, prompt à la riposte, ingénieux et risque-tout quand il fallait ! Il commençait à se repentir d’avoir engagé une telle partie. Non qu’il eût la moindre crainte sur son issue ; il savait que d’un seul mot il réduirait toutes les charges à néant. Mais, malgré tout, il sentait le cercle menaçant se resserrer autour de lui, et le doigt pris dans l’engrenage redoutable de la machine judiciaire, il comprenait qu’il lui faudrait faire un gigantesque effort pour ne pas y laisser le bras tout entier. Il s’était imaginé jeter à la faveur de la ruse, le trouble dans la police, l’acculer aux maladresses, aux imprudences : il s’apercevait qu’il avait accumulé des charges telles contre lui, que l’homme le moins prévenu n’aurait pas hésité à dire en le voyant :

« Voilà le coupable ! »

La conviction du juge était naturelle, en somme. Qu’avait-il pu répliquer… ? Rien ! Il avait crié son innocence : Et puis ? l’accent de la vérité ? Cela se reconnaît à peu près comme « la voix du sang ». C’est quand il dit la vérité qu’un menteur a l’air de mentir. L’angoisse de l’inconnu s’ajoutait à ses craintes. Quelles charges nouvelles le juge allait-il relever contre lui ? Il n’avait su que répondre à des questions dont deux tout au moins étaient prévues : quelle serait son attitude en face d’une accusation qu’il ne soupçonnait pas ? – Nier, nier, contre toute évidence, contre toute vraisemblance : tel devait être son système. Quant à faire naître l’ombre d’un doute dans l’esprit du magistrat, il n’y fallait pas songer. Cependant — et il comptait là-dessus pour faire hésiter l’instruction — quand on en viendrait aux mobiles, il serait invulnérable. L’enquête révélerait qu’il ignorait même l’existence de ce Forget, que personne dans son entourage n’avait entendu parler de lui ; or, on ne pouvait retenir prisonnier un homme au passé irréprochable, alors qu’on était hors d’état d’affirmer :

« Voilà pourquoi cet homme a tué. »

Le lendemain, son avocat vint le voir. Il lui parla d’abord en termes vagues, lui demandant des renseignements sur sa vie, ses fréquentations, ses habitudes. Il lui fit préciser certains détails insignifiants, sans oser aborder nettement la question du crime. Au bout d’un quart d’heure de conversation, Coche de plus en plus nerveux lui dit :

— Voyons, Maître, la vérité : vous me croyez coupable…

L’avocat l’arrêta d’un geste :

— Ne m’en dites pas plus, je vous en prie. Je tiens pour sincères, pour vraies, entendez-vous, pour vraies, vos protestations d’innocence. Quelque lourdes que soient les charges relevées contre vous, je n’y veux voir que l’effet d’un terrible caprice du hasard. Votre système de défense est d’être innocent, vous êtes innocent : je le proclame !

— Mais je vous jure, Maître, je vous jure sur ce que j’ai de plus cher au monde que je suis innocent.

En cette minute, Coche eut la tentation folle de tout raconter. Mais quel avocat aurait osé le défendre après un pareil aveu ? Il s’était condamné lui-même au seul système possible : tout nier, sans se préoccuper de la vraisemblance.

Encore voulait-il que son avocat crût à sa sincérité. Il reprit avec passion :

— Je suis innocent ! Je suis innocent ! Plus tard, bientôt peut-être, vous verrez, je vous dirai…

— Mais je vous crois, je vous l’affirme…

Et Coche comprit, à l’attitude, au regard de son avocat qu’il déguisait sa pensée, qu’il était convaincu, lui aussi, de sa culpabilité. Ils causèrent encore, doucement, ne parlant presque plus du crime. Coche oubliait un peu tout ce que sa situation présentait de grotesque et de dramatique à la fois, et l’avocat essayait de déchiffrer ce qu’il y avait au fond de cette espèce d’insouciance blagueuse, succédant à l’indignation remarquablement simulée du début.

Dans l’après-midi du lendemain, on vint chercher l’accusé dans sa prison, et on le fit monter dans la voiture cellulaire. Il crut qu’on le conduisait à l’instruction, mais le trajet lui sembla plus long que l’autre fois. Dressé, autant qu’il le pouvait, il essaya de voir par les prises d’air, mais les lattes étant placées dans le sens inverse de celui des volets ordinaires, c’est-à-dire obliques de bas en haut, il ne put distinguer qu’un peu de ciel gris, triste et froid. La voiture s’arrêta enfin ; il en descendit, et on le poussa rapidement — pas assez vite cependant pour qu’il n’eût le temps d’apercevoir la Seine qui roulait une eau lourde et boueuse, et de se rendre compte qu’il était à la Morgue.

— C’est complet, se dit-il, la confrontation maintenant !

La pensée de ce spectacle dont la seule annonce emplit d’effroi les vrais criminels, ne l’ennuya pas. Quelle menace auraient pour lui les yeux éteints de ce pauvre mort ? Il verrait sans peur ce corps qu’il avait contemplé par deux fois : la nuit presque palpitant encore de vie, le matin déjà raidi et froid. Cependant, lorsqu’il se trouva dans la salle aux murs blancs, aux fenêtres hautes, où la lumière mettait des taches pâles sur les tables de marbre, il eut une sensation désagréable. Une odeur vague d’acide phénique et d’essence de thym, une odeur qui tenait de la pharmacie et du cimetière, flottait dans l’air humide. Et il s’imaginait sentir l’odeur terrible et fade qui se dégage des êtres morts depuis peu. Pourtant il regardait avidement, s’efforçant de noter les moindres détails dans sa mémoire afin de pouvoir au prochain jour les consigner exactement.

On le fit pénétrer enfin dans une pièce où une forme recouverte d’un drap était étendue sur une table. On leva le drap, et, bien qu’il fût prêt à ce spectacle, il eut un mouvement de recul involontaire. Il ne reconnaissait pas ce cadavre, ou du moins, au premier coup d’œil il ne le reconnut pas. La mort, pour achever son œuvre, avait tassé, ratatiné les chairs. La face qu’il avait vue pleine et ronde, était émaciée, des ombres grises, vertes, s’y écrasaient descendant des tempes au menton, comme si quelque pouce énorme s’était plu à modeler la cire jaune de ce visage.

Quand il l’eut contemplé quelques secondes, le juge lui dit :

— Voilà votre victime.

— Encore une fois, je proteste contre une pareille accusation. Je ne connais pas cet homme, je ne l’ai jamais connu.

Et il songeait : Dire que la vérité a passé devant ces yeux, et qu’à présent, tout est fini, qu’il ne reste rien de ce que cet être a vu, souffert, et qu’on pourrait me trancher la tête ici même, sans qu’un frisson secouât cette chair inerte…

La confrontation dura peu. Pour les magistrats, Coche s’entêterait à nier encore, à nier toujours, et il était de taille à ne pas faiblir.

On crut l’user par l’énervement : peine inutile. À toutes les questions, l’accusé répondait invariablement :

— Je ne sais rien.

Puis, après avoir accumulé charge sur charge, quand on lui demandait :

— Qu’avez-vous à objecter à ceci ? Comment expliquez-vous cela ?

Il levait les bras, et se bornait à murmurer :

— Je ne comprends pas. Je ne m’explique pas…

L’instruction, longue, difficile, n’amena aucune découverte intéressante. Il était impossible de briser la muraille mystérieuse qui, de son vivant, avait entouré Forget. Personne ne le connaissait, personne n’était au courant de ses habitudes. On ne put relever aucune charge morale contre Coche, mais il fut facile, par là même, de les lui faire supporter toutes. De ce que nul ne savait les fréquentations de la victime, on concluait simplement que Coche avait fort bien pu être en rapport avec elle, sans que qui que ce soit pût en témoigner. Quant au mobile qui l’avait poussé à commettre ce forfait, il n’apparaissait pas clairement. Une enquête minutieuse sur sa vie, ses ressources, n’apprit rien, sinon qu’il ne faisait pas la fête, qu’il payait exactement son terme et qu’on ne lui savait pas de liaison sérieuse. On ne put davantage établir la liste des objets dérobés boulevard Lannes, et le hasard, sur lequel on comptait pour apporter quelques éclaircissements sur ce point, ne se mit pas de la partie. Si bien qu’au bout de trois mois, malgré tout le zèle de la Sûreté, l’acharnement du juge, et les recherches personnelles de tous les journaux de Paris, l’instruction en était exactement au même point que le premier jour : c’est-à-dire que deux charges précises et d’une gravité extrême pesaient sur Onésime Coche : le bout d’enveloppe et le bouton de manchette ramassés dans la chambre de la victime. À ces charges, dont l’accusé n’avait pu se dégager en aucun moment, s’ajoutait la présomption grave résultant de son brusque départ du Monde, et sa fuite à travers Paris, où l’on avait relevé en trois jours son passage dans trois hôtels différents, sous de faux noms. Si l’on ajoutait à cela son attitude étrange à l’heure de l’arrestation, son essai de défense à main armée contre les agents, son retour clandestin à son domicile, on se trouvait en face d’une situation assez nette pour autoriser tous les soupçons et presque des certitudes. Le dossier, il est vrai, manquait de preuves morales ; les preuves matérielles les remplaçaient. L’instruction fut donc close, transmise à la Chambre des mises en accusation, et l’affaire du boulevard Lannes fut inscrite au rôle des assises pour la session d’avril.